La question de la démocratie en Afrique de l’Ouest

mardi 15 août 2023.
 

Avec le coup d’État militaire au Niger a ressurgi la question de la démocratie en Afrique de l’Ouest. L’origine des putschistes, eux-mêmes membres du régime, n’a pas empêché une grande partie de la jeunesse de les soutenir. La demande de démocratie semble être supplantée par celle de souveraineté. Entretien avec l’intellectuel et historien sénégalais Mamadou Diouf.

Le coup d’État au Niger, après ceux du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée a mis en évidence un « désenchantement démocratique » de la jeunesse africaine, prompte à soutenir des putschistes se présentant comme des « hommes forts ». Les pays d’Afrique de l’Ouest ont pourtant connu des soulèvements populaires contre des régimes militaires, et des conférences nationales visant à mettre en place des régimes démocratiques. C’était au début des années 1990.

La jeunesse d’aujourd’hui a donc connu les pouvoirs issus de cette phase de l’histoire. Et ces pouvoirs n’ont pas su apporter l’amélioration de la vie attendue. Ils ont plutôt pratiqué la corruption et le népotisme à grande échelle, se cachant derrière des élections plus ou moins honnêtes pour affirmer leur légitimité.

Mediapart a demandé à l’historien sénégalais Mamadou Diouf, directeur de l’Institut des études africaines de l’université Columbia aux États-Unis, d’apporter son analyse sur cette « désillusion démocratique ». La réflexion qu’il livre peut être prolongée par son ouvrage L’Afrique dans le temps du monde, à paraître chez Rot·Bò·Krik le 20 octobre prochain.

À l’occasion du coup d’État au Niger, de nombreux analystes ont évoqué une « déception démocratique » ou une « crise démocratique » dans les pays d’Afrique de l’Ouest. Partagez-vous ce constat et comment le mettez-vous dans une perspective historique ?

La crise démocratique touche l’ensemble du monde. Il faut inscrire l’Afrique dans un environnement mondial où l’on assiste, ces vingt dernières années, à un recul de l’acceptation, plus ou moins grande, des valeurs universelles, parmi lesquelles la démocratie, la tolérance, le respect de la différence religieuse, le respect de la différence raciale. À telle enseigne que certains parlent d’un retour aux années 1930.

Il s’agit en fait d’une cristallisation identitaire et d’un retour à l’universalisme occidental, voire l’universalisme français, alors qu’après la guerre nous avions assisté à un découplage entre culture occidentale et valeurs universelles pour que soient prises en considération la diversité et les différentes formulations de la démocratie. Ce débat avait été ouvert dans les années 1950 par les chrétiens, qui affirmaient que le message chrétien, pour être universel, devait sortir de son carcan occidental.

L’idée n’est pas qu’il faut ajuster la démocratie à des attitudes culturelles mais qu’il faut que la démocratie prenne les couleurs de son environnement. La démocratie occidentale repose sur une affirmation très forte de l’individu. Cet individualisme ne peut pas avoir le même contenu, les mêmes couleurs et la même rythmique dans les sociétés non occidentales, les sociétés dont le monde traditionnel est fondé sur la communauté. Ce débat se poursuit encore aujourd’hui, et pas seulement en Afrique, mais en Inde, par exemple.

La démocratie en Afrique est-elle alors trop calquée sur cet universalisme entendu comme forcément occidental ?

Le problème en Afrique est que la langue et les pratiques de ce qu’on appelle la démocratie libérale sont portées par une petite élite qui défend ses propres intérêts et est incapable de penser le bien commun dans des termes vernaculaires. La démocratie en Afrique est une nouveauté, comme elle l’a été en Europe, et elle s’adapte à des circonstances et à de nouvelles réalités.

Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville explique que la France est sortie de l’Ancien Régime en détruisant ce qu’il appelle la règle aristocratique qui commandait l’ensemble de la société, et cela a permis le passage d’une société traditionnelle à une société moderne.

Voilà selon moi la question à poser : quelles sont les règles qu’il faudrait détruire en Afrique pour arriver à une société moderne ? Pour moi, deux règles empoisonnent les sociétés africaines : celle du genre et celle de la génération. Ces deux règles perdurent, alors que les femmes sont plus nombreuses et que les jeunes sont deux fois plus nombreux que les vieux. Il faut les dépasser pour pouvoir créer des systèmes démocratiques, en gardant à l’esprit que ces systèmes ne doivent pas être fixes et permanents, mais s’adapter sans cesse.

Quel lien voyez-vous entre les sociétés traditionnelles et les difficultés de la démocratie ?

À partir du milieu des années 1930 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la plupart des Africains qui ont participé au mouvement de la globalisation avec la Première Guerre mondiale puis avec les grands mouvements sociaux et syndicaux dans l’ensemble du monde portent une lutte politique qui repose sur une revendication centrale : ils veulent devenir citoyens. Ils veulent être représentés.

