La guerre d’Indochine, de la proclamation de la République démocratique du Vietnam (2 septembre 1945) aux Accords de Genève (21 juillet 1954)

dimanche 3 septembre 2023.
 

A) L’Indochine en 1945

Coup de force japonais et immense révolution populaire d’août 1945

Après le coup de force japonais du 9 mars 1945 contre l’administration coloniale française et la proclamation de l’indépendance du Vietnam, du Laos et du Cambodge par les trois ex-protectorats, l’histoire indochinoise subit elle aussi une brutale accélération avec la fin de trois quarts de siècle de domination française.

Tandis que le gouvernement impérial de Hué entreprend de réunifier le Vietnam, à Paris le gouvernement du général De Gaulle, qui entend rétablir la souveraineté française sur la péninsule, proclame par la Déclaration du 24 mars sa volonté de créer une « Fédération Indochinoise » remplaçant la vieille « Union indochinoise » de 1887, composée des cinq anciens territoires et donc fondée sur le maintien de la division du Vietnam en trois « ky » (Cochinchine, Annam, Tonkin).

C’est en outre ne pas prendre en compte le fait que la domination française a été renversée par l’armée japonaise et par la proclamation de l’indépendance des trois Etats indochinois. Car, sur place mais pour l’essentiel dans les trois pays vietnamiens de l’ancienne Indochine des Français, ce qui s’est accompli dès avant le retour de ces derniers c’est une immense révolution populaire assortie d’une radicale prise du pouvoir. En effet le gouvernement impérial de Hué devenu indépendant le 11 mars n’est pas parvenu à imposer son autorité dans les provinces et à partir de juin 1945 le pays se trouve submergé par une lame de fond populaire et nationale, la « Révolution d’août ».

Dans les trois pays vietnamiens une immense vague révolutionnaire soulève la paysannerie, la jeunesse et le petit peuple des villes : en août, malgré la présence de l’armée japonaise, elle-même à la veille de capituler, l’administration impériale (mandarins du Nord et du Centre, administration de l’ancienne Cochinchine au Sud) s’est effondrée et partout s’ouvre la vacance du pouvoir. Les militants du PCI (Parti Communiste Indochinois) qui ont fondé sous la direction de Hô Chi Minh en 1941 le Front Viet Minh* dans la Haute Région du Tonkin, s’emparent sans difficulté, en l’absence de toute concurrence sérieuse sauf au sud, du pouvoir à Hanoi le 19 août puis à Hué et, plus difficilement, à Saigon. Ils proclament la République Démocratique du Vietnam présidée par Hô Chi Minh et, une seconde fois, l’indépendance le 2 septembre 1945.

L’empereur Bao Dai* a accepté d’abdiquer le 25 août et il est devenu « conseiller suprême » du gouvernement Hô Chi Minh, l’investissant en quelque sorte du « mandat céleste ». Par contre, au Cambodge et au Laos les monarchies se sont maintenues avec Norodom Sihanouk* et Sisavang Vong.

La France veut imposer une Indochine néo-coloniale française

La Guerre d’Indochine, conflit non déclaré, n’a pas été, contrairement à la vulgate établie, une « guerre coloniale » destinée à restaurer l’ordre colonial en place avant le 9 mars mais, très exactement, comme ce sera le cas d’ailleurs de toutes les résistances armées des puissances européennes à la décolonisation, une guerre « néo-coloniale ». Entreprise par la France, elle a eu pour enjeu la recherche et la mise en place, par la refonte générale des anciennes structures coloniales, d’une dépendance coloniale non seulement modernisée mais historiquement nouvelle, néo-coloniale au sens exact de ce terme. Très proche en ce sens de ses homologues anglais et hollandais, l’ambitieux projet indochinois de la France, qui a été préparé au Commissariat des Colonies à Alger en 1943-1944 et dont les maîtres d’oeuvre ont été Henri Laurentie, Pierre Messmer et surtout Léon Pignon, est bien sûr radicalement incompatible avec les indépendances vietnamienne, cambodgienne et laotienne proclamées cinq mois auparavant avec le soutien actif des Japonais.

Pour le gouvernement du général De Gaulle et la nouvelle classe politique française issue de la Résistance et de la Libération, il s’agit de fonder un système néo-colonial cohérent, tout d’abord sur la construction d’un nouveau partenariat politique avec les élites modernes des cinq pays et sur la mise en place d’une formule de self-government dans chacun d’entre eux sous le contrôle d’un gouvernement fédéral puissant présidé par le Haut-Commissaire de France (au début de 1945 un projet de « Constitution indochinoise » a d’ailleurs été secrètement rédigé en ce sens). En second lieu sur la mise en œuvre d’un plan d’industrialisation accélérée de l’Indochine (il sera effectivement intégré au Plan Monnet) financé par l’investissement métropolitain dans le double but de permettre à ce dernier de participer, par le relais d’un capitalisme indochinois renouvelé, à la reconstruction économique de la Chine et surtout de remédier au sous-développement des campagnes vietnamiennes et khmères qui ne cesse de s’aggraver depuis les années 1930. Tel est le véritable sens du concept géopolitique de « Fédération indochinoise », celle-ci étant elle-même pensée comme la pièce maîtresse du projet global d’Union Française alors en discussion. A Paris, l’on est convaincu de sa pertinence historique, malgré les avertissements d’un certain nombre d’acteurs de la situation indochinoise, notamment du grand orientaliste résistant qu’est Paul Mus, conseiller politique du général Leclerc en 1945-1946.

Ce projet est mis en œuvre sans tarder.

La France se lance dans une guerre de reconquête

Après la capitulation du Japon, une armée française, le CEFEO (Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient ) débarque à Saigon le 5 septembre, tandis que l’amiral Thierry d’Argenlieu* et le général Leclerc sont nommés respectivement Haut Commissaire de France et commandant en chef, elle entreprend de réoccuper l’Indochine. Avec la RDV qui met sur pied dans l’urgence ses premières unités militaires régulières, la guerre est inévitable. Elle est cependant différée par la relative faiblesse de chacun des adversaires et par la nécessité pour l’un comme pour l’autre d’écarter par la négociation la Chine du Guomindang dont les troupes, conformément aux décisions de Potsdam, ont occupé en septembre 1945 la moitié Nord de l’Indochine pour recevoir la capitulation de l’armée japonaise et soutiennent sur place les petits partis nationalistes vietnamiens farouchement hostiles au pouvoir communiste. D’où une année de difficiles négociations entre la RDV, les Français, les Chinois, qui abandonnent finalement la partie en février-mars 1946 alors que les troupes de Leclerc débarquent à Haiphong et s’installent à Hanoi.

B) GUERRE FRANCO-VIETNAMIENNE

Si l’Indochine a été le lieu de la crise décisive de la décolonisation française, le conflit guerrier qui s’y ouvre dès l’automne 1945 participe en même temps, avec les indépendances de l’Inde et de l’Indonésie, d’un tempo asiatique. Car c’est d’Asie du sud et du sud-est qu’est partie l’onde de choc de la décolonisation et c’est là qu’à l’échelle du monde son issue s’est décidée, quelle qu’ait pu être l’importance des autres conflits de la décolonisation. De même, si le communisme vietnamien fait exception dans la décolonisation de l’empire français, il s’inscrit par contre dans un vaste processus de révolutions asiatiques, synchrones, à partir de l’impulsion chinoise, de la Birmanie à la Corée, mais pas forcément victorieuses.

Dès septembre 1945 les communistes vietnamiens ont préparé l’épreuve de force, sans négliger pour autant la possibilité d’un compromis négocié lequel a largement dépendu de l’évolution du rapport des forces politiques en France et de la capacité du puissant Parti Communiste Français de la Libération à peser dans ce rapport, ils en savent la probabilité étant donné la volonté française, mise en œuvre par l’amiral D’Argenlieu et cautionné par tous les gouvernements qui vont se succèder à Paris en 1945 - 1946, d’appliquer le plan de Fédération Indochinoise. Certes les accords Sainteny-Ho Chi Minh du 6 mars 1946 conclus in extremis à la veille du débarquement français au Tonkin ouvrent en apparence la voie à ce compromis : La France reconnaît un « Etat libre du Viet Nam », qui fera partie de la Fédération et de l’Union française et dont l’unité sera décidée par référendum en Cochinchine, des négociations plus complètes devant s’ouvrir sans tarder sur l’avenir.

