Surveillance des réseaux sociaux et fichage : le nouvel ordre numérique en marche.

dimanche 1er octobre 2023.
 

Le contrôle idéologique numérisé.

La surveillance et le contrôle du comportement de nos concitoyens utilisent un nombre croissant d’outils juridiques, administratifs et techniques.

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Article 1 : la surveillance des réseaux sociaux

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RETOUR DU COUPABLE IDÉAL

Source : la quadrature du net

https://www.laquadrature.net/2023/0... /

Posted on28 juillet 2023

Les révoltes qu’ont connues de nombreuses villes de France en réaction à la mort de Nahel ont entraîné une réponse sécuritaire et autoritaire de l’État. Ces évènements ont également réactivé une vieille antienne : tout cela serait dû au numérique et aux réseaux sociaux. On aimerait railler cette rhétorique ridicule si seulement elle n’avait pas pour origine une manœuvre politique de diversion et pour conséquence l’extension toujours plus dangereuse de la censure et du contrôle de l’information.

« C’est la faute aux réseaux sociaux »

Aux premiers jours des révoltes, Emmanuel Macron a donné le ton en annonçant, à la sortie d’une réunion de crise, que « les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours ». Aucune mention des maux sociaux et structurels dans les quartiers populaires depuis plusieurs décennies, rien sur l’écœurement d’une population vis-à-vis des violences policières. Non, pour le président, c’est Snapchat, TikTok et les autres réseaux sociaux qui participeraient à « l’organisation de rassemblements violents » et à une « forme de mimétisme de la violence » qui conduirait alors à « une forme de sortie du réel ». Selon lui, certains jeunes « vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués ». Il est vrai que nous n’avions pas vu venir cette sortie d’un autre temps sur les jeux vidéos, tant elle a déjà largement été analysée et démentie par de nombreuses études.

Mais si le jeu vidéo a vite été laissé de côté, les critiques ont toutefois continué de se cristalliser autour des réseaux sociaux, à droite comme à gauche. Benoît Payan, maire de Marseille, a ainsi expliqué que les réseaux sociaux « sont hors contrôle et ils permettent à des bandes organisées qui font n’importe quoi d’être extrêmement mobiles, de se donner des rendez-vous ». Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, s’est quant à lui taillé un rôle paternaliste et moralisateur, dépolitisant les évènements et essentialisant une jeunesse qui aurait l’outrecuidance d’utiliser des moyens de communication. Selon lui, « les jeunes » utilisent les réseaux sociaux et se « réfugient derrière leurs téléphone portable », se pensant « comme ça en toute liberté dans la possibilité d’écrire ce qu’ils veulent ». Car pour Dupond-Moretti, le jeune doit « rester chez lui » et les parents doivent « tenir leurs gosses ». Et si le jeune veut quand même « balancer des trucs sur Snapchat », alors attention, « on va péter les comptes ».

En substance, il menace d’identifier les personnes qui auraient publié des vidéos de violences pour les retrouver, quand bien même ces contenus seraient totalement licites. À l’image d’un surveillant courant avec un bâton après des enfants, dépassé par la situation, le ministre de la Justice se raccroche à la seule branche qui lui est accessible pour affirmer son autorité. Les récits de comparution immédiate ont d’ailleurs démontré par la suite la violence de la réponse judiciaire, volontairement ferme et expéditive, confirmant la détermination à prouver son ascendant sur la situation.

Le clou du spectacle a été prononcé par Emmanuel Macron lui-même le 4 juillet, devant plus de 200 maires, lorsqu’il a évoqué l’idée de « réguler ou couper » les réseaux sociaux puisque « quand ça devient un instrument de rassemblement ou pour essayer de tuer, c’est un vrai sujet ». Même avis chez Fabien Roussel « quand c’est chaud dans le pays », car celui-ci préfère « l’état d’urgence sur les réseaux sociaux que sur les populations ». Pour rappel, couper Internet à sa population est plutôt apprécié par les régimes autoritaires. En 2023, l’ONG Access Now a recensé que ce type de mesure avait été utilisé en Inde, Birmanie, Iran, Pakistan, Éthiopie, Russie, Jordanie, Brésil, Chine, Cuba, Irak, Guinée et Mauritanie.

Quelques semaines plus tard, le président annonçait le projet : restaurer un « ordre public numérique », ranimant la vieille idée sarkoziste qu’Internet serait une « zone de non-droit ».

La censure au service de l’ordre

L’ensemble de ces réactions révèle plusieurs des objectifs du gouvernement. D’abord, il attaque les moyens de communication, c’est-à-dire les vecteurs, les diffuseurs, les tremplins d’une expression populaire. Ce réflexe autoritaire est fondé sur une erreur d’appréciation majeure de la situation. Comme avec Internet à sa création, l’État semble agacé que des moyens techniques en perpétuelle évolution et lui échappant permettent aux citoyens de s’exprimer et s’organiser.

Depuis sa création, La Quadrature l’observe et le documente : le réflexe du blocage, de la censure, de la surveillance traduit en creux une incapacité à comprendre les mécanismes technologiques de communication mais surtout révèle la volonté de limiter la liberté d’expression. En démocratie, seul un juge a l’autorité et la légitimité pour décider si un propos ou une image enfreint la loi. Seule l’autorité judiciaire peut décider de retirer un discours de la sphère publique par la censure.

Or, sur Internet, cette censure est déléguée à des entités privées dans un cadre extra-judiciaire, à rebours de cette protection historique. L’expression et l’information des utilisateur·rices se heurtent depuis des années aux choix de plateformes privées auto-désignées comme entités régulatrices du discours public. Ce mécanisme de contrôle des moyens d’expression tend en effet à faire disparaître les contenus militants, radicaux ou alternatifs et à invisibiliser l’expression de communautés minoritaires. Alors que ce modèle pose de sérieuses questions quant à la liberté d’expression dans l’espace démocratique, c’est pourtant bien sur celui-ci que le gouvernement compte pour faire tomber les vidéos de violences et de révoltes.

Ensuite, cette séquence démontre l’absence de volonté ou l’incompétence de l’État à se confronter aux problématiques complexes et anciennes des quartiers populaires et à apporter une réponse politique et sociale à un problème qui est uniquement… politique et social. L’analyse des évènements dans les banlieues est complexe, difficile et mérite qu’on se penche sur de multiples facteurs tels que le précédent de 2005, l’histoire coloniale française, le rapport des habitant·es avec la police ou encore le racisme et les enjeux de politique de la ville. Mais ici, le gouvernement convoque les réseaux sociaux pour contourner la situation. Comme à chaque crise, la technologie devient alors le usual suspect préféré des dirigeants : elle est facile à blâmer mais aussi à maîtriser. Elle apparaît ainsi comme une solution magique à tout type de problème.

Rappelons-nous par exemple de l’application TousAntiCovid, promue comme l’incarnation du progrès ultime et salvateur face à la crise sanitaire alors qu’il s’agissait uniquement d’un outil de surveillance inefficace. La suite a montré que seules des mesures sanitaires étaient de toute évidence à même de résorber une épidémie. Plus récemment, cette manœuvre a été utilisée pour les Jeux Olympiques, moment exceptionnel par ses aspects logistiques, économiques et sociaux mais où la réponse politique apportée a été de légaliser un degré supplémentaire de surveillance grâce à la technologie, la vidéosurveillance algorithmique.

Ici, le gouvernement se sert de ces deux phénomènes pour arriver à ses fins. Désigner les réseaux sociaux comme le coupable idéal lui permet non seulement de détourner l’opinion publique des problématiques de racisme, de pauvreté ou de politique des quartiers mais également de profiter de cette séquence « d’exception » pour asseoir sa volonté de contrôle d’Internet et des réseaux sociaux. Ainsi, les ministres de l’Intérieur et du Numérique ont convoqué le 30 juin les représentants de TikTok, Snapchat, Twitter et Meta pour leur mettre une « pression maximale », selon les mots du ministre du Numérique Jean-Noël Barrot, et renforcer ainsi la main mise et l’influence politique sur ces infrastructures de communication.

Une collaboration État-plateformes à son paroxysme

Comment le gouvernement peut-il alors faire pour réellement mettre les réseaux sociaux, des entreprises privées puissantes, sous sa coupe ? Juridiquement, il dispose de leviers pour demander lui-même le retrait de contenus aux plateformes. Certes cette censure administrative est en théorie aujourd’hui réservée à la pédopornographie et à l’apologie du terrorisme, mais cette dernière, notion vague et indéfinie juridiquement, a notamment permis d’exiger le blocage du site collaboratif et militant Indymedia ou de faire retirer une caricature de Macron grimé en Pinochet. Ces pouvoirs ont d’ailleurs été récemment augmentés par l’entrée en vigueur du règlement « TERREG », qui permet à la police d’exiger le retrait en une heure d’un contenu qualifié par elle de « terroriste ». Cependant, il ne semble pas que le gouvernement ait utilisé ces dispositions pour exiger le retrait des vidéos de révoltes. D’ailleurs, et peut-être plus grave, il n’en a probablement pas eu besoin.

Conscient des limites juridiques de son pouvoir, l’État peut en effet miser sur la coopération des plateformes. Comme nous l’avons évoqué, celles-ci ont le contrôle sur l’expression de leurs utilisateur·ices et sont en mesure de retirer des vidéos de révoltes et d’émeutes quand bien même ces dernières n’auraient absolument rien d’illégal, simplement en invoquant leurs larges pouvoirs issus des conditions générales d’utilisation.

D’un côté, les autorités peuvent compter sur le zèle de ces réseaux sociaux qui, après avoir longtemps été accusés de mauvais élèves et promoteurs de la haine en ligne, sont enclins à se racheter une image et apparaître comme de bons soldats républicains, n’hésitant pas à en faire plus que ce que demande la loi. Twitter par exemple, qui a pendant longtemps résisté et ignoré les demandes des autorités, a drastiquement changé sa discipline depuis l’arrivée d’Elon Musk. Selon le media Rest of World qui a analysé les données du réseau, Twitter ne refuse quasiment plus aucune injonction de blocage ou réquisition de données d’identification provenant des différents États dans le monde.

Concernant les récents évènements en France, le ministre Barrot a ainsi confirmé que les « demandes » du gouvernement avaient été « entendues ». Le Commandement de la Gendarmerie dans le cyberespace exposait fièrement que 512 demandes de retrait avaient été adressées aux modérateurs de réseaux sociaux, quand Olivier Veran annonçait quant à lui que « ce sont plusieurs milliers de contenus illicites qui ont été retirés, plusieurs centaines de comptes qui ont été supprimés, plusieurs dizaines de réquisitions auxquelles les plateformes ont répondu ».

Et en effet, Snapchat ne se cachait pas d’avoir fait plus que le nécessaire. Un porte-parole affirmait à l’AFP faire de la « détection proactive » notamment sur la carte interactive qui permet de retrouver des contenus en fonction des lieux et « et plus particulièrement le contenu lié aux émeutes » qui serait supprimé s’il « enfreint [leurs] directives ». La responsable des affaires publiques de l’entreprise assumait quant à elle devant l’Assemblée nationale avoir travaillé avec le ministère de l’Intérieur pour filtrer les contenus et ne laisser en ligne que ceux mettant en scène des personnes se plaignant des violences. Les représentants de Tiktok ont pour leur part annoncé : « Nous menons une modération automatique des contenus illicites, renforcée par des modérateurs humains. En raison de la nécessité urgente en France, nous avons renforcé nos efforts de modération ».

De l’autre côté, si les réseaux sociaux refusent de se plier à ce jeu diplomatique, alors le gouvernement peut menacer de durcir leurs obligations légales. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et hébergeurs bénéficient d’un principe européen d’irresponsabilité, créé dans les années 2000 et reposant en France sur l’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Ils ne sont responsables de contenus que s’ils ont connaissance de leur caractère illicite et ne les ont pas retiré « promptement ». Mais alors que les soirées d’émeutes étaient toujours en cours dans les villes de France, le sénateur Patrick Chaize profitait de l’examen du projet de loi Espace Numérique pour proposer un amendement qui voulait modifier ce régime général et imposer aux plateformes le retrait en deux heures des contenus « incitant manifestement à la violence ».

Si cet amendement a finalement été retiré, ce n’était pas en raison de désaccords de fond. En effet, Jean-Noël Barrot a, dans la foulée de ce retrait, annoncé le lancement d’un « groupe de travail » interparlementaire pour réfléchir à une « évolution législative » de l’encadrement des réseaux sociaux. Sont envisagées pour l’instant des restrictions temporaires de fonctionnalités telles que la géolocalisation, des mesures de modération renforcées ou encore la levée de l’anonymat, éternelle marotte des parlementaires. Demande constante de la droite française depuis de nombreuses années, cette volonté de lier identité virtuelle et identité civile est cette fois-ci défendue par le député Renaissance Paul Midy. De quoi agiter le chiffon rouge de futures sanctions auprès de plateformes qui rechigneraient à en faire suffisamment.

