En 2022, les millionnaires français n’ont pas connu la crise

vendredi 25 août 2023.
 

Alors que le nombre de personnes détenant une fortune supérieure à un million de dollars a légèrement baissé dans le monde, il est resté stable en France l’an dernier. C’est principalement le fruit d’une richesse très dépendante de l’immobilier.

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Heureux comme un millionnaire en France ? Cette semaine, le dernier rapport annuel de la « richesse mondiale » réalisé par la banque suisse UBS a estimé que si le nombre de millionnaires en dollars états-uniens dans le monde était en chute libre, il avait encore augmenté en France.

Globalement, en 2022, UBS comptait 59,4 millions de millionnaires dans le monde, un chiffre proche de la population italienne (59,1 millions de personnes), soit 3,5 millions de moins qu’en 2021. Mais en France, le nombre de personnes détenant une « richesse » évaluée à plus d’un million de dollars des États-Unis est en hausse de 25.

C’est plus une stagnation, mais à contre-courant de la tendance mondiale. Surtout, cela permet à la France de passer à la troisième place du nombre de millionnaires, devant le Japon, mais bien loin derrière la Chine continentale (6,23 millions de millionnaires) et les États-Unis (22,71 millions). Les millionnaires français représentent 4,75 % du total mondial.

À titre de comparaison, la France comptait donc, en 2022, 194 000 millionnaires de plus que l’Allemagne, 64 000 de plus que le Japon et 265 000 de plus que le Royaume-Uni. Ces trois pays ont d’ailleurs subi une baisse importante du nombre de leurs millionnaires en dollars en 2022 : 466 000 de moins pour le Japon, 439 000 pour le Royaume-Uni et 253 000 pour l’Allemagne.

Il y a donc bien une forme « d’exception française », même si le pays n’a pas connu de hausse notable de ses millionnaires en 2022 comme cela a pu être le cas au Brésil (+ 120 000), en Iran (+ 104 000) ou en Norvège (+ 104 000). Pour autant, la France est le pays qui connaît la plus forte hausse de nouveaux membres du club des 1 % les plus riches du monde en 2022 après la Chine continentale, avec 462 000 nouvelles personnes.

En parallèle, la richesse globale détenue par les ménages français, elle, a reculé de 3,8 % en termes réels. Il y a donc bien un creusement des inégalités dans l’Hexagone qui se traduit par une dégradation de l’indice Gini, tel que calculé par UBS, qui passe de 70,2 à 70,3 (plus le chiffre est élevé, plus l’inégalité est forte). Et là encore, c’est un chiffre à contre-courant de la tendance mondiale où, sous l’effet de l’augmentation de la richesse en Chine, les inégalités ont tendance à reculer.

Pourquoi les millionnaires français résistent

Comment expliquer ce phénomène ? Pour le comprendre, il est utile de rappeler la méthodologie d’UBS. La banque estime la « richesse » en ajoutant aux actifs financiers détenus par les ménages les actifs « non financiers » constitués, selon elle, principalement de biens immobiliers. Puis, les dettes sont retranchées pour obtenir une évaluation « nette » des « richesses ». Cette évaluation est par ailleurs convertie, ensuite, en dollars courants : elle est donc dépendante des taux de change du billet vert.

En 2022, la richesse mondiale en dollars détenue par les ménages privés a reculé nettement, de 11 300 milliards de dollars par rapport à 2021, soit un recul de 2,4 %. C’est la deuxième fois que ce chiffre baisse après celle, plus forte encore, de 2008, sous le coup de la crise financière.

Une des raisons de cette chute pourrait être la baisse du dollar qui a réduit, par le simple effet de change, la richesse mondiale privée de 5,8 %. En dollars constants, la richesse mondiale progresse encore de 3,4 %, ce qui reste la plus faible progression du siècle en dehors de 2008. Mais comme l’inflation a accéléré, la baisse est confirmée en termes réels en dollars constants à – 2,6 %.

En réalité, la baisse s’explique par la mauvaise performance des marchés financiers, particulièrement aux États-Unis en 2022 et par la hausse des taux, qui ont alourdi la charge financière et réduit l’attrait des actions. Logiquement, l’essentiel de la baisse se concentre donc sur les États-Unis qui représentent 63 % de la perte de richesse, et sur les actifs financiers dont la valeur globale recule de 19 059 milliards de dollars. La valeur des actifs non financiers, donc le patrimoine immobilier, progresse, de son côté, de 7 882 milliards de dollars.

C’est la grande différence avec 2008 où l’immobilier avait, évidemment, plongé aussi. Mais c’est aussi la limite de l’étude d’UBS puisque la hausse des actifs non financiers s’est concentrée sur la première partie de l’année 2022 où la hausse des taux restait largement indolore. D’autant que, devant la baisse des marchés et la hausse de l’inflation, certains investisseurs se sont reportés sur la « pierre ».

Aujourd’hui, la situation est déjà très différente : les marchés financiers ont rebondi au cours du premier semestre et l’immobilier commence, en revanche, à être touché par la hausse des taux des banques centrales, alors même que les taux d’inflation reculent. Désormais, les taux réels sont soit positifs comme aux États-Unis, soit proches de zéro comme en zone euro. L’activité de la construction recule ainsi depuis un an en France. Il faut donc prendre avec beaucoup de pincettes les résultats de cette étude.