En fait, ils ont surtout permis aux deux adversaires de gagner du temps. Les négociations s’avèrent en fait très difficiles comme le montre le piétinement de la Conférence de Dalat en mai 1946. Hô Chi Minh est bien reçu en quasi chef d’Etat à Paris en juillet, mais en juillet-août la Conférence de Fontainebleau, destinée à débloquer l’impasse, est un échec total. Dès lors la spirale de la guerre, déjà en cours au Sud dans le delta du Mékong, est en marche. L’épreuve de force est délibérément préparée depuis avril 1946 par le haut commandement français et par D’Argenlieu*, qui, couvert par Paris, a bloqué en juillet le référendum en Cochinchine et encouragé d’une éphémère République Autonome de Cochinchine, et obtenu le départ du général Leclerc en désaccord avec ces choix. Avec le bombardement de Haiphong par la flotte française en novembre 1946 la tension est à son comble. D’ultimes tentatives de négociations n’y changeront rien : au soir du 19 décembre le Viet Minh engage la bataille à Hanoi contre les troupes françaises qui y stationnent et sont de toute façon sur pied de guerre, prêtes elles-mêmes à passer à l’action.

La violence meurtrière de la Guerre d’Indochine s’affirme dès ses débuts, elle préfigure et prépare la violence qui se déchaînera dans la Guerre d’Algérie prochaine dont l’ombre portée efface aujourd’hui dans la conscience française et européenne l’ineffaçable traumatisme qu’ont alors subi non seulement les peuples mais encore dans leur totalité les écosystèmes humains de la péninsule indochinoise. Prolongeant les tendances lourdes de la Seconde Guerre Mondiale, c’est une guerre totale, une interminable spirale de feu et de sang - « Apocalypse Now » dira Coppola - qui va emporter, un tiers de siècle durant, les populations civiles, les mobiliser de gré ou de force et les décimer, comme le montrent déjà en 1945 le massacre de 150 Français et métis à la Cité Heyraud de Saigon, la sanglante bataille de Saigon en septembre, les opérations de « pacification » qui s’ensuivent sans jamais cesser dans le delta du Mékong, ce laboratoire des ratissages et de la guérilla révolutionnaire, la longue bataille de Hanoi en décembre 1946 et janvier 1947.

Pour la France, la guerre a été d’abord perdue politiquement avant qu’elle ne le soit, en différé, militairement. Car dès l’été1947 après l’échec de l’offensive sur la Haute Région du Tonkin où s’est repliée l’appareil politico-militaire de la RDV, l’hypothèse française initiale d’une guerre relativement courte, qui semblait la plus crédible, s’avère totalement illusoire comme le prévoyaient lucidement le général Leclerc et son entourage. La perspective d’une guerre longue, qui s’installe alors, a pour première conséquence la nécessité pour la IVe République d’abandonner pour l’essentiel le projet de Fédération Indochinoise et d’envisager une transformation de l’ancienne monarchie des Nguyên en un Etat national moderne anti-communiste, par la mise en place - elle sera très ardue - d’un accord avec les nationalistes, seule alternative envisageable à opposer au communisme national vietnamien. « Vraiment les Français n’ont pas compris ce qui s’est passé en Extrême Orient », déplorera avec raison l’ex-empereur Bao Dai* qui a accepté de devenir chef de l’Etat du Vîet Nam. Paris opte donc au début de 1947, après le renvoi de d’Argenlieu, pour une nouvelle stratégie, celle des « Etats Associés ». L’ex-empereur Bao Dai signe en juin 1948 les Accords de la Baie d’Along sur la base de la reconnaissance, qui sera dans les faits très réticente, par la France de l’indépendance du Vietnam, mais il ne rentre qu’en avril 1949 dans son pays où les gouvernements successifs et l’administration de son fragile Etat du Viêt Nam ne parviendront jamais à s’imposer.

A l’origine pourtant, le rapport des forces militaires penche du côté français. Le corps expéditionnaire compte environ 100 000 hommes en 1947 équipés du matériel moderne de la Seconde Guerre Mondiale, face aux 80 000 combattants réguliers vietnamiens, mais il faut compter avec les milices villageoises et les unités régionales qui pratiquent une guérilla à grande échelle selon les conceptions de la guerre révolutionnaire mises au point depuis 1927 dans les bases de la Chine soviétique puis à Yanan. Et surtout, en octobre1949 est proclamée à Pékin la Chine Populaire dont l’armée atteint la frontière du Tonkin en décembre. C’est le tournant de la guerre : d’une part la France n’a plus aucune chance de l’emporter sur l’Armée Populaire vietnamienne, désormais équipée et soutenue matériellement par son homologue chinoise (une mission chinoise permanente, militaire et politique, est à pied d’œuvre à partir du début de 1950 auprès de la RDV et de l’état-major vietnamien que dirige Vo Nguyên Giap ) ; d’autre part l’Indochine devient après l’armistice en Corée le principal front chaud de la guerre froide.

De néo-colonial le conflit devient international. Son enjeu essentiel est désormais mondial : sur quelle forme de régimes politiques et sociaux, sur quelles hégémonies sociales internes, sur quels systèmes d’appartenance internationale vont déboucher les révolutions et les nouveaux Etats du Tiers Monde ? Les trois guerres du Vietnam vite étendues à l’ensemble de l’Indochine - au Cambodge s’organisent les petits maquis Khmers Issarak soutenus par le Vietminh également actif au Laos où il appuie les guerillas Lao Issara et celles encore faibles de son homologue lao, le Pathet Lao- seront bien une « guerre mondiale menée localement » selon le mot de Mc Namara. D’où à terme l’entrée en scène de l’Amérique sur le théâtre stratégique indochinois, acquise dès le début de 1950 en même temps que celle de la Chine Populaire. Si les Etats-Unis vont assumer à partir de 1951 jusqu’à 40% des dépenses militaires françaises (chiffre de 1953), l’armée de Giap* peut passer de la guérilla à la manœuvre en grandes unités grâce aux armes (abondant armement d’infanterie, artillerie moderne, DCA) et aux instructeurs chinois, grâce à ses bases arrière (camps d’entraînement, écoles de cadres militaires et politiques, hôpitaux, bases de repos) des trois provinces du sud de la Chine, ainsi en partie « sanctuarisées ».

Dès octobre 1950, le désastre de Cao Bang*, la « Campagne de la frontière », et l’évacuation du centre stratégique français de Lang Son* confirment militairement le tournant de la guerre : c’est la première « égalisation » relative du rapport des forces militaires ; surtout, le CEFEO perd le contrôle si décisif de la frontière chinoise et doit partager désormais l’initiative stratégique... La nouvelle stratégie du général De Lattre de Tassigny, nommé Haut commissaire et commandant en chef en 1951, la mise en échec réussie des premières grandes offensives vietnamiennes sur le delta du Fleuve Rouge, la mise sur pied accélérée à son initiative d’une armée vietnamienne baodaiste ne peuvent assurer qu’un redressement militaire fragile et temporaire avant la mort de De Lattre en 1952.

Dès lors l’opposition à la guerre, déjà vigoureuse dans la classe ouvrière métropolitaine sous l’impulsion du Parti Communiste français, l’opposition active de la gauche chrétienne (« Témoignage Chrétien », « Esprit ») et de la gauche intellectuelle (« Les Temps Modernes » de Sartre) gagne à partir de 1950 les classes moyennes, la gauche de la SFIO et des partis du Centre et trouve un remarquable porte-parole en la personne de Pierre Mendès France* qui souligne avec éloquence devant l’Assemblée Nationale en 1953 qu’il faut ou bien tripler l’effort militaire, sans garantie de vaincre, ou bien négocier. Le plan du général Navarre, conçu par le dernier commandant en chef français - à partir de la stratégie des « hérissons » expérimentée par l’état-major allemand face aux offensives soviétiques de 1943 et adaptée avec succès par l’état-major français au théâtre indochinois en 1952 lors la bataille de Na San - a pour but de barrer la route du Laos (ce revers géostratégique du théâtre de guerre indochinois) et surtout de négocier sur la base d’une carte de guerre améliorée, qui donnerait par ailleurs sa chance au Viêt Nam anti-communiste de Bao Dai et son gouvernement. Il est mis en œuvre à la fin de 1953.

Dien Bien Phu

Le nouveau plan de l’état-major français consiste à attirer sur le puissant camp retranché de Dien Bien Phu, dans le haut pays thai, le corps de bataille vietnamien à 400 kilomètres de ses bases et à le détruire grâce à la puissance de feu et à l’aviation du CEFEO, mais il sous-estime gravement la capacité de l’Armée Populaire à déplacer à longue distance ses grandes divisions régulières et de transporter à travers la si difficile zone montagneuse de la Haute Région le matériel lourd nécessaire pour soutenir ce qui va être une sorte de Verdun asiatique. Il en résulte pour les Français un désastre total : après quatre mois de combats acharnés le 7 mai 1954, alors que se déroule la Conférence de Genève réunie en vue d’un règlement des différents conflits asiatiques, Dien Bien Phu* est pris d’assaut par les soldats du Vietminh. Le commandement français n’a pratiquement plus de réserves mobiles. A Genève, Pierre Mendès France, élu alors président du Conseil, négocie dans l’urgence et signe les Accords 21 juillet 1954. Ils divisent provisoirement le Vietnam en deux Etats au Nord et au Sud en attendant un référendum destiné à unifier le pays et prévu pour 1956, prévoient l’évacuation du pays par les Français au nord du 17ème parallèle et ouvrent une accalmie temporaire avant que ne commence dès 1955-1956 au Sud la Seconde Guerre du Vietnam - révolution sociale, guerre civile, et guerre internationale indissolublement mêlées - entre les deux Etats, celui du Sud bénéficiant d’une aide massive puis dix ans plus tard d’une intervention directe de l’Amérique.

C) UN COMMUNISME DE GUERRE...

Les communistes ont allié une remarquable capacité d’organisation des masses, le sens des opportunités stratégiques tant en politique que dans la guerre et une grande prudence politique. Après l’écrasement de la grave insurrection communiste de Cochinchine en novembre 1940, alors que le Parti se trouvait une fois de plus décimé et démantelé sous les coups de la Sûreté d’Indochine, sa nouvelle direction constituée autour de Nguyên Ai Quôc retour d’URSS et de Chine à la fin de 1940 dans la Haute Région du Tonkin a opté au printemps de 1941 pour une ligne officielle de large union nationale articulant de manière souple et pragmatique les deux dimensions nationale et sociale de la guerre d’indépendance.

L’instrument de la mobilisation nationale que les communistes ont mis sur pied est le Front Viet Minh*, créé en mai 1941, structure d’accueil destinée à « réunir tous les patriotes, sans distinction de fortune, d’âge, de sexe, de religion ou d’opinion politique, pour travailler ensemble à la libération de (notre) peuple et au salut de (notre) nation », mais totalement contrôlée en fait par le Parti. Les dirigeants du Parti maîtrisent parfaitement l’art des gestes politiques et des signes du destin. Le 11 novembre 1945, le comité central du PCI ira même jusqu’à décider de dissoudre officiellement ce dernier (mais il n’en sera rien bien sûr dans la pratique...). De même en 1951, nominalement du moins, le PCI se voit ramené, peut-être sous la pression de Pékin qui entend satelliser le futur Vietnam jusque dans les mots, au rang de simple Parti des Travailleurs du Vietnam. L’autre instrument majeur de la révolution communiste est la remarquable Armée Populaire, dont Giap a organisé les premières unités dans la région frontalière avec la Chine à partir de la fin 1941, solidement encadrée par un appareil efficace de cellules et de commissaires politiques.

Pour analyser le phénomène communiste vietnamien, il est d’usage de chercher à distinguer entre un nationalisme enraciné dans la tradition confucéenne, supposé constituer l’équipement intellectuel d’un Hô Chi Minh, et une tendance à l’alignement sur l’orthodoxie stalinienne qu’incarneraient des dirigeants tels que Bui Công Trung* , Tran Van Giau* au Sud ou Truong Chinh* au Nord. Leur tension se manifesterait dans l’opposition entre partisans du front national et les partisans de l’élimination des nationalistes. Cette lecture moins étayée par les faits que par les espérances un peu naïves de ses promoteurs ne rend compte ni du contenu historique précis des notions convoquées (confucianisme, stalinisme) ni de la complexité sociale autant que politique et culturelle du vivace communisme national vietnamien. Viscéralement patriote comme tous les mouvements d’opposition que le régime colonial a dû combattre, ce dernier a été fortement investi dès ses origines par la problématique et les thèmes de la pensée nationaliste chinoise et vietnamienne - d’autant qu’il résulte de la brusque conversion politique et idéologique au communisme d’une partie importante de l’intelligentsia nationaliste radicale dans les années 1920-1930, conversion qui est loin d’avoir été une rupture - mais il est non moins acquis au modèle communiste soviétique. Au Vietnam, dans les années 1925-1939 le communisme s’est présenté et a été largement perçu comme la seule réponse historiquement praticable à la crise de la nation ouverte par l’entrée de cette dernière en dépendance coloniale, à la problématique du cuu quôc (« salut national »). La Révolution d’Août 1945 et la longue résistance armée au retour de la France lui confèrent la légitimité nationale. En même temps l’adhésion des jeunes générations de l’intelligentsia révolutionnaire s’est accompagnée de son indéracinable implantation dans le prolétariat des villes, des plantations, des mines et surtout dans la société et la civilisation paysannes. Pendant toute la Guerre d’Indochine le Parti a été constamment attentif à l’articulation entre la lutte militaire et l’appui ( à l’occasion fortement contraint) de la paysannerie qui a donné ses fils à l’Armée Populaire, lien que Giap définit dans ses écrits comme fondateur de stratégie de la guerre révolutionnaire. A la différence des petits partis nationalistes urbains le communisme se présente donc aussi comme l’alternative historique à la crise d’une société rurale qui s’enfonce dans le sous-développement depuis l’entre-deux guerres en nombre de régions. Il lance en janvier 1953, peut- être sous la pression de la Chine, elle-même en plein réforme agraire, mais avec un minimum de prudence, la réforme agraire et évince de fait dans l’océan des villages la classe des propriétaires fonciers. Ainsi s’ouvre une longue série de campagnes de masse qui aboutiront à la redistribution de 80% des terres cultivées en 1968, même si en 1956 on reviendra sur certaines « erreurs » et beaucoup de violences.

De cette complexe rencontre historique résulte l’émergence durant le conflit contre la France d’une puissante bureaucratie, omniprésente, détentrice d’un monopole politique absolu : dans la guerre et par la guerre, la révolution communiste configure pour longtemps les structures fondatrices du Parti-Etat vietnamien. L’ensemble des zones sous son autorité et dans une mesure importante les régions occupées par le CEFEO et l’administration du régime de Bao DaiDai se trouvent quadrillées par le dense réseau des cellules du Parti, mobilisées dans les multiples campagnes de masse qu’il lance par l’intermédiaire des organisations de masse fédérées dans le Front de la Patrie (le Liên Viêt qui remplace le Vietminh en 1951) qu’il dirige et qui ont pour fonction de contrôler l’espace social. Mais en même temps ces structures se trouvent investies de l’intérieur par la société villageoise comme par les espoirs des intellectuels et du petit peuple des villes. Double tendance lourde du communisme vietnamien à l’égal de son homologue chinois, même si elle a été freinée par l’ascétisme des pionniers - de Nguyên Ai Quôc/Hô Chi Minh à la génération de Giap ou de Pham Van Dong par exemple - et par la dureté de la guerre. La tendance à la substitution du Parti à la société politique embryonnaire qui s’était développée au cœur des villes coloniales, ses principes d’organisation empruntés au communisme stalinien et maoiste ont déterminé la constitution d’une nouvelle classe politique, structurée par le parti et l’APV, opérant à l’échelle de l’espace indochinois, issue du milieu ouvrier urbain, de la paysannerie et de la petite bourgeoisie de formation moderne privée d’avenir social et national dans la situation coloniale. A partir de la reconstitution officielle du parti en 1950, la pratique de la « rectification » (le chinh huân), clé de voûte du système d’éducation politique maoïste en partie inspiré de la conception confucéenne du chinh danh qui vise à mettre les esprits en totale conformité avec l’idéologie officielle, devient une composante de la formation des militants. Il n’y a pas de place dans ce système pour les libertés, pour la pluralité, pour l’opposition. L’assassinat des trotskistes du Sud en 1945, en particulier de la grande figure de leur leader Ta Thu Thàu* et de nombreuses personnalités nationalistes en a été l’annonce. Le cheminement populiste des intellectuels des années 1920 aura finalement conduit nombre d’entre eux au statut de commissaire politique.

D) LA GUERRE FRANÇAISE

La guerre est restée longtemps peu visible dans la société métropolitaine. Par l’effet de plusieurs facteurs conjugués, dont certains rejoueront aussi pendant la guerre d’Algérie, et tout d’abord le black out établi par la classe politique française, communistes et gauche intellectuelle, chrétienne ou socialiste exceptés, la mésinformation et la désinformation largement entretenues d’en haut par la propagande officielle. Guerre non déclarée, guerre non-dite, « guerre morte », pourra-t-on écrire : pas plus que des crises de la colonisation, le simple citoyen ne doit guère s’apercevoir de celles de la décolonisation...A partir de 1948 s’amorce un changement et avec lui la lente - et conflictuelle à l’extrême - décolonisation de la société française. Le Monde du 17 janvier 1948 titre sur la « sale guerre », tâche indélébile qui va hypothéquer l’effort de guerre français. C’est en effet en Indochine que la torture, les exécutions sommaires, les massacres collectifs et leur occultation ont été inaugurés bien avant l’Algérie comme pratique courante des guerres de décolonisation : au début de 1948 une série d’articles retentissants de Paul Mus les dénonce dans « Témoignage Chrétien ». S’y ajoutent les « affaires », depuis les fuites de secrets stratégiques (du fameux rapport, si pessimiste, du général Revers, par exemple) au trafic des piastres révélé fin 1952. Pourtant, entre le tiers et le quart des personnes sondées par l’IFOP sont encore « sans opinion » à cette date. Car la guerre froide pèse sur l’interprétation du conflit qui en devient foncièrement partie intégrante, comme le note dans le « Journal du septennat » de Vincent Auriol*.

Par contre a joué dans l’autre sens la solidarité internationaliste avec la résistance vietnamienne sous l’impulsion de l’engagement actif du PCF en faveur du Vietnam, bien différent de ses futurs choix face à la Guerre d’Algérie. Certes sa participation aux gouvernements du Tripartisme l’incite au début à bien des contorsions dialectiques, mais il soutient prudemment les communistes vietnamiens dès septembre 1945 dans son influente presse et dans ses meetings, tout en cherchant à infléchir de l’intérieur la décision gouvernementale. A partir de janvier 1949 - l’on est au coeur de la guerre froide - il lance sa première grande campagne de masse contre la « sale guerre » et organise grâce au soutien de la CGT manifestations et grèves ouvrières sur les mot d’ordre « plus un homme, plus un sou », « rapatriement du corps expéditionnaire », « paix au Vietnam ». Cette campagne a eu un réel écho dans la classe ouvrière qui s’explique notamment parce qu’elle ouvre une perspective de rechange au combat ouvrier après la grave défaite des grandes « grèves rouges » de 1947-1948. Elle culmine en 1949 et au début de 1950 avec les multiples refus des dockers des ports français et algériens, à l’exception de Cherbourg, de charger et décharger les navires et des cheminots de transporter le matériel de guerre par chemin de fer. Cette mobilisation ouvrière n’est certes pas unanime et se limite à la partie, fort importante cependant, du monde du travail qu’influencent le PCF et la CGT, mais son écho populaire explique, la répression aidant, que l’affaire Henri Martin* ait pu donner un second souffle à un véritable mouvement de masse : résistant courageux, c’est en patriote exigeant que le jeune marin qui a distribué des tracts contre la guerre dans le port militaire de Toulon est présenté dans la puissante campagne qui exige sa libération après sa condamnation à cinq ans de prison et que rejoignent de très nombreux universitaires, scientifiques et écrivains de gauche ainsi qu’un grand nombre de militants chrétiens. De multiples initiatives, nombre de comités d’études et d’action, Les Temps Modernes, Esprit y participent, avec Sartre, Picasso, Paul Mus, Eluard, Prévert, Gérard Philippe, Aragon et bien d’autres : ainsi se reforme une sorte de « parti intellectuel », suffisamment influent pour ébranler la SFIO, les Radicaux, le MRP et même les gaullistes, que l’on retrouvera dans la solidarité avec les Algériens quelques années après. Entre temps, les milieux d’affaires ont eux aussi fait l’apprentissage de la décolonisation : les actifs des sociétés en Indochine seraient passés de 320 millions de francs en 1945 à 90 en 1954. Après 1950, le grand capitalisme indochinois entreprend la reconversion de ses activités vers l’Afrique. Ainsi peut s’opérer en métropole, dès 1953, l’acceptation sociale de l’abandon - qui ne sera jamais total sur le plan économique, culturel et diplomatique - de l’Indochine française.

Dernière différence, considérable, avec l’Algérie : le CEFEO a été une armée de métier, il n’a comporté que des engagés et des militaires de carrière (165 000 hommes en 1952), dont 60% fournis par l’outre-mer auxquels se sont ajoutés 55 000 légionnaires. Le chiffre officiel des soldats et officiers français tués dans les « rues sans joie » des deltas et de montagnes de l’Indochine (20 000) est proche de celui du conflit algérien (mais il n’a pas été comptabilisé de la même manière), comme le sera le résultat final des deux guerres.

Dans ces neuf années d’une guerre cruelle sur la terre vietnamienne, la plus décisive des guerres de décolonisation, le grand projet néo-colonial de 1945 a fait naufrage. Si la IVe République n’est pas morte à Dien Bien Phu, contrairement à ce que l’on l’avance parfois, l’Union Française ne s’en est pas relevée. L’homme dominé par l’Occident, le petit homme jaune, le nha que*, s’est émancipé, ce qu’enregistrent en 1955 la Conférence de Bandung et l’émergence du non alignement .. L’Europe se replie d’Asie. Le modèle vietnamien a puissamment incité les autres nationalismes des peuples colonisés puis, plus tard, l’ensemble du Tiers Monde à franchir le Rubicon. Six mois après le coup de tonnerre de Dien Bien Phu, trois mois après les Accords de Genève, à la Toussaint de 1954, une autre révolution, une autre guerre éclatent en Algérie, l’Afrique du Nord puis l’ensemble du Tiers Monde se mettent en marche. Une espérance révolutionnaire tricontinentale semble prendre corps que formulera un peu plus tard le célèbre mot d’ordre lancé par Che Guevara : « Un, deux, trois Vietnam ... ». Mais l’expérience, terrible, du Vietnam devait rester une.

HEMERY Daniel

* Ecrit pour le Dictionnaire de la colonisation française (sous la direction de Claude Liauzu, Larousse, Paris 2007).


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