Alors que, dans la société coloniale, les Africains étaient des sujets, pas des citoyens. Ils étaient administrés, pas gouvernés. Car contrairement à ce que l’on dit souvent, la société coloniale n’a pas modernisé les sociétés africaines. Au contraire, elle les a re-traditionnalisées, en fonctionnant sous la règle de la coutume. Selon l’indirect rule, ainsi que l’ont instituée les Anglais, les Africains ne peuvent pas être gérés avec les règles de la modernité, ils le sont avec leurs propres règles. C’est cela que contestent les Africains à partir des années 1930 et qui va mener à la décolonisation, une décolonisation imposée aux puissances coloniales.

On ne peut pas avoir de démocratie sans justice sociale

Mamadou Diouf, historien

Mais si les leaders africains et les masses qui ont été mues par ces leaders ont utilisé le vocabulaire démocratique pour revendiquer une nouvelle situation, leurs propres dirigeants, quand ils prennent le pouvoir, reviennent sur tout ça en moins de dix ans. Ces dirigeants vont se battre contre les revendications démocratiques et eux aussi vont re-traditionnaliser les sociétés : c’est ainsi qu’ils revendiquent qu’un chef africain ne peut pas se fixer un délai pour son mandat, qu’un chef africain est incontestable, etc.

Le slogan de base de la bataille pour l’indépendance, c’était l’indépendance politique, la reprise des cultures africaines, et la justice sociale. Ces droits n’ont pas été réalisés.

C’est là l’échec de l’idée démocratique ?

Il faut dire que le contexte des indépendances n’était pas favorable : c’était celui de la guerre froide. Pour le chef d’un État nouvellement indépendant, il était plus important d’avoir un patron occidental que de satisfaire sa propre société.

Dans les années 1960, la majorité des Africains étaient persuadés de pouvoir créer de nouvelles citoyennetés qui, sans effacer l’ethnicité, pouvaient créer des nations.

Le deuxième élément, c’est qu’on ne peut pas avoir une démocratie sans justice sociale. Les batailles pour la démocratisation ont commencé dans les années 1970, et non, comme il est trop souvent dit, avec le discours de La Baule de François Mitterrand en 1991. En 1974, Léopold Senghor [alors président du Sénégal – ndlr] fait une ouverture démocratique. Cela ouvre une fenêtre sur la nuit de l’autocratie et de l’autoritarisme. Mais ce qui va se passer, c’est que cette démocratie est perçue par beaucoup comme un moment de désordre, de conflit, qui ne règle aucune des questions portant sur le bien commun. Car la corruption est presque totale dans ces pays.

Cela explique qu’à certains moments les gens en appellent à une statue du commandeur, du dictateur autoritaire qui va rétablir l’ordre.

Les batailles pour la démocratie ont donc débouché sur des régimes qui n’ont qu’un vernis démocratique ?

C’est un fait, parce que les juristes ont piégé le débat, en disant que toutes les questions politiques sont des questions juridiques, alors que c’est le contraire : le droit est le miroir des enjeux politiques d’une société. Les autoritarismes ont été fondés sur ce biais. Si vous regardez les Constitutions africaines, elles sont principalement au service du chef. Chaque fois qu’elles sont révisées, c’est pour augmenter le champ d’exercice du pouvoir exécutif. Alors que les Constitutions européennes, elles, reposent sur l’idée que le pouvoir des gouvernants doit être contrôlé.

La bataille pour le respect de la Constitution au Sénégal va marquer l’histoire de l’Afrique

D’autre part, les débats existent en permanence et en continu dans les sociétés africaines. Elles sont le produit de sédimentations des ressources précoloniales, coloniales et postcoloniales, et aussi des ressources de la globalisation. Il faut voir l’importance, aujourd’hui, du hip-hop et du rap dans les dénonciations politiques. Les jeunes font leur propre tambouille de tout ça, et débattent. Mais ces débats n’affectent ni l’environnement politique, ni l’environnement institutionnel, ni celui, crucial, de l’emploi.

Comment faire pour que ces débats débouchent ?

Il faut changer totalement l’éducation, à l’école et dans les familles. La crise éducative est la grande crise africaine depuis trente ans. Dans les années 1960, la majorité des Africains étaient persuadés qu’il était possible de créer de nouvelles citoyennetés, de nouvelles identités qui, sans effacer l’ethnicité, pouvaient créer des nations, même s’il s’agissait de nations fictives. Mais ça n’a pas duré. L’ethnicité a pris le pas sur une conscience nationale, et les gens, aujourd’hui, s’accrochent à des ressources intellectuelles qui permettent de se mobiliser, ou de se défendre, ou d’agresser les autres. Il faut expliquer aux gens ce que veut dire « ethnie », que la logique historique des différenciations n’est pas nécessairement conflictuelle, alors que le tribalisme politique, ainsi que le dit mon collègue historien anglais John Lonsdale, est l’utilisation des ressources ethniques à des fins politiques.

L’éducation est un chantier de longue haleine. Voyez-vous, dans l’actualité, des raisons d’espérer une démocratie vivante ?

La plus grande victoire de ces vingt dernières années est le combat de la société sénégalaise pour dire au président Macky Sall « Vous ne pouvez pas vous représenter » et exiger que la Constitution soit respectée [la Constitution sénégalaise limite à deux le nombre de mandats présidentiels – ndlr]. Cette bataille pour le respect de la Constitution va marquer l’histoire de l’Afrique pour les années à venir. Elle va permettre de repenser la question de la représentation.

Gwenaelle Lenoir


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