Quel développement pour une société solidaire et économe ?

mardi 30 mai 2006.
 

A l’occasion de la 4ème semaine du développement durable (29 mai au 4 juin 2006), voici le texte publié par le Conseil scientifique d’ATTAC sur le sujet après un an et demi de réflexion.

Un groupe de travail du Conseil scientifique d’Attac a travaillé pendant un an et demi sur la question du développement. Le Conseil, en séance plénière, a examiné à plusieurs reprises l’avancée de la réflexion et apporté les modifications qu’il jugeait nécessaires. L’ensemble de ce travail fera l’objet d’un livre qui sera publié dans les prochaines semaines. Cependant, il a paru utile que, sur une question aussi importante, un document de synthèse puisse être dès maintenant proposé aux membres de l’association. C’est pourquoi le Conseil scientifique a rédigé ce « huit pages ». Pas plus que le livre à venir, ce document ne représente une position arrêtée d’Attac, à supposer qu’une telle démarche soit souhaitable. Il s’agit de contribuer à un débat qui est déjà lancé dans l’association.

Au début de ce XXIe siècle, l’humanité est entraînée dans une spirale dangereuse par la mondialisation capitaliste et les politiques de plus en plus libérales que celle-ci implique. Les multiples dégradations sociales qui affectent toutes les populations, en premier lieu les plus pauvres, mais aussi celles qui avaient pu conquérir des protections importantes, sont les signes d’un dérèglement funeste. Les dégradations écologiques combinant pollutions, réchauffement climatique, appropriation puis épuisement des ressources naturelles et diminution de la biodiversité, menacent les conditions de la vie future et mettent l’humanité devant sa responsabilité à l’égard des générations à venir.

Ces deux aspects, le social et l’écologique, doivent être reliés parce que le capitalisme tente de parachever le droit de propriété privée en l’étendant, pour en tirer profit, à tous les domaines qui lui avaient échappé jusque-là : les ressources vitales, telles que l’eau et l’air ; les connaissances, par le biais des brevets ; la production alimentaire, par le biais des organismes génétiquement modifiés, etc.

Ce n’est pas faire preuve de catastrophisme que de dénoncer la fuite en avant d’un système économique qui, toujours avide de rentabilité pour le capital investi, ne peut conduire qu’à l’aggravation des contradictions de toutes sortes, sociales comme écologiques. Il n’est pas non plus exagéré de remettre en cause, derrière ce système prédateur, le mode de développement qu’il impose, c’est-à-dire un type de production et de consommation gaspilleur présenté comme un modèle à tous les peuples de la planète, mais sans que tous puissent y accéder, et sans que ce modèle soit généralisable, compte tenu des contraintes environnementales. Ce modèle, sous-jacent à toutes les expériences de développement du XXe siècle, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, est insoutenable.

Attac souhaite contribuer au débat sur la construction d’un autre monde fait de solidarité, de respect des droits humains fondamentaux et d’économie des ressources naturelles. Dans cette perspective, la réflexion sur un autre développement est indispensable, d’autant qu’au sein du mouvement altermondialiste s’expriment des opinions et sensibilités différentes à ce sujet. Cette diversité est une richesse, mais appelle une clarification des concepts et surtout des objectifs centraux autour desquels les convergences pourront se construire. Le présent texte résume l’analyse présentée dans le livre à paraitre Le Développement a-t-il un avenir ? Pour une société solidaire et économe. Il propose un rapide état de la planète et un bilan des politiques qui ont, les unes, tenté de promouvoir le développement, et, les autres, bloqué celui-ci par l’assujettissement aux normes libérales. Il pose ensuite les termes du débat entre les promoteurs du « développement durable », les adversaires de tout développement et les partisans d’un projet humain de développement reconstruit autour des besoins et droits fondamentaux. Enfin, il esquisse des pistes pour une action en faveur de celui-ci.

1.- Un bilan désastreux Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le développement économique était synonyme de progrès, et il était devenu une aspiration quasi universelle. Tous les êtres humains devaient tôt ou tard y trouver nécessairement une augmentation du niveau de vie matériel, permise par la croissance économique, et surtout une amélioration du bien-être au fur et à mesure que l’espérance de vie progressait et que l’éducation et la culture se démocratisaient. Croissance du produit intérieur brut (PIB) par habitant + amélioration du bien-être = développement. Telle était l’équation simple, communément admise, résumant la marche vers un progrès qui semblait à portée de main. Le moins qu’on puisse dire est que cette promesse n’a pas été tenue : les grandes stratégies de développement ont été souvent illusoires pour une majorité de peuples et se sont traduites par des déséquilibres accrus. Et le terme de développement a aussi servi d’alibi aux organismes internationaux pour habiller de manière présentable la recherche d’une accumulation du capital illimitée au bénéfice d’une classe sociale minoritaire.

La pauvreté persiste, voire s’aggrave

Toutes les statistiques concordent. Le nombre de pauvres et de très pauvres dans le monde ne diminue pas. D’année en année, les rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) indiquent que 1,2 milliard de personnes vivent avec l’équivalent de moins d’un dollar par jour. Les inégalités ont explosé pendant le dernier demi-siècle. Au début de la décennie 1960, on estimait l’écart entre les 20 % les plus pauvres de la planète et les 20 % les plus riches aux alentours de 1 à 30. Il est aujourd’hui de 1 à 80. Le Rapport 2003 du PNUD affirme que « quelque 54 pays sont aujourd’hui plus pauvres qu’en 1990. Dans 21 pays, une proportion plus importante de la population souffre de la faim. Dans 14, les enfants sont plus nombreux aujourd’hui à mourir avant l’âge de cinq ans. Dans 12, les inscriptions dans l’enseignement primaire reculent. Dans 34, l’espérance de vie décline ». Le Rapport 2003 de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) souligne que le nombre de sous-alimentés avait eu tendance à diminuer dans la première moitié de la décennie 1990 (environ 37 millions de moins de 1990 à 1995) et qu’il s’est accru ensuite de 18 millions. Cette détérioration s’explique en grande partie par la libéralisation des échanges agricoles internationaux et la pénétration des capitaux dans l’agriculture qui ont conduit à la baisse des prix préjudiciable aux petits paysans les plus pauvres, cependant que l’écart de productivité du travail agricole a été multiplié par 100 en cinquante ans. La pauvreté connaît une recrudescence importante jusque dans les pays les plus riches, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni où l’accentuation des inégalités a été la plus criante. Selon le Rapport 2002 du PNUD, entre 1979 et 1997, aux Etats-Unis, l’essentiel de la progression du revenu national a bénéficié aux très riches : le revenu des 1 % de familles les plus fortunées a fait un bond de 140 %, soit trois fois plus que la moyenne.

L’Indicateur du développement humain (IDH) calculé par le PNUD fait apparaître un progrès qui n’est pas simplement dû à la croissance du produit par habitant car il enregistre l’augmentation de l’espérance de vie et du niveau d’instruction. Globalement, ces deux derniers points s’améliorent. L’Asie de l’Est, le Pacifique, l’Amérique latine et les Caraïbes ont des taux d’alphabétisation proches de 90 %, tandis que l’Asie du Sud, l’Afrique subsaharienne et les pays arabes n’atteignent que 60 %. Dans les pays à faible développement humain selon les critères du PNUD, la proportion d’adultes alphabétisés a doublé depuis 25 ans, mais elle ne dépasse pas 50 %. Sur 21 pays d’Afrique subsaharienne, 14 sont en retard ou en régression. De plus, les données sont insuffisantes pour 93 pays représentant 39 % de la population mondiale. La tendance à l’allongement de l’espérance de vie est assombrie par des disparités considérables, voire des reculs. 15 pays représentant 4 % de la population mondiale - dont 10 en Afrique subsaharienne - connaissent une hausse de la mortalité des enfants de moins de 5 ans, et 66 pays représentant 57 % de la population mondiale sont en retard par rapport aux objectifs dits du « millénaire » de faire disparaître la pauvreté. La baisse de l’espérance de vie, notamment dans un grand nombre de pays africains, est due en bonne partie aux ravages du sida. 22 millions de personnes en sont déjà mortes, laissant 13 millions d’enfants orphelins d’au moins un de leurs parents. Plus de 40 millions sont séropositifs, dont 93 % dans les pays en développement et 75 % en Afrique subsaharienne. La situation des femmes est un bon indicateur de l’état du progrès social des sociétés. Les disparités entre les sexes restent très fortes, voire augmentent, en termes de rémunérations, d’accès à l’instruction et de participation des femmes à la vie sociale et politique. Les deux tiers d’adultes analphabètes sont des femmes, et les trois cinquièmes des 115 millions d’enfants qui ne vont pas à l’école sont des filles. A cela s’ajoute une mortalité spécifique : 514 000 femmes meurent par an au cours de leur grossesse ou de l’accouchement, soit une par minute.