Quoi qu’il en soit, ceci explique le choc sur la richesse des ménages et des millionnaires aux États-Unis où la part des actifs financiers est très importante puisqu’elle atteint 76,61 % du total. À l’inverse, les pays où la richesse est plus indépendante des marchés financiers ont pu voir leur richesse croître. D’où la performance des pays producteurs de pétrole comme l’Iran ou la Norvège.

Et c’est ici que réside aussi la résistance de la France, où 71 % des actifs détenus sont de l’immobilier. Le marché immobilier français ayant été particulièrement résistant, notamment au regard de son homologue allemand, la richesse des ménages français s’est surtout dégradée en raison de la croissance de l’endettement. Mais pour ceux qui ont moins recours à l’endettement, autrement dit pour les plus riches, la situation s’est logiquement améliorée ou, du moins maintenue. C’est ainsi que les millionnaires français en dollars ont pu mieux résister dans le classement UBS.

Réfléchir au prix de la richesse

Ce classement doit être pris pour ce qu’il est : un constat du niveau d’accumulation de capitaux sur le plan financier et immobilier. Il ne dit pas grand-chose ni du niveau de vie réel ni de l’état du système productif qui sous-tend à produire cette valeur. C’est plutôt un état de la clientèle des banques d’affaires et des gérants de fonds.

La correction de 2022 – qui n’a pas effacé la forte hausse de 2021 – ne change radicalement rien à la tendance de fond du capitalisme contemporain : la richesse financière et rentière progresse très vite, beaucoup plus vite que l’activité productive. Entre 2000 et 2022, la richesse mesurée par UBS a été multipliée par 3,86 en dollars courants tandis que le PIB mondial dans cette même monnaie a été multiplié par 2,97. Or, le PIB est une mauvaise mesure car il comporte lui-même une part d’activités financières et rentières.

Cela indique que l’accumulation reste profondément non productive. Elle repose sur des marchés qui, très largement, ignorent la situation de la production qui, en parallèle, doit combattre une baisse globale des gains de productivité. C’est donc une fuite en avant qui ne demande, à plus ou moins long terme, qu’à être corrigée.

Les modalités de cette fuite en avant prennent la forme d’une augmentation globale des inégalités dans les pays – et la France n’y échappe pas (son indice Gini calculé par UBS était de 67,7 en 2000) – compensée par un tassement des inégalités mondiales qui s’explique principalement par la situation chinoise. Aujourd’hui, 36 % de la richesse considérée comme « moyenne » par UBS (entre 10 000 et un million d’euros) est détenue par des Chinois.

Mais il faut se garder de tout enthousiasme. Le régime général du capitalisme reste l’inégalité qui, par ailleurs, ne saurait elle-même traduire les effets de la marchandisation généralisée des activités de la vie quotidienne qui conduit à une augmentation mécanique de la richesse monétaire sans évoquer les effets sociaux, psychologiques et environnementaux de ce processus.

L’étude UBS rappelle ainsi que les 59,4 millions de millionnaires en dollars, soit 1,1 % de la population adulte mondiale, détiennent 45,8 % de la « richesse » totale. À l’inverse, 2,82 milliards de personnes, soit 52,5 % de la population, ont une richesse inférieure à 10 000 euros et détiennent 1,2 % du total… On ne saurait mieux relativiser les louanges dont se pare le néolibéralisme en termes de développement.

L’illusion de la « richesse à la UBS » est un symptôme des maux dont souffre notre organisation économique. La preuve en est que ni la hausse ni la baisse de cette « richesse » n’est, en réalité, une bonne nouvelle. La hausse des vingt dernières années s’est faite dans l’inégalité et la dégradation des conditions de travail et de vie. Mais la baisse ne réglera rien. Elle ne fera que renforcer la volonté des plus fortunés de défendre le rythme d’accumulation passé au détriment des autres priorités.

UBS promet, à la fin de son étude, que l’accumulation va reprendre sa croissance. La « richesse » globale pourrait ainsi augmenter de 38 % sur cinq ans pour atteindre en 2027 629 000 milliards de dollars. Le nombre de millionnaires atteindrait alors 86 millions de personnes, dont 4 millions en France (qui devrait cependant alors se faire doubler par le Royaume-Uni dans ce classement).

Mais ces projections reposent sur la poursuite des tendances passées et du développement chinois. Or la crise immobilière provoque désormais un ralentissement économique qui n’est pas sans rappeler la crise japonaise des années 1990, et pourrait bloquer la croissance de la richesse dans un pays à revenus moyens. Quant à l’Occident, il devra réussir le défi de la normalisation monétaire et d’une inflation structurellement plus haute qu’auparavant pour poursuivre le rythme d’accumulation du passé.

Mais le plus important réside ailleurs. La vraie question que l’on doit désormais se poser est plutôt de savoir comment cesser de regarder passivement évoluer les chiffres collectés et mis en scène par UBS. C’est au prix que l’environnement et les personnes paient cette croissance de la « richesse » qu’il faut désormais réfléchir.

Romaric Godin


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