La gauche élitaire est soluble dans le néolibéralisme. Il n’en reste plus que des traces.

jeudi 27 avril 2023.
 

En se ralliant au néolibéralisme pour des raisons idéologiques ou opportunistes, la social-démocratie à œuvr à sa propre destruction en perdant une bonne part de son crédit électoral. Le Monde diplomatique fait le point sur cette question au niveau international.

Pourquoi la gauche perd ?

Source : Le Monde diplomatique. Janvier 2022 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

On aimerait bien, mais on ne peut plus…

L’échec ne concerne pas seulement la France. Et la victoire de la gauche au Chili ne suffit pas à annuler le problème. Ces vingt dernières années, le capitalisme a enchaîné les crises, des marées humaines ont réclamé que leurs dirigeants « dégagent », sans que l’ordre néolibéral en place soit sérieusement ébranlé pour autant. Et c’est l’extrême droite qui progresse. Les erreurs et les reniements de la gauche au pouvoir, en particulier en Europe, expliquent qu’elle n’ait tiré aucun bénéfice du mécontentement général. Mais, au-delà de son bilan de faillite, quelles perspectives sérieuses conserve-t-elle de transformer la société quand son divorce avec les classes populaires est presque partout consommé ?

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Alors que la France va vivre dans trois mois une élection présidentielle, le sentiment que la gauche va la perdre l’emporte assez largement. Il est d’autant plus puissant que, même dans l’hypothèse improbable où elles se retrouveraient unies le temps d’un scrutin, les diverses tendances qui composent cette « famille » n’ont plus grand-chose en partage. Comment gouverneraient-elles ensemble, alors qu’elles s’opposent sur des questions aussi essentielles que la fiscalité, l’âge du départ à la retraite, l’Union européenne, la poursuite ou l’arrêt du nucléaire, la politique de défense, les relations avec Washington, Moscou et Pékin ? Seule la peur commune de l’extrême droite les réunit encore. Mais, depuis quatre décennies, l’ascension de celle-ci s’est poursuivie alors que la gauche a exercé le pouvoir pendant vingt ans (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002, 2012-2017). Autant dire que les stratégies déployées pour enrayer ce danger ont spectaculairement échoué.

Ailleurs qu’en France, le tableau n’est pas plus reluisant. « Ce n’est pas la peine de tourner le couteau dans la plaie. Nous sommes submergés ! La gauche est détruite dans toute une série de pays », admet M. Jean-Luc Mélenchon (1), qui paraît faire la course en tête à gauche, mais derrière plusieurs candidats de droite et d’extrême droite. En 2002, les sociaux-démocrates dirigeaient treize des quinze gouvernements de l’Union européenne ; vingt ans plus tard, il n’y en a plus que sept sur vingt-sept (Allemagne, Finlande, Suède, Danemark, Espagne, Portugal et Malte). Un effondrement qui n’est pas sans rapport avec un paradoxe cruel que relève M. Jean-Pierre Chevènement : « La mondialisation néolibérale, à travers la liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des hommes, se trouve mise en cause non pas par la gauche, largement ralliée au social-libéralisme, mais par la droite dite “populiste” (2). »

Une telle « mise en cause » aurait dû favoriser la « gauche de gauche ». Or le paysage n’est pas plus riant de ce côté-ci. En Grèce, Syriza a été sommée par ses créanciers de durcir les politiques économiques et financières qu’elle s’était engagée à combattre, elle s’y est résignée, puis a perdu le pouvoir ; Podemos en Espagne (lire « Podemos ou l’illusion du neuf ») et Die Linke en Allemagne sont affaiblis (lire « En Allemagne, deux lignes pour un même camp ») ; les communistes français ne comptent plus aucun élu au Parlement européen. Et ce n’est pas tout. Après avoir dirigé le Parti travailliste britannique en cherchant à le dégager de son ornière blairiste, M. Jeremy Corbyn siège dorénavant parmi les non-inscrits, alors qu’aux États-Unis M. Bernie Sanders, qui lui aussi espérait donner une nouvelle identité à une formation ayant organisé la mondialisation néolibérale, a vu s’écrouler en moins d’une semaine sa campagne présidentielle. Il n’y a guère qu’en Amérique latine que la gauche trouve encore des motifs de réconfort (lire « Tout commence au Chili »).