L’impasse de la censure

Déjà voté au Sénat, le projet de loi « Espace Numérique » devrait être discuté à la rentrée à l’Assemblée. Outre plusieurs dispositions problématiques sur lesquelles nous reviendrons très prochainement, ce texte a comme objet initial de faire entrer dans le droit français le Digital Services Act (ou DSA). Ce règlement européen adopté en 2022 est censé renouveler le cadre juridique des acteurs de l’expression en ligne.

Contrairement à ce qu’affirmait avec aplomb Thierry Breton, commissaire européen en charge notamment du numérique, ce texte ne permettra en aucun cas d’« effacer dans l’instant » les vidéos de révoltes ni d’interdire d’exploitation les plateformes qui n’exécuteraient pas ces injonctions. Non, ce texte donne principalement des obligations ex ante aux très grosses plateformes, c’est-à-dire leur imposent des efforts sur leur fonctionnement général (transparence des algorithmes, coopération dans la modération avec des tiers certifiés, audits…) pour prévenir les risques systémiques liés à leur taille et leur influence sur la démocratie. M. Breton est ainsi prêt à tout pour faire le SAV du règlement qu’il a fait adopter l’année dernière, quitte à dire des choses fausses, faisant ainsi réagir plus de soixante associations sur ces propos, puis à rétropédaler en catastrophe en voyant le tollé que cette sortie a déclenché.

Cependant, si ce texte ne permet pas la censure immédiate rêvée par le commissaire européen français, il poursuit bien la dynamique existante de confier les clés de la liberté d’expression aux plateformes privées, quitte à les encadrer mollement. Le DSA légitime les logiques de censure extra-judiciaire, renforçant ainsi l’hégémonie des grandes plateformes qui ont développé des outils de reconnaissance et de censure automatisés de contenus.

Des contenus terroristes aux vidéos protégées par le droit d’auteur en passant par les opinions radicales, c’est tout un arsenal juridique européen qui existe aujourd’hui pour fonder la censure sur internet. En pratique, elle permet surtout de donner aux États qui façonnent ces législations des outils de contrôle de l’expression en ligne. On le voit en ce moment avec les vidéos d’émeutes, ces règles sont mobilisées pour contenir et maîtriser les contestations politiques ou problématiques. Le contrôle des moyens d’expression finit toujours aux mains de projets sécuritaires et anti-démocratiques. Face à ce triste constat, de la même manière que l’on se protège en manifestation ou dans nos échanges militants, il est nécessaire de repenser les pratiques numériques, afin de se protéger soi-même et les autres face au risque de détournement de nos publications à des fins répressives (suppression d’images, de vidéos ou de messages, flouter les visages…).

Enfin, cette obsession de la censure empêche surtout de se confronter aux véritables enjeux de liberté d’expression, qui se logent dans les modèles économiques et techniques de ces plateformes. À travers leurs algorithmes pensés pour des logiques financières, ces mécanismes favorisent la diffusion de publications violentes, discriminatoires ou complotistes, créant un tremplin rêvé pour l’extrême droite. Avec la régulation des plateformes à l’européenne qui ne passe pas par le questionnement de leur place prépondérante, celles-ci voient leur rôle et leur influence renforcé·es dans la société. Le modèle économique des réseaux sociaux commerciaux, qui repose sur la violation de la vie privée et la monétisation de contenus problématiques, n’est en effet jamais empêché, tout juste encadré.

Nous espérons que les débats autour du projet de loi Espace Numérique seront enfin l’occasion de discuter de modèles alternatifs et de penser la décentralisation comme véritable solution de la régulation de l’expression en ligne. Cet idéal n’est pas utopique mais existe bel et bien et grandit de jour en jour dans un écosystème fondé sur l’interopérabilité d’acteurs décentralisés, refusant les logiques de concentration des pouvoirs de censure et souhaitant remettre les utilisateurs au cœur des moyens de communications qu’ils utilisent.

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Voir aussi : La religion sécuritaire. Le Monde diplomatique. Juillet 2023 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

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Article 2 : le fichage idéologique des citoyens

Le Conseil d’Etat autorise le fichage des individus et personnes morales selon leurs opinions politiques

Source : la relève et la peste.fr (maison d’édition et média indépendant) https://lareleveetlapeste.fr/le-con...

Si le ministre de l’Intérieur a nié dans différents médias toute volonté de « créer un délit d’opinion » ou une surveillance de masse, c’est bien la dynamique à l’œuvre que l’on observe avec ces trois décrets, mais aussi la proposition de loi sécurité globale qui prépare l’industrialisation de la surveillance de masse.

Texte : Laurie Debove

5 janvier 2021 C’est un désaveu pour les défenseurs des libertés publiques : le Conseil d’Etat a approuvé lundi les trois décrets permettant le fichage des citoyens mais aussi des personnes morales, donc les associations et les organisations professionnelles, selon leurs activités et opinions politiques et religieuses, appartenances syndicales ou données de santé comme des troubles psychologiques et psychiatriques. Fait notable, les trois décrets permettent également à la police d’inscrire sur ces fiches les propos tenus sur les réseaux sociaux. Les détracteurs des trois décrets accusent le gouvernement de poser la nouvelle pierre d’une dérive autoritaire liberticide, et de transformer chaque citoyen en un suspect à surveiller.

Fichage pour opinion politique et religieuse Le 2 décembre 2020, trois décrets modifiant le Code de la sécurité intérieure sur le traitement des données personnelles ont provoqué les foudres et les inquiétudes de nombreux défenseurs des droits humains mais aussi d’organisations syndicales.

Déjà entrés en application depuis ce 5 décembre, ces trois décrets viennent officiellement renforcer le contrôle sur le risque d’atteinte « à la sureté de l’État ». Un terme flou qui sera laissé à la libre appréciation des agents chargés de récolter les données sur les opposants politiques et les associations.

Les décrets autorisent notamment les forces de l’ordre à ficher les « opinions politiques », les « convictions philosophiques et religieuses » et « l’appartenance syndicale », alors que les précédents textes se limitaient à recenser leurs « activités ». De plus, identifiants, photos et commentaires sur les réseaux sociaux y seront également annotés, comme les troubles psychiatriques.

Dans le détail, les décrets portent sur trois fichiers : le Pasp (prévention des atteintes à la sécurité publique) de la police ; le Gipasp (gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique) des gendarmes et l’EASP (enquêtes administratives liées à la sécurité publique) utilisé avant le recrutement de fonctionnaires sur des postes sensibles.

Pour avoir un ordre de grandeur, début novembre, 60.686 personnes étaient inscrites au Pasp, 67.000 au Gipasp et 221.711 à l’EASP, selon le ministère de l’Intérieur. Alors qu’ils visaient auparavant les hooligans et manifestants violents, ces fichiers recenseront désormais les données des personnes soupçonnées d’activités terroristes ou susceptibles « de porter atteinte à l’intégrité du territoire ou des institutions de la République ».

Cette tournure de phrase laissant la place à une vaste interprétation, les défenseurs des droits humains voient les trois décrets comme la continuité d’une dérive autoritaire à l’œuvre sous le gouvernement Macron. Cette dérive s’est accentuée avec le nouveau « schéma national du maintien de l’ordre », publié par le ministère de l’Intérieur, qui vise à limiter, contrôler et sanctionner les manifestations beaucoup plus drastiquement.

Quelques mois après, le projet de loi sécurité globale a rencontré une mobilisation très forte de la part d’une grande partie de la population, y compris des organes de presse concernant l’interdiction de diffuser la vidéo d’agent(s) de police dans le cas où cette diffusion porterait « atteinte à son intégrité psychique ou physique ».

Là encore, un terme flou libre aux interprétations subjectives des agents, qui s’est déjà traduit par un renforcement de la répression policière sur les manifestants équipés de téléphone portable, mais aussi par de nombreuses interpellations de journalistes qui couvraient les événements.

Lire aussi : https://lareleveetlapeste.fr/loi-se... Faible contrôle indépendant Le Conseil d’Etat avait donc été saisi en référé par les organisations syndicales CGT, FO, FSU et des associations de défense des droits humains, dont La Quadrature du Net, qui dénonçaient la grande « dangerosité » de ces fichiers.

« C’est notre activité syndicale, notre raison d’être qui est visée, a insisté à l’audience Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT. Ces décrets entretiennent la confusion entre un militant, un adhérent, voire un salarié qui signe une pétition… Et en tant que personne morale, la CGT peut être mise en cause, c’est un risque pour la démocratie sociale. »

Cependant, le juge des référés, Mathieu Herondart, a décidé que ces textes ne représentaient pas « une atteinte disproportionnée » à la liberté d’opinion, de conscience et de religion ou à la liberté syndicale.

Il s’est justifié en expliquant que le recueil de données sensibles était déjà, par dérogation, autorisé dans le code de la sécurité intérieure, et que seules les activités « susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ou à la sûreté de l’Etat » sont concernées, ce qui « interdit notamment un enregistrement de personnes sur une simple appartenance syndicale ».

Effectivement, il existe quelques garde-fous législatifs et réglementaires pour contrôler le fichage policier. Ainsi, les articles 31 et 32 de la loi Informatique et Libertés précisent ainsi que, dans tous les cas, les projets d’institution ou de modification des fichiers de police doivent être soumis, pour avis, à la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL). L’avis rendu doit également être publié.

Mais dans les faits, l’avis rendu par la CNIL n’a plus aucune valeur contraignante depuis une modification législative de 2004, et la CNIL manque de moyens pour mener à bien son travail de vérification et suivi. Dans le cas de ces trois décrets, ces derniers ont même été modifiés une fois l’avis rendu !

« D’aucuns pourraient ici penser à une intervention du Conseil constitutionnel, dont les censures sont souvent médiatiques (comme par exemple lors de la récente loi Avia sur les contenus haineux sur Internet). Il n’en est pas question ici. En effet, le Conseil constitutionnel ne contrôle que la constitutionnalité des lois, et non des règlements. (…)

Avec une CNIL relativement impuissante, un Conseil d’État souvent peu protecteur et des textes réglementaires qui semblent prévoir une collecte de données toujours plus importante, les fichiers de police ont un bel avenir devant eux, sans, pour le moment, de débat démocratique ni de limites véritables. L’application des décrets du 2 décembre 2020 devra donc être particulièrement surveillée. » explique Yoann Nabat, Doctorant en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Bordeaux sur le site TheConversation

Ainsi, si le ministre de l’Intérieur a nié dans différents médias toute volonté de « créer un délit d’opinion » ou une surveillance de masse, c’est bien la dynamique à l’œuvre que l’on observe avec ces trois décrets, mais aussi la proposition de loi sécurité globale qui prépare l’industrialisation de la surveillance de masse, comme nous vous l’expliquions dans cet article.

De plus, la proposition de ficher les individus en fonction de leurs opinions politiques n’est pas nouvelle. En 2008, le fameux fichier baptisé « Edvige » prévoyait entres autres de recenser des personnes exerçant ou ayant exercé un mandat politique, syndical ou économique, avait suscité un tel tollé qu’il avait été retiré. L’an dernier, un rapport gouvernemental considérait les anarchistes et les véganes comme des terroristes en puissance.

Lire aussi : https://lareleveetlapeste.fr/dans-u...

Reste donc à savoir sur quelle légitimité des fonctionnaires normalement élus par le peuple auraient tout droit et pouvoir pour décider de l’idéologie dominante en ayant une velléité d’étouffer tout débat démocratique ?

« C’est en tous cas une loi qui, à travers cette volonté de surveillance et de fichage, révèle bien que le gouvernement nous considère tous comme suspects, comme des terroristes en puissance. On fait sauter les barrières. Pour le gouvernement, tout le monde a le droit d’être surveillé par des caméras fixes, des drones et des caméras piéton. Et puis aussi, tout le monde ou presque, parce qu’on parle de plusieurs centaines de milliers de personnes, peuvent être fichées plus facilement par la police. Il y a ce truc où, en fait, on devient de plus en plus suspect et où le gouvernement nous considère de plus en plus comme suspect par principe. Et on subit alors un renversement de la charge de la preuve : c’est à nous de prouver, derrière, notre innocence. » explique Martin Drago, juriste à la Quadrature du Net, pour QG le média libre

Alors que l’étau de la surveillance de masse et du fichage politique s’affirme de plus en plus en France, et que les restrictions sanitaires se sont accompagnées d’une isolation numérique à une échelle sans précédent, on peut se demander quels seront les derniers espaces de liberté et d’expression laissés à la population.

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Laurie Debove 5 janvier 2021

Annexe

on trouve le contenu des décrets sur Légifrance https://www.legifrance.gouv.fr/code... trains Motion du conseil national des Barreaux sur les trois décrets :

https://www.cnb.avocat.fr/sites/def...

notre article précédent sur la même question :

https://www.gauchemip.org/spip.php?...

De la république policière à la république fasciste par Frédéric Landon. Le Monde diplomatique. 26 juillet 2023 https://blog.mondediplo.net/de-la-r... *

Hervé Debonrivage


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