On ne peut plus dire, comme on l’entendait souvent autrefois, que la raison principale du maintien de la pau-vreté est la croissance démographique, car celle-ci s’est ralentie ou ralentit partout. La Terre compte aujourd’hui 6 milliards d’habitants. Selon une hypothèse moyenne, elle devrait en compter environ 9 milliards en 2050, et se stabiliser ensuite. Certes, une population importante et jeune nécessite beaucoup de ressources et d’infrastructures. Mais c’est lorsque la pauvreté et le manque d’instruction prédominent que les comportements de fécondité tardent à s’infléchir, et non l’inverse. Toute politique prenant donc l’effet pour la cause peut déboucher sur un drame social.

Désastre écologique

Les conditions mêmes de la vie sur la Terre risquent d’être remises en cause. La crise écologique revêt trois aspects qui se renforcent mutuellement : la pollution se généralise et les ressources s’épuisent ; l’emprise écologique des activités humaines dépasse la capacité de la planète ; et ce sont les pauvres qui pâtissent le plus de la dégradation écologique. En premier lieu, la dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources naturelles sont maintenant unanimement reconnus. Les ressources énergétiques d’origine fossile disparaîtront dans quelques décennies, sans que soit véritablement mis en œuvre un programme, autre que nucléaire, s’orientant vers les énergies renouvelables. Les réserves de poissons sont également menacées par des ponctions trop abondantes. L’eau devient une denrée rare dans les zones où l’irrigation la détourne pour des productions qui en sont trop gourmandes. Les forêts tropicales se réduisent peu à peu, de même que la diversité biologique (1 mammifère sur 4 et 1 oiseau sur 8 sont menacés à court terme). En second lieu, les pollutions se multiplient au point de rendre l’air irrespirable dans les villes, et l’eau imbuvable dans les régions où se pratiquent l’agriculture et l’élevage intensifs. Les marées noires se succèdent sans que rien ne soit fait pour les empêcher. En troisième lieu, le réchauffement climatique dû au renforcement de l’effet de serre, lui-même lié aux rejets de gaz par les activités agricoles, industrielles et de transport, est maintenant certain. Environ 8 milliards de tonnes de CO2 par an sont rejetés dans l’atmosphère, soit 8 fois plus qu’il ne faudrait pour simplement stabiliser les concentrations dans l’atmosphère. Elévation du niveau des océans, disparition de zones côtières, perturbations des régimes de pluie et des courants océaniques, désertification et sécheresse, d’un côté, et inondations, de l’autre, en seront les conséquences d’ici la fin du XXIe siècle. Il est à craindre que dans un premier temps des fractions entières de la population mondiale parmi les plus pauvres soient littéralement sacrifiées et qu’ensuite la survie de l’humanité entière soit en jeu. Les scientifiques évaluent le seuil critique d’émission d’équivalent-carbone à 500 kg par habitant et par an. Or tous les pays développés se situent bien au-delà de ce seuil, les Etats-Unis culminant avec 5 500 kg, et les pays européens se situant autour de 3 000 kg. Le problème posé par le réchauffement climatique et par l’épuisement progressif des combustibles fossiles oblige à envisager d’autres scénarios énergétiques pour l’avenir, notamment parce que le développement des pays aujourd’hui pauvres doit devenir un véritable objectif. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, la consommation mondiale d’énergie primaire a été multipliée par 4, pour atteindre 10 milliards de tonnes équivalent pétrole (tep), pendant que la population était multipliée par 2,4,passant de 2,5 à 6 milliards, ce qui représente une augmentation de deux tiers de la consommation moyenne par habitant. La consommation est très inégale, puisque 60% de l’énergie produite sont consommés par 20 % de la population mondiale. Les 2 milliards les plus pauvres disposant de moins de 1 000 dollars par an et par personne consomment moins de 0,2 tep par habitant et par an, tandis que les 1,2 milliard les plus riches, disposant de plus de 22 000 dollars par an et par personne, consomment 5 tep, soit un écart de 1 à 25. L’organisation Redefining Progress a mis au point un indicateur appelé « empreinte écologique » qui est défini comme la surface nécessaire pour accueillir toutes les activités humaines. Depuis 1960, l’empreinte écologique est passée, au niveau mondial de 70 % de la planète à 120 % en 1999. L’humanité a donc, selon ce calcul, dépassé la capacité d’absorption de la planète. Sans oublier les énormes inégalités : un Américain du Nord a une empreinte de 9,6 hectares, soit 7 fois plus qu’un Africain ou un Asiatique. Selon cette analyse, il faudrait quatre à cinq planètes si toute la population mondiale consommait comme un habitant des Etats-Unis. Persistance de la pauvreté et dégradation écologique se renforcent mutuellement par la désertification, la dégradation des sols, le manque d’eau, la sécheresse et/ou les inondations. Les conséquences sur la production agricole sont dramatiques. Pour le long terme, la Banque mondiale prévoit qu’un tiers des rizières du Bangladesh pourrait être noyé par la montée des océans. En 2002, la récolte de riz fut diminuée de 10 % au Cambodge et les semailles suivantes furent compromises. En Afrique australe, la famine menace après deux années de mauvaise récolte.

Stratégies et politiques remises en question

Le paradoxe (mais en est-ce bien un ?) est que le capitalisme engendre (et se construit sur) tous ces dégâts sociaux et écologiques, tout en promouvant une croissance de la production monétarisée - censée apporter le bien-être - ininterrompue depuis deux siècles.

Mais cette croissance est tellement inégalitaire qu’il faut s’interroger sur les causes des écarts considérables. La principale raison des disparités de niveaux de vie qui sont apparues et se sont amplifiées dans le monde à partir du XIXe siècle (à cette époque, ils étaient tout au plus de 1 à 2 ou 3) est la dynamique d’accumulation impulsée par le capitalisme. Les régions qui ont connu les rythmes de croissance économique les plus rapides sont celles dans lesquelles le capitalisme est né, à savoir l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et, un peu plus tardivement, le Japon, formant ainsi le centre de l’« économie-monde » capitaliste, selon l’expression de l’historien Fernand Braudel. Les régions périphériques dont le rythme de croissance économique et de progrès en matière d’espérance de vie et d’éducation fut plus lent sont celles tenues à l’écart de l’accumulation du capital ou, plus souvent, soumises à la domination colonialiste, notamment l’Amérique latine, une grande partie de l’Asie et l’Afrique. Au XIXe siècle, les pays impérialistes ont imposé le libre-échange à leurs colonies, tout en restant protectionnistes à leur égard. C’est le cas de l’Angleterre qui a bloqué l’industrialisation naissante du textile en Inde. On a pu parler à juste titre de « développement du sous-développement » pour dire que le sous-développement et le creusement des écarts ne sont pas dus à des retards, mais qu’ils sont le produit direct d’une organisation sociale dominée par les pays du centre. Celui-ci a imposé à la périphérie, souvent avec l’appui de dictatures locales, le maintien sans droits d’une force de travail corvéable à merci, au bénéfice des grandes firmes capitalistes, après avoir été chassée des campagnes, alors qu’au centre, sous la pression des luttes, le droit social et l’augmentation du niveau de vie ont contenu jusqu’ici les tensions. Ainsi, les écarts - présentés comme des retards - entre le centre et la périphérie se creusent sur tous les plans : industrialisation, niveau de vie, droits sociaux et politiques. L’évolution des termes de l’échange (pouvoir d’achat des exportations en produits importés) des pays producteurs de matières premières et de produits primaires illustre bien cette situation. Si l’on excepte la décennie 1970, notamment pour le pétrole, les termes de l’échange se sont détériorés. En particulier, les matières premières et les produits de base (café, cacao par exemple) ont perdu jusqu’à 50 % de leur pouvoir d’achat entre 1980 et 2000.

Depuis la seconde guerre mondiale, à la suite du mouvement de décolonisation, les tentatives de développement ont donné lieu à des controverses au sein des pays les ayant pratiquées, et aussi parmi les économistes spécialisés. L’une des plus importantes porte sur le point de savoir si la production doit être orientée prioritairement en vue de la satisfaction des besoins intérieurs, ou définie en fonction de la demande extérieure, quitte à devoir ensuite importer les biens que l’on ne produit plus. A priori, la première solution paraît préférable. Mais il existe de multiples cas où la stratégie de substituer une production intérieure aux importations, et ensuite d’exporter des produits industriels au lieu de produits primaires peu transformés, n’a pas suffi à rendre les pays véritablement indépendants, et surtout à promouvoir un développement bénéficiant à toutes les couches de la population. Appliquée en Amérique latine dès la première moitié du XXe siècle, cette stratégie a favorisé l’émergence des bases d’une industrialisation. Mais elle n’est pas parvenue à transformer en profondeur des structures sociales largement conditionnées par la concentration foncière et par la collusion des classes dominantes intérieures avec le capital international. Les expériences qui essayèrent de profiter de la guerre froide pour mettre en place des stratégies d’autonomie vis-à-vis du marché mondial, voire de transformation socialiste, se trouvèrent vite confrontées à leurs propres difficultés, à la faillite du modèle soviétique et, pour finir, à l’accélération de la mondialisation capitaliste. Pour les pays qui cherchaient à se développer, la mondialisation capitaliste a pris trois visages inséparables : la montée de l’endettement, l’ajustement structurel et le tarissement de l’aide publique au développement. A cause surtout de la montée des taux d’intérêt dans le monde durant la décennie 1980, les pays du tiers-monde ont accumulé en vingt ans une dette faramineuse passant d’à peine 50 milliards de dollars à près de 2 500 milliards, dont les deux tiers représentent une dette publique. Profitant de la fragilité dans laquelle les plongeait cette dette, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) ont imposé aux pays endettés des plans d’ajustement structurel qui sont, en fait, des plans d’hyper-austérité. Les restrictions des dépenses publiques pour équilibrer le budget, les dévaluations pour équilibrer le commerce extérieur et les privatisations pour permettre au capital étranger de s’installer impliquent l’abandon de tout objectif de développement. Le résultat a été partout le même : explosion des inégalités, régression des couvertures sociales, dans certains cas recul de l’espérance de vie et de la scolarisation. Le tout sans parvenir à enrayer l’engrenage de la dette, avec, périodiquement, des crises brutales comme en 1997 en Asie ou en 2001 en Argentine.

Simultanément, la libéralisation imposée aux économies fragiles s’est accompagnée de la diminution de l’aide publique, malgré les multiples résolutions pour lui donner au contraire une importance plus grande. La norme de 1% du PIB, puis celle de 0,7%, ne furent jamais atteintes. La France, par exemple, ne consacre que 0,32 % de son PIB à l’aide publique au développement. Ces politiques libérales ont fait l’objet d’un accord implicite de toutes les élites économiques et politiques, connu sous le nom de « consensus de Washington », rebaptisé aujourd’hui « bonne gouvernance » après que leur échec fut patent, mais sans en infléchir vraiment l’orientation générale.

2.- Un débat nécessaire Devant les échecs des stratégies de développement soumises aux intérêts des classes dominantes des pays pauvres eux-mêmes et à ceux des classes détentrices du capital international dont la parole est portée par le FMI et la BM, devant les impasses sociales et écologiques auxquelles conduit la marche en avant du capitalisme mondialisé, le concept même de développement fait maintenant l’objet d’un débat. Faut-il faire la promotion du « développement durable » ? Faut-il au contraire bannir définitivement toute aspiration au développement ? Ou faut-il sortir de ce dilemme en redéfinissant radicale-ment le contenu du développement ?

Le développement durable ?

Le Rapport Brundtland a proposé en 1987 la définition suivante : « Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Mais, en même temps, il a accrédité l’idée qu’il serait possible de poursuivre sans fin la croissance économique tout en préservant les équilibres sociaux et naturels. Grâce au progrès technique, on pourrait produire toujours davantage avec moins de matières premières et d’énergie et aussi moins de pollution. Or, la baisse de l’intensité en ressources naturelles est indéniable, mais elle est malheureusement plus que compensée par l’augmentation générale de la production, comme le reconnaît le Rapport 2002 du PNUD : « Partout dans le monde, les processus de production sont devenus plus économes en énergie depuis quelques années. Cependant, vu l’augmentation des volumes produits, ces progrès sont nettement insuffisants pour réduire les émissions de dioxyde de carbone à l’échelle mondiale ».

Les vertus du développement durable sont maintenant vantées par ceux-là mêmes qui ont imposé l’abandon de toute politique de développement visant à satisfaire les besoins des plus pauvres (les institutions financières internationales et les groupes financiers les plus puissants) ou qui violent en permanence les règles les plus élémentaires de prudence (les firmes transnationales pollueuses de l’environnement ou pourvoyeuses d’OGM et celles du transport maritime par exemple). Le développement durable fait l’objet de déclarations d’intention des gouvernements des pays capitalistes développés aussi tonitruantes que dépourvues de suite, sinon pour faire durer les conditions du développement existant dévastateur. Dans ces conditions, la thématique du développement durable n’est pas acceptable tant qu’elle reste à l’intérieur du cadre social capitaliste, qui n’a que faire des équilibres planétaires, et tant qu’elle reste à l’intérieur du cadre de pensée libéral qui ne conçoit la croissance économique que perpétuelle. De ce fait, elle n’est d’ailleurs pas plus crédible qu’acceptable car elle fait le pari, impossible à tenir, de laisser le soin au marché ou bien de définir les normes sociales et environnementales ou bien de garantir leur respect en répartissant revenus et ressources aux mieux placés ou aux plus offrant, comme dans le cadre du protocole de Kyoto pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

La « décroissance » ?

Cela explique beaucoup la vigueur avec laquelle un courant de pensée fait actuellement campagne pour « en finir avec le développement » et propose la « décroissance ». Nous partageons avec ce courant nombre de critiques à l’égard du développement capitaliste, mais considèrons que la proposition de décroître est non seulement injuste mais inopérante. Trois séries de raisons nous font rejeter cette problématique. Premièrement, en arrière-plan de ce courant de pensée, il y a souvent un refus de reconnaître l’idée de construire progressivement des droits humains universels, au prétexte qu’ils ne pourraient être qu’un habillage des valeurs occidentales. Bien sûr, tous ceux qui sont aujourd’hui réticents face à la croissance ne refusent pas le principe d’universalité des droits, mais, à l’inverse, ceux qui contestent ce principe prônent la décroissance. S’il faut donc critiquer la prétention de l’Occident à imposer sa culture et ses valeurs, il ne saurait être question de revenir sur la reconnaissance de la qualité d’humain en chaque être humain. Deuxièmement, ériger la décroissance en objectif en soi n’est pas plus raisonnable que de faire de la croissance, indispensable au capitalisme, une finalité dont on sait qu’elle est une impasse. En effet, la croissance veut faire tendre la production vers l’infini, et la décroissance ne peut que la faire tendre vers zéro. Les deux positions sont absurdes. D’autant plus que si la décroissance était conçue dans le cadre du capitalisme on peut être sûr qu’elle toucherait les secteurs les plus utiles aux classes populaires : l’éducation, la santé et tous les services publics. Troisièmement, et c’est le point le plus important, il faut distinguer la situation des populations nanties de tout ou presque, et celle des populations démunies de tout ou presque. Supprimer l’analphabétisme suppose de bâtir des écoles, amener l’eau potable partout et pour tous implique de construire des réseaux, permettre à tous les individus de se soigner exige des centres de soins. Et tout cela représente de la production supplémentaire, c’est-à-dire de la croissance économique et du (ou pour du) développement. Les pays pauvres ont donc droit à une croissance pour produire les biens et les services nécessaires pour leurs besoins aujourd’hui non satisfaits par les structures économiques traditionnelles, ou par le marché. Quelle que soit l’appellation qu’on lui donne (« développement » ou un autre terme), la volonté d’améliorer le bien-être représenté par l’éducation, la santé, etc., et que personne ne conteste, devrait rapprocher les points de vue.

De ce fait, on ne peut attribuer à tout développement, à toute forme d’économie la tare qu’il faut imputer en réalité à l’asservissement de l’économie et de l’ensemble de la société aux impératifs de rentabilité, sous couvert d’une rationalité uniquement conforme aux intérêts des classes dominantes.

Repenser le concept

Bien que la distinction entre croissance et développement, faisant de la première une condition nécessaire mais non suffisante du second, ait été posée dès le début de l’économie du développement, elle a mal résisté à l’épreuve des faits : le capitalisme a su façonner les esprits au point de faire croire à l’éternelle nécessité de la croissance, accréditant l’idée que l’amélioration du bien-être ne pouvait passer que par l’extension perpétuelle des consommations, marchandes bien entendu. Il nous faut refonder cette distinction. Pour cela, nous proposons de repenser le concept de développement autour de la priorité donnée à la satisfaction des besoins essentiels, lesquels ne sont pas minimalistes, mais raisonnés, et définis par un débat politique démocratique. Cette requalification du développement se démarque de l’illusion d’un « développement durable » qui pourrait être propreethumainà l’intérieur d’un système économique dominé par la recherche du profit. Elle se rapproche, au contraire, de l’aspiration à plus de justice et de solidarité, que les mouvements sociaux expriment dans le monde. Elle seule crée les conditions pour que l’insertion de l’activité humaine dans la biosphère ne reste pas une chimère. Autant nous rejetons l’idée d’un refus du développement, mis en avant par les partisans d’une décroissance affectant tous les humains et tout type de production, autant nous avons conscience que la contrainte des limites de notre planète nepeut plus être ignorée. L’extension et la généralisation du mode de vie gaspilleur et extravagant des populationsles plus riches ne sont ni possibles ni souhaitables. Au nom du principe de responsabilité, formulé par le philosophe Hans Jonas, il nous paraît raisonnable de commencer à poser la question d’une décélération de la croissance au sein des pays riches de façon à ralentir le prélèvement qu’ils effectuent sur les ressources naturelles, et faciliter celui des plus pauvres. Le développement peut ainsi devenir un objectif stratégique pour tous, dès lors qu’il est conçu différemment selon le niveau déjà atteint, et que la préférence est accordée aux productions de qualité, obtenues dans des conditions sociales et écologiques elles-mêmes de qualité. Ce changement de perspective implique une transformation radicale de l’organisation sociale et de ses finalités. On ne peut envisager la question de la fin de la croissance à l’intérieur du système capitaliste car elle signifierait aussitôt l’explosion de la pau-vreté, du chômage et des inégalités. Il faut donc lier la discussion sur la croissance à celle du dépassement de la logique du profit. Ce dépassement suppose une évolution profonde des conceptions du progrès et du bien-être, et des imaginaires collectifs entourant ces conceptions. Si l’hypothèse de la décélération consentie de la croissance au-delà d’un certain seuil est posée, elle ne peut être intériorisée facilement et rapidement. L’une des conditions nécessaires est sans doute que les inégalités profondes, jusque dans les pays les plus riches, soient considérablement réduites.

La fuite en avant dans la croissance économique éternelle trouve sa justification principale dans l’impossibilité pour le capitalisme - ou son refus - de remédier aux inégalités. La croissance apparaît comme le seul remède aux injustices les plus criantes, alors qu’elle n’en est le plus souvent que le palliatif. A technique constante, une croissance économique forte n’est nécessaire pour résorber le chômage que si la répartition des revenus entre travail et capital et la durée du travail individuelle sont considérées comme intangibles. Le même raisonnement s’applique au sujet du degré de protection sociale et de protection écologique que la société est en mesure ou choisit d’assurer à sa population.

La capacité de la société à réduire les inégalités de toutes sortes en son sein déterminera sa possibilité de freiner la croissance économique matérielle et d’éduquer à l’économie face au gaspillage. La sobriété de la croissance matérielle et de la consommation énergétique est la condition sine qua non pour que l’évolution vers les productions de services immatériels suffise à diminuer de manière absolue les prélèvements sur les ressources naturelles.

Ainsi, la décélération de la croissance n’est pas un objectif en soi, mais un moyen d’enclencher une transition permettant, à terme, la déconnexion du développement qualitatif par rapport à la croissance économique globale qui est impossible perpétuellement. Le choix politique conscient de la décélération de la croissance à moyen terme pour les pays riches précèderait nécessairement celui, tout aussi politique et conscient, de la décroissance, laquelle n’est pas envisagea-ble simultanément pour tous les peuples compte tenu des inégalités actuelles, ni indifféremment selon les types de production. L’objectif est bien de subordonner l’activité économique à des choix politiques concernant la société et l’écologie.

3.- Des propositions pour une société solidaire et économe Il s’agit de construire une société où la solidarité du plus grand nombre primerait sur le profit de quelques-uns, et où l’on économiserait au lieu de gaspiller. Cela suppose de fonder une nouvelle conception de la richesse, de définir des besoins raisonnés, comme des droits, et d’agir globalement et localement.

Une nouvelle conception de la richesse

La richesse sociale de ne se réduit pas à l’accumulation de marchandises, à des valeurs d’échange qui rapportent un profit monétaire. Un pan entier de la vie en société est constitué des rapports non marchands, au sein desquels sont produits des services dont le financement est socialisé (éducation, santé, retraites), et des rapports non monétaires qui pro-curent aussi production et lien social (dans le cadre du travail domestique, du bénévolat et de la réciprocité). Après plusieurs décennies de dénigrement libéral, nous devons réhabiliter ce non marchand et ce non monétaire, lieux où se produisent d’authentiques valeurs d’usage, éléments primordiaux de la richesse collective. Le combat pour donner une place à la gratuité est inséparable de celui qui vise à réduire le temps de travail, au fur et à mesure que progresse la productivité, car, au-delà des finalités de la production, sont en jeu les finalités du travail.

Satisfaire les besoins essentiels : un droit

Doivent être considérés comme des droits fondamentaux : la sécurité et l’autonomie alimentaires, le droit à l’emploi et au revenu dans des conditions décentes, les droits politiques et syndicaux, l’égalité entre les hommes et les femmes, les droits à la protection sociale, le droit à l’éducation et la culture, le droit à un environnement sain et à l’accès aux biens publics mondiaux comme l’eau, l’air et les connaissances scientifiques. Considérer ces besoins fondamentaux comme des droits signifie qu’ils ne sont pas d’essence naturelle, mais qu’ils résultent d’une construction sociale. Ces besoins et droits définissent des objectifs à atteindre pour l’humanité entière. Les moyens doivent se situer à la hauteur des enjeux : contrôle strict des mouvements de capitaux, taxations globales, suppression des paradis fiscaux et des zones de non droit, souveraineté alimentaire de chaque peuple, garantie des prix des produits primaires et ressources naturelles, réforme agraire, agriculture écologique, protection des économies en développement à la place de l’intégration forcée dans le marché mondial et de la division internationale du travail qui en résulte, contrôle démocratique des banques centrales et des instances de régulation internationale, développement des droits de gestion des citoyens-travailleurs concernant notamment le patrimoine commun de l’humanité, à l’échelle où se pose cette gestion (du local au planétaire), planification démocratique des investissements. En bref, la remise en cause du pouvoir du capital.

Agir globalement et localement

Les perspectives évoquées ci-dessus impliquent un renversement des logiques globales du capitalisme, à savoir la recherche du profit et la marchandisation du monde. La globalisation et la coordination des luttes à l’échelle planétaire sont indispensables pour cela. Toutefois, elles n’ont de chance de réussite que si elles sont accompagnées d’une action quotidienne au niveau local partout dans le monde. Le développement d’une société solidaire ne se fera pas par la création d’îlots de solidarité au milieu d’un océan de profits, car la logique de la rentabilité étouffe rapidement tout le reste. Mais il importe de favoriser toutes les expériences montrant qu’il est possible de produire, d’échanger et de consommer autrement qu’en se pliant aux souhaits des transnationales. Il faut donc articuler les nouvelles pratiques de production contrôlée par les travailleurs et les usagers, de crédit solidaire, de commerce équitable, etc., avec les remises en cause globales de la circulation des capitaux, du libre-échange aveugle, de la libéralisation des services collectifs et de la protection sociale, de la privatisation du vivant et du laminage ou de la négation du droit du travail. Les luttes des salariés pour leurs droits, celles des paysans pour accéder à la terre ou refuser les OGM, et celles des citoyens exerçant leur pouvoir sont essentielles à l’avancée vers un mode de vie soutenable.

Quelle soutenabilité ? Que faire durer ?

Refonder et élargir la démocratie, ériger la paix en valeur fondamentale, assumer la responsabilité humaine de maintenir les équilibres de la biosphère sont inséparables de l’émergence d’une société solidaire et économe. Il n’y a donc pas lieu d’abandonner le concept de développement en tant que projet d’émancipation pour tous les êtres humains. Pas plus qu’il n’y a lieu d’abandonner la perspective de dépasser les rapports sociaux d’exploitation et d’aliénation capitalistes. La soutenabilité et la durabilité dont nous avons besoin ne sont pas celles promises par les tenants d’un productivisme inhérent au capitalisme. Notre choix en faveur d’un mode de vie soutenable, socialement et écologiquement, sur le long terme signifie que nous préférons travailler à la pérennité des conditions de la vie plutôt qu’à celle des affaires rentables.


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