Pour être réalisés, les objectifs de transformation sociale doivent être adossés à un puissant mouvement des classes populaires. Nul n’ignore plus que la conscience des échecs d’une politique, voire de l’illégitimité d’un système, n’enfante pas automatiquement la volonté de les terrasser. Quand les instruments pour y parvenir font défaut, la révolte ou la colère cèdent souvent le pas à la débrouille, au sauve-qui-peut ou à la conviction que les droits sociaux du voisin constituent des privilèges. Ce terreau favorise alors les conservateurs et l’extrême droite. En France et ailleurs, l’échec de la plupart des grandes mobilisations sociales depuis vingt ans, en partie imputable à des stratégies syndicales inefficaces (mouvements « saute-mouton » à la SNCF et à la RATP), doit aussi beaucoup à des politiques gouvernementales qui ont empêché l’organisation de grèves paralysantes en imposant, par exemple, un service minimum dans les transports. Car la bourgeoisie sait apprendre de ses défaites et détruire les outils qui les ont provoquées. Elle n’hésite ni à changer les règles du jeu ni à les enfreindre. Chaque fois qu’elle le doit, elle le peut — et elle le fait. Ainsi que l’observait le philosophe Lucien Sève, « le capitalisme ne va pas s’effondrer de lui-même, il a encore la force de nous conduire tous à la mort, comme ces pilotes d’avion qui se suicident avec leurs passagers. Il est urgent d’entrer dans le cockpit pour nous emparer ensemble des commandes (3) ».

Souvent la gauche est entrée dans ce cockpit. Et c’est un peu son handicap aujourd’hui tant le souvenir de ses passages au pouvoir détruit la volonté de lui confier à nouveau les manettes. Des noms comme ceux de Blair, Clinton, Mitterrand, Craxi, Gonzáles, Schröder, Hollande provoquent souvent un rejet violent. Au point qu’il faudrait remonter loin dans le temps et piocher dans un stock de photos en noir et blanc pour que le nom de « gauche » déclenche encore de la nostalgie : le New Deal, le Front populaire, l’« esprit de 1945 » (auquel les Britanniques doivent leur service de santé publique), le « communisme déjà là » de la Sécurité sociale, selon la formule du sociologue Bernard Friot. L’histoire des déceptions qui ont suivi, en particulier ces dernières années, est connue ; inutile de la détailler ici. Deux dimensions méritent cependant d’être rappelées. D’une part, loin d’avoir simplement échoué à appliquer son programme, la gauche a mis en œuvre celui de ses adversaires. D’autre part, chaque fois qu’elle ne s’empressa pas de capituler — dès le premier jour de son mandat dans le cas du président François Hollande —, ce n’est ni un coup d’État ni une armée étrangère qui provoqua la mise au pas, mais une strangulation financière. « Le printemps d’Athènes, résumait en août 2015 M. Yanis Varoufakis, qui avait été ministre des finances grec, a été écrasé tout comme le printemps de Prague. Pas par des chars, mais par des banques. »

Et l’ennemi était souvent à l’intérieur… Jusqu’à une date récente, nul n’envisageait qu’un ancien premier ministre travailliste se reconvertisse dans le privé et fasse fortune en louant ses services à la banque Barclays et à JPMorgan, ou qu’un ancien ministre des finances socialiste devienne directeur général du Fonds monétaire international (FMI). Mieux, si l’on peut dire, ce sont trois socialistes français ou proches de François Mitterrand qui servirent d’architectes à la déréglementation des capitaux, moteur de la mondialisation financière : M. Jacques Delors, comme président de la Commission européenne ; M. Henri Chavranski, à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; et M. Michel Camdessus, comme directeur général du FMI. L’Acte unique européen, les partenariats public-privé, les privatisations, y compris celle des médias, furent donc souvent l’œuvre de la gauche. En déclarant sa candidature à l’élection présidentielle de 2002, le premier ministre socialiste Lionel Jospin rappela même que l’« intérêt des salariés » de France Télécom et d’Air France avait selon lui justifié les ouvertures de capital décidées par son gouvernement. Comment mobiliser politiquement un électorat de gauche avec un tel bilan ?

Les choses ne sont pas plus faciles quand la gauche au pouvoir refuse de jouer le rôle de régisseur des politiques de droite. Il y a un peu moins d’un siècle, le dirigeant socialiste Léon Blum affichait ses inquiétudes à la veille d’élections législatives que le Cartel des gauches allait remporter : « Nous ne sommes pas bien sûrs que les représentants et dirigeants de la société actuelle, au moment où ses principes essentiels leur paraîtraient trop gravement menacés, ne sortent pas eux-mêmes de la légalité (4). » Blum redoutait alors un coup de force. Aujourd’hui, inutile d’y recourir et même de sortir de la légalité pour que les « principes essentiels » d’une société capitaliste continuent de s’appliquer, quoi que décident les peuples concernés. Quatre jours seulement après la victoire législative de la gauche grecque, le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, avertissait les vainqueurs du scrutin : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » Ce verrou des structures, ce sentiment que presque tout est devenu impossible sont désormais tellement ancrés dans les textes et dans les têtes des gouvernants que lorsque, en novembre dernier, on annonça au ministre des comptes publics que 90 % des Français réclamaient la suppression de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur cinquante produits de première nécessité, il répliqua : « Il faudrait en débattre des années avec la Commission européenne, car instaurer une TVA à 0 % n’est pas possible dans le cadre des règles actuelles (5). » On aimerait bien, mais on ne peut plus…

Cette invocation répétée de l’impuissance a fini par discréditer le débat politique. Les partis, vidés de leurs adhérents (22 000 pour le Parti socialiste en 2021, contre près de 200 000 quarante ans plus tôt), n’apparaissent plus comme les leviers d’un éventuel changement, mais comme des machines électorales qui encouragent l’entre-soi, les guerres de chefs et les conflits d’ego. Soucieux de se démarquer de cet univers, qu’ils jugent corrompu, de nombreux militants se tournent vers d’autres formes de luttes, horizontales, inclusives, participatives. Ainsi, les manifestants des « printemps arabes », ceux d’Occupy Wall Street, de Nuit debout ou des « gilets jaunes » : tous ont refusé de se doter de leaders (par peur de la personnalisation), de bâtir des organisations hiérarchiques (pour éviter l’autoritarisme), de nouer des alliances avec des partis ou des syndicats (par crainte de la récupération) ou de s’inscrire dans le jeu électoral (assimilé à un monde de manigances et de compromissions).

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Mais il est arrivé que cette quête de la pureté se fasse au détriment de l’efficacité. Le 15 octobre 2011, le mouvement Occupy a rassemblé des millions de personnes dans 952 villes, à travers 82 pays — la plus grande mobilisation planétaire de l’histoire. Il n’a rien obtenu. Les « gilets jaunes » ont enchaîné des dizaines de samedis de défilés — le plus long mouvement social observé en France. Eux non plus n’ont pas obtenu grand-chose. Et les « printemps arabes » ? Dix ans après les rassemblements de la place Tahrir en Égypte, le pays subit le joug de la dictature de M. Abdel Fattah Al-Sissi, plus terrible encore que celle de Hosni Moubarak, le président déchu en 2011. « Les jeunes qui guidaient ces mouvements (…) rejetaient toute forme d’organisation verticale », explique Hicham El-Alaoui au sujet des « printemps arabes ». « Pourquoi ? Après avoir vu des décennies de corruption, ils se méfiaient du système politique, le jugeaient sale, corrompu. Pour conserver leur idéalisme, il leur fallait rester purs. (…) Mais vous avez beau faire pression en rassemblant des gens dans la rue, si cette pression ne trouve pas de traduction dans le système politique, vous êtes marginalisés (6). » Dans ce genre de cas, l’équation est simple : sans organisation, pas d’influence ; sans influence, pas de résultats.

D’où un sentiment de résignation, sinon de fatalisme. Et la recherche d’autres terrains de lutte. Puisque des millions de personnes battant le pavé ne suffisent pas à changer le monde, de nombreux militants privilégient dorénavant des alternatives locales, des initiatives concrètes leur permettant de subvertir une organisation sociale qu’ils réprouvent. Ainsi voit-on fleurir les zones à défendre (ZAD), les communautés autogérées, les circuits courts. Vivre à l’écart du système revient cependant à accepter de cantonner son action aux marges, faute de pouvoir changer l’essentiel. « On ne transforme pas les rapports sociaux en s’y soustrayant à quelques-uns, observe Frédéric Lordon (7). Un îlot anticapitaliste ne supprime pas le capitalisme : il y laisse tous les “continentaux”. » « Pour autant, ajoute-t-il, il démontre le mouvement en marchant. Ce qui est d’une inestimable utilité. À la condition bien sûr de préparer un retour vers le continent : la généralisation. » Certes, mais la pratique de ces mouvements de type ZAD, souvent animés par des jeunes issus des classes moyennes diplômées, concerne-t-elle autant les milieux populaires ?

Or une réflexion sur les échecs de la gauche ne peut pas faire l’économie d’un retour sur l’alliance de classes qui, tout au long du XXe siècle, lui avait permis de gagner et de transformer la société. Toujours fragile, elle est aujourd’hui en morceaux. Peut-on la reconstruire ? Doit-on lui substituer autre chose ? Car le front uni des classes moyennes progressistes et des couches populaires s’est désagrégé. Ces deux groupes ne se retrouvent plus, tant les ségrégations spatiales et scolaires se sont développées ; ils ont cessé de militer ensemble dans des partis politiques désormais majoritairement composés de bourgeois diplômés et de retraités ; ils ne sont plus mobilisés ni par les mêmes causes, ni par les mêmes priorités (lire « Si les classes populaires étaient écoutées »).

Ces trente dernières années, la dissociation de la gauche et de l’électorat populaire a été imputée à une série de facteurs : politique (la trahison des engagements pris), économique (tertiarisation, financiarisation, mondialisation), idéologique (l’hégémonie néolibérale), sociologique (la célébration de la méritocratie par les classes cultivées), anthropologique (la dissolution des différentes formes de vie dans la rationalité calculatrice et marchande), géographique (les métropoles contre le périurbain), culturelle (luttes sociétales contre luttes sociales). De telles explications, classiques, ne dessinent un schéma cohérent qu’à condition de tenir compte également de deux causes plus rarement évoquées : les vertus modératrices que la « menace soviétique » exerçait sur les dirigeants du « monde libre » capitaliste, d’une part ; la dégradation du rapport des classes populaires à la politique institutionnelle, d’autre part.

Adversaire résolu du marxisme révolutionnaire, Thomas Piketty n’en reconnaît pas moins que « la réduction des inégalités au XXe siècle est très liée à l’existence d’un contre-modèle communiste. (…) Par la force de pression et la menace qu’il a représenté pour les élites propriétaires dans les pays capitalistes, il a très fortement contribué à transformer les rapports de forces et à permettre dans les pays capitalistes l’émergence d’un régime fiscal, d’un régime social, d’un régime de sécurité sociale qui aurait été très difficile à imposer sans ce contre-modèle (8) ».

Car, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, l’Union soviétique a en effet représenté pendant des décennies, en particulier dans la fraction la plus militante de la classe ouvrière occidentale, la possibilité concrète d’un autre présent et donc d’un avenir différent : une espérance. Il n’est pas de politique sans foi en l’avenir, et c’est précisément cet alliage de désir, d’illusion et d’espoir qui a disparu dans les années 1980, au moment précis où la conversion libérale de la gauche de gouvernement anéantissait par ailleurs des bastions industriels, ce qui eut pour effet de mettre hors jeu le groupe social qui, depuis les années 1930, occupait le terrain (9). La « dépolitisation » que commentateurs et sondeurs imputent aux classes populaires n’est que le nom dont ils affublent le refus d’un jeu où l’on estime n’avoir plus rien à gagner.

Et le retrait des uns consolide le monopole des autres. À mesure que la proportion de diplômés du supérieur augmente (moins de 5 % après la guerre, ils sont plus du tiers aujourd’hui en Europe et aux États-Unis), ils deviennent culturellement hégémoniques et électoralement décisifs. Il leur paraît alors moins nécessaire pour l’emporter politiquement de forger des alliances avec les autres — ce qui exige bien sûr qu’on tienne compte de leurs priorités.

Dans les années 1950 et 1960, les riches et les diplômés votaient à droite pendant que les pauvres et les non-diplômés votaient à gauche. Ce n’est plus le cas : le titre universitaire, c’est-à-dire la position d’expert, de cadre, de spécialiste, conduit à voter à gauche et amène parfois, par réaction, ceux qui ne sont ni experts ni diplômés et qui se sentent méprisés par les experts et par les diplômés à graviter en sens inverse (10). Le « modèle américain » qui suit se retrouve presque partout ailleurs en Europe : une ville riche et intellectuelle comme New York ou San Francisco vote démocrate. Un État pauvre et rural comme la Virginie-Occidentale ou le Mississippi vote républicain.

Mais, contrairement à la situation d’il y a trente ou quarante ans, les formations de gauche modérées — qu’elles soient socialistes, travaillistes, démocrates ou écologistes — peuvent désormais faire le pari qu’elles l’emporteront même si elles négligent les demandes de l’électorat populaire, surtout lors d’élections auxquelles celui-ci participe peu. Libre à elles de privilégier alors un libéralisme culturel et sociétal destiné prioritairement à la bourgeoisie éclairée. « Perdre les ouvriers, ça n’est pas grave », avait conclu M. Hollande. Le sénateur de l’État de New York Charles (« Chuck ») Schumer lui a fait écho en juillet 2016 : « Pour chaque ouvrier démocrate que nous perdrons en Pennsylvanie occidentale, nous récupérerons deux républicains modérés dans les faubourgs de Philadelphie. » Deux mois plus tard, M. Donald Trump l’emportait en Pennsylvanie — et il fut élu…

M. Dominique Strauss-Kahn avait également recommandé que les socialistes français abandonnent l’électorat populaire afin de « s’occuper de façon très prioritaire de ce qui se passe dans les couches moyennes de notre pays ». Brillant stratège lui aussi, il avait expliqué ce choix peu avant une élection présidentielle, celle de 2002, à l’issue de laquelle son candidat fut éliminé : « Les membres du groupe intermédiaire, constitué en immense partie de salariés, avisés, informés et éduqués, forment l’armature de notre société et en assurent la stabilité. » Or tel n’était pas le cas selon lui du « groupe le plus défavorisé » qui « le plus souvent ne vote pas du tout » et dont « les irruptions se manifestent parfois dans la violence » (11).

Il y a vingt ans, les socialistes battent la droite à l’élection municipale de Paris tout en perdant plus de vingt villes ailleurs. Un de leurs dirigeants, Henri Emmanuelli, publie alors un article ironiquement titré : « La gauche, à quel prix le mètre carré ? » (12). Et il relève : « Désormais l’influence de la gauche plurielle aurait tendance à suivre le prix du mètre carré alors qu’elle lui était traditionnellement inversement proportionnelle. » En 1983 et en 1989, Jacques Chirac l’avait emporté dans chacun des vingt arrondissements de la capitale. Depuis que deux maires socialistes se sont succédé à l’Hôtel de Ville, le prix du mètre carré a triplé… Symétriquement, l’extrême droite, qui recueillait à Paris 13,38 % des voix lors de l’élection présidentielle de 1988 — un score alors comparable à celui du reste du pays — n’en a conservé que 4,99 % en 2017, bien que cette année-là Mme Marine Le Pen ait rassemblé 21,3 % des suffrages à l’échelle nationale, en particulier grâce au vote des ouvriers et des employés. Au vu d’un tel renversement sociologique, il n’est pas étonnant que les classes supérieures et les diplômés donnent le ton pour la gauche et qu’ils définissent ses priorités stratégiques.

Or ce qui compte le plus pour les uns n’est pas ce qui compte le plus pour les autres, y compris quand ils soutiennent un même parti. Quand, en 2017, on demanda aux ouvriers américains qui votaient démocrate d’énoncer leurs priorités, ils choisirent le coût de la santé, le niveau de l’activité économique, l’emploi, la retraite. Les priorités des diplômés progressistes — les « classes créatives » de journalistes, artistes, enseignants, sondeurs, élus, professeurs, lecteurs du New York Times, blogueurs, auditeurs des radios publiques — étaient, dans l’ordre, l’environnement, le changement climatique, le coût de la santé, l’éducation (13).

Une dissonance de ce type ne recoupe pas forcément le clivage entre modérés et radicaux. Ainsi, le Parti travailliste britannique a essuyé un échec retentissant en 2019 peu après que son dirigeant Corbyn, cédant à la double pression des députés blairistes, qui le détestaient, et des étudiants radicaux, qui le soutenaient, a annoncé qu’en cas de victoire il organiserait un second référendum sur le Brexit. Or la sortie de l’Union européenne, honnie par les classes moyennes diplômées, modérées comme radicales, avait été plébiscitée dans les circonscriptions travaillistes les plus populaires du nord de l’Angleterre. Le choix européen de M. Corbyn en fit tomber des dizaines dans l’escarcelle du Parti conservateur. La leçon est évidente : si la gauche veut reconquérir l’électorat qu’elle a perdu, mieux vaut qu’elle évite de mettre en avant les thèmes de débat les plus susceptibles de le mécontenter. La droite, Twitter et les médias s’en chargent déjà.

Quand les temps sont difficiles, l’exigence de bonnes nouvelles augmente. Or, avec la crise sanitaire, les mobilisations qui signalent une gauche offensive se font plus rares, ce qui accroît le repli individuel, la mélancolie du « monde d’avant », la focalisation du débat public sur les obsessions identitaires de l’extrême droite. Autant d’éléments constitutifs d’une « politique de la peur » qui, si la gauche y cédait, la conduirait à ne plus rien proposer d’autre qu’une défense des conquêtes du passé ou un rafistolage électoral destiné à éviter que le pire advienne. Mais dans une telle hypothèse, c’est souvent autour de la proposition la plus modérée, la plus timorée, la moins susceptible de déboucher sur quelque rupture que ce soit avec l’ordre existant que le « barrage » s’organise — MM. Hollande et Emmanuel Macron plutôt que M. Mélenchon en 2012 et en 2017, Mme Hillary Clinton et M. Joseph Biden plutôt que M. Sanders en 2016 et en 2020. Au risque alors de voir l’eau monter encore la fois suivante.

Las de ne mener que des combats défensifs contre le socialisme de l’après-guerre, les architectes du libéralisme comme Friedrich Hayek avaient choisi une tout autre voie. Ils avaient invité leurs partisans à privilégier « une aventure intellectuelle », « un acte de courage », « un véritable radicalisme ». Aujourd’hui, ce conseil vaut pour la gauche : son respect scrupuleux des règles du jeu économiques et politiques mises en place depuis trente ans par ses adversaires la conduirait en effet à un nouvel échec assuré. La triple urgence écologique, sociale, démocratique réclame au contraire qu’au véritable « radicalisme libéral », désormais triomphant, et dont la poursuite signifierait à terme la destruction de la société et la fin de l’humanité, on oppose une radicalité inverse. Avec cette fois la certitude qu’une gauche presque uniformément intellectuelle et méritocratique ne sera ni égalitaire, ni populaire, ni victorieuse.

En prétendant faire de son pays le « tombeau » du néolibéralisme, et à supposer que ses actes épousent cet engagement, le nouveau président chilien Gabriel Boric énonce l’objectif à poursuivre. Dire que le chemin sera escarpé relèverait évidemment de la litote. Mais, un jour qu’on l’interrogeait sur son optimisme inébranlable, Noam Chomsky eut cette réponse : « Vous avez deux choix possibles. Vous pouvez dire : je suis pessimiste, rien ne va marcher, je renonce, et je garantis ainsi que le pire va advenir. Ou vous pouvez vous saisir des possibilités qui existent, des rayons d’espoir, et dire que peut-être on va construire un monde meilleur. En fait, ce n’est pas vraiment un choix. »

* Benoît Bréville & Serge Halimi

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Notes

(1) « Questions politiques », France Inter, 21 mars 2021. Lire aussi « Dos au mur, appeler un chat un chat, objectif commun ».

(2) Jean-Pierre Chevènement, Qui veut risquer sa vie la sauvera, Robert Laffont, Paris, 2020.

(3) Entretien paru dans L’Humanité le 8 novembre 2019, republié le 24 mars 2020, peu après sa mort.

(4) Léon Blum, « L’idéal socialiste », La Revue de Paris, mai 1924. Cité par Jean Lacouture, Léon Blum, Seuil, Paris, 1977.

(5) M. Gérald Darmanin, Le Journal du dimanche, Paris, 7 avril 2019.

(6) « A dissent’s view of the Arab Spring », entretien avec Hicham El-Alaoui, The Harvard Gazette, 23 décembre 2019

(7) « Frédéric Lordon : “Rouler sur le capital” », Ballast, 21 novembre 2018.

(8) Conférence aux « Amis de l’Huma », 31 janvier 2020.

(9) Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ? », Savoir/Agir, n° 34, Vulaines-sur-Seine, décembre 2015.

(10) Cf. Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty (sous la dir. de), Clivages politiques et inégalités sociales, Seuil - Gallimard - Éditions de l’EHESS, Paris, 2020.

(11) Dominique Strauss-Kahn, La Flamme et la Cendre, Grasset, Paris, 2002.

(12) Libération, Paris, 27 mars 2001.

(13) « Placing priority. How issues mattered more than demographