La COP biodiversité tentée par la marchandisation des écosystèmes

dimanche 18 décembre 2022.
 

À la COP15 de la biodiversité de Montréal, qui s’est ouverte le 7 décembre, les Nations unies pourraient promouvoir un mécanisme global de compensation des atteintes à la biodiversité par leur marchandisation. Un mécanisme illusoire et dangereux.

Après la Cop27, voici la Cop15, convention des Nations unies pour la biodiversité, qui se tiendra à Montréal, au Canada, du 7 au 19 décembre prochain. Cette convention fait l’objet de discussions intenses depuis deux ans pour tenter de freiner un aspect crucial et souvent négligé de la crise écologique : la détérioration de la biodiversité, ce que l’on appelle la « sixième extinction » des espèces.

Or, dans le compte rendu de la réunion de juin du groupe de travail « cadre global de la biodiversité » chargé de préparer cette convention [1], un point a inquiété un certain nombre d’observateurs. À la page 24 du document, le groupe de travail recommande, pour augmenter les ressources financières liées à la défense de la biodiversité, de « stimuler les schémas innovants tels que les paiements pour les services des écosystèmes, les obligations vertes, la compensation de la biodiversité, les crédits carbone… ».

Ce passage traduit une vision très en vogue dans certaines organisations écologiques et souvent résumée sous le terme d’« économie positive de la nature ». Son point de départ se fonde sur deux suppositions : l’échec des régulations traditionnelles et l’existence de choix rationnels basés sur les transactions financières.

Dès lors, la réponse devient évidente : il convient de donner à la nature un « prix » et on lui donnera une « valeur ». Les mécanismes de marché viendront réguler l’usage de la nature dans un sens « positif » puisqu’il sera moins coûteux de protéger la nature que de la détruire, comme c’est actuellement le cas.

Une des organisations les plus en pointe sur le sujet est le WWF, qui a publié une « proposition pour établir une feuille de route vers l’économie positive de la nature » [2]. On y lit que « des marchés de la nature bien gouvernés dans lesquels les entreprises ou les consommateurs paient pour le capital naturel inclus dans les biens qu’ils produisent ou consomment [sont] une façon de commencer à évaluer la nature dans les transactions économiques ».

Autrement dit, la marchandisation du vivant serait une garantie de sa sauvegarde. « Les marchés peuvent être une force pour le bien », résume le WWF. Cette idée de mesurer et évaluer monétairement le « capital naturel » est aussi au cœur du projet de loi de restauration de la nature de juin 2022 de la Commission européenne.

La biodiversité et sa « compensation » promue par le groupe de travail des Nations unies et l’UE sont un des mécanismes de cette « économie positive de la nature » parmi les plus avancés. L’idée circule depuis le début des années 2010. Des projets ont déjà été mis en place au niveau local et l’Union européenne et le Royaume-Uni travaillent à des organisations à grande échelle. Le but est d’obtenir « une augmentation nette de la biodiversité en 2030 ». Mais beaucoup d’observateurs, et notamment le Green Finance Observatory (GFO), une ONG critique de la finance verte, y voient un échec et un danger.

Une compensation « équivalente ou supérieure »

Comment fonctionne la « compensation biodiversité » ? Une façon d’en prendre conscience concrètement est le projet de compensation de la biodiversité appelé « la banque de l’habitat naturel », développé par la Commission européenne entre 2010 et 2014 et analysé par le GFO [3]. Ce projet ne s’est pas traduit dans la législation européenne, mais il est utilisé par certaines institutions et, selon le GFO, il pourrait représenter une forme de modèle pour les schémas à venir.

Son principe était celui d’une compensation non pas seulement « équivalente », mais « équivalente ou supérieure ». Le niveau géographique de cette compensation était toutefois beaucoup plus élevé qu’à l’ordinaire puisqu’il se situait au niveau européen.

Autrement dit, et de façon concrète, le mécanisme permet de compenser un projet destructeur de biodiversité en Espagne, par exemple, par un projet « équivalent ou supérieur » en Roumanie. Mais le terme « équivalent ou supérieur » implique plusieurs conséquences.

D’abord, il suppose une traduction du milieu de biodiversité en une mesure capable de fixer des équivalences entre les différents dommages causés. Ensuite, puisque la compensation peut être supérieure, ce mécanisme permet d’échanger des « crédits biodiversité » qui seraient le produit des projets « compensateurs » de « valeur supérieure ». C’est dans le traitement de ces crédits que s’inscrit l’idée d’une « banque » où les crédits peuvent être échangés.

En théorie, le mécanisme s’inscrit dans une procédure qui donne la priorité à d’autres méthodes. Il faut donc d’abord éviter les projets ayant un impact négatif sur la biodiversité, puis réduire les impacts, enfin prendre des mesures de réhabilitation de la biodiversité. La compensation n’intervient alors qu’en dernière instance.

La logique du « capital naturel »

Une fois ce cadre posé, les problèmes se multiplient à tous les niveaux. Le premier est celui d’établir les méthodes d’équivalence, autrement dit les mesures des pertes de biodiversité. Là aussi, la méthode est complexe et se divise en plusieurs critères. On peut en passer par une simple numération du nombre d’individus ou d’espèces touchés, mais on peut également évaluer un dommage en comparaison avec un milieu équivalent. Ces méthodes sont privilégiées sur le papier, mais elles ne permettent pas réellement d’alimenter le mécanisme de compensation.

Il faut donc en venir inévitablement à des équivalences monétaires, les seules à permettre des comparaisons abstraites et donc à la fois la compensation universelle et l’établissement d’un marché. Immanquablement, un système de compensation a tendance à chercher des comparaisons indirectes. Un habitat naturel détruit, même partiellement, est difficilement reproductible à l’identique ailleurs. Il faut donc en passer par des « compensations » plus larges.

Et pour évaluer ces compensations, il faut une référence commune. Et c’est là que l’on retrouve la monétisation de la biodiversité. Il n’y a rien de plus logique. Dès lors que l’on marchandise la nature, on procède au phénomène décrit par Marx dans le chapitre 1 du Capital : pour pouvoir comparer des marchandises profondément différentes et en réalité incomparables, on a recours à une « forme-équivalent » qui est une référence universelle, l’argent.

Mais dans ce cas, comment faire entrer la complexité de la biodiversité, réalité par nature non produite, dans les catégories monétaires ? Même si cela semble une gageure, les tenants de « l’économie positive de la nature » ne s’en laissent pas conter.

Si la valeur monétaire est censée, au départ, être un outil pour protéger les habitats et les écosystèmes, elle devient rapidement une fin en soi.

La logique principale est celle de considérer la biodiversité sous l’angle d’un ensemble de « services ». Dès lors, l’évaluation monétaire est réalisée par plusieurs méthodes. Dans certains cas, on réduit les habitats à une forme de ressources déjà échangées sur les marchés : par exemple, tel type de bois ou de poisson. Il suffit de traduire ce qui est détruit en valeur de marché.

Pour d’autre cas, par exemple les habitats d’espèces rares ou protégées, l’évaluation monétaire directe n’est pas possible. Il faut donc recourir à des expédients. Et ceux qui sont utilisés sont particulièrement contestables. On y trouve deux autres grandes méthodes : celle des « préférences révélées » et celle des « préférences déclarées ».

La première s’appuie sur les valeurs de marchés environnantes. Par exemple, la différence entre le prix d’un appartement donnant sur le site et celui d’un appartement sans vue permettrait d’établir une « valeur » du site. Ou bien on évalue les coûts de voyage des visiteurs du site, qui traduiraient sa valeur. La seconde méthode passe par des études déclaratives. On demande au public le prix qu’il serait prêt à accepter pour subir un changement d’environnement, ou bien de choisir entre plusieurs options et plusieurs prix.

Toutes ces opérations sont ensuite retraitées et traduites dans un prix en monnaie courante. C’est aussi pour cette raison que le projet de loi de l’Union européenne de 2022 demande aux États membres « de produire des statistiques sur la taille des écosystèmes, leur état de santé et les bénéfices qu’ils produisent pour les entreprises et les citoyens ». L’objectif étant clairement établi de dégager dès 2024 des « valeurs monétaires » pour les « services d’écosystèmes ».

On le comprend, cette logique semble rapidement inverser les priorités. Si la valeur monétaire est censée, au départ, être un outil pour protéger les habitats et les écosystèmes, elle devient rapidement une fin en soi. C’est là aussi un processus classique de la marchandisation : la référence est fétichisée et finit par dicter sa loi. Dès lors, comme le souligne le Green Finance Observatory, la nature n’est plus perçue que comme « fournisseur de services », sous un angle qui, bien évidemment, est incapable de prendre en compte la complexité de la question de la biodiversité.

L’illusion de la compensation biodiversité

Car la question de la biodiversité ne saurait se résumer à une vision anthropocentrée et même, pourrait-on dire, « capitalocentrée ». Un écosystème n’est pas un simple fournisseur de service économique et de plaisir touristique. C’est un ensemble cohérent interdépendant et souvent, pour cette raison, quasi unique. Une telle réalité rend impossibles toute comparaison et, partant, toute compensation, sauf à accepter une abstraction qui de facto accepte la destruction des écosystèmes au nom d’une réalité monétaire supérieure.

La démarche de compensation trahit une vision démiurgique qui suppose que l’homme serait capable, par la puissance monétaire, de recréer à l’identique ou « en mieux » ce qui a été détruit. C’est une vision qui fait de l’homme une forme de divinité créatrice. Or, en l’état, la science ne permet pas de saisir l’ensemble de la complexité d’un écosystème. La majeure partie des espèces animales demeure inconnue. C’est ce que Frédéric Hache, directeur du GFO, appelle une « illusion de substituabilité ». Mais cette illusion ne vient pas du ciel, elle vient précisément de la traduction monétaire des écosystèmes, autrement dit de leur transformation en « capital naturel ».

Il est impossible de reproduire ou de recréer [...] 6 000 ans d’interactions entre plantes, climat méditerranéen et pâturages ovins transhumains.

Thierry Dutoit, responsable scientifique de la réserve de Cossure

Au reste, cette illusion a clairement été confirmée par les quelques essais concrets qui ont été menés. Dans son ouvrage qui traite entre autres de ce sujet, La Croissance verte contre la nature (La Découverte, 2021), l’économiste Hélène Tordjman rend compte de l’expérience de « compensation » menée sous l’égide de la Caisse des dépôts (CDC) dans la plaine de la Crau [4], près de l’étang de Berre, zone ravagée par les infrastructures de transport, de logistique et d’industrie. La CDC a acquis 357 hectares à Cossure pour préserver la biodiversité et, comme une « banque d’habitat naturel », elle vendait à des aménageurs locaux des « crédits d’actifs naturels ».

Le bilan de cette expérience est « mitigé », précise Hélène Tordjman. Certains oiseaux sont revenus sur le site, mais l’écosystème semble impossible à restaurer. « Il est impossible de reproduire ou de recréer, dans l’état des connaissances scientifiques actuelles, 6 000 ans d’interactions entre plantes, climat méditerranéen et pâturages ovins transhumains », concluait Thierry Dutoit, le responsable scientifique de la réserve de Cossure.

Surtout, les destructions et la bétonisation alentour n’ont pas même été freinées. Dès lors, le système pourrait apparaître comme une forme de blanc-seing préoccupant pour permettre des destructions au nom d’une illusoire compensation. C’est d’ailleurs un des points qui inquiète le plus ses opposants. Le GFO estime ainsi que la compensation ne réduit pas la destruction comme elle le prétend, bien au contraire. En abandonnant les mesures de régulation, la compensation apparaît comme une forme de « droit à la destruction ». Dans le meilleur des cas, cela conduit au déplacement des problèmes, mais nullement à leur règlement. Or on a vu que, malgré l’illusion monétaire, ce qui est détruit ne se recrée pas.

À cela s’ajoute le risque, par ailleurs documenté, que les zones de « compensation » fassent l’objet d’accaparement et de spéculation, notamment dans les pays les plus pauvres.

Finalement, la logique de marchandisation de la compensation repose sur une double illusion : celle de la substituabilité de l’existant et celle de l’efficacité du marché. Compte tenu du peu de fondement scientifique de ces deux principes, on ne peut exclure l’hypothèse que la compensation vise davantage à préserver le système d’accumulation capitaliste que la biodiversité.

Il n’y aurait là rien d’étonnant, dans un capitalisme qui recherche en permanence des relais de croissance et des sources de revenus. Dès lors, envisager l’ensemble des systèmes naturels et des écosystèmes comme un « capital » et, partant, comme une « classe d’actifs », est une opportunité remarquable.

Dans La Croissance verte contre la nature, Hélène Tordjman souligne ainsi que les tentatives d’évaluation du « capital naturel » « procèdent par une transposition de la théorie financière standard à ces nouveaux objets définis par la science ». La question centrale de la valeur est celle des revenus potentiels que toucherait l’investisseur devenu propriétaire de l’écosystème concerné. Un processus qui conduit à une privatisation de la nature et à son exploitation en vue de réaliser des profits serait ainsi conçu comme un moyen de sauvegarder la biodiversité.

En réalité, il s’agit avant tout de « créer un nouveau terrain de jeu » à la finance, comme le dit Frédéric Hache. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir le Royaume-Uni se mobiliser fortement autour de la création d’un système de compensation. C’est en effet une perspective alléchante pour la place financière londonienne, à la recherche d’un second souffle. Selon le World Economic Forum, organisateur du Forum de Davos, le « capital naturel » représenterait un marché potentiel de pas moins de 10 000 milliards de dollars…

Le projet de compensation de la biodiversité a donc beau être séduisant sur le papier, il semble davantage ouvrir la porte à une forme d’accumulation primitive de la nature transformée en capital. En cela, le projet de créer un mécanisme d’échange des crédits de compensation parachèverait cette vision en permettant d’autoriser la spéculation et le contrôle des crédits.

Certains auraient sans doute beaucoup à gagner à cette « économie positive », mais on voit mal comment un tel projet pourrait freiner la sixième extinction.

Romaric Godin

Notes

[1] https://www.cbd.int/doc/c/3303/d892...

[2] https://wwf.panda.org/wwf_news/?568...

[3] https://greenfinanceobservatory.org...

[4] https://www.mediapart.fr/journal/ec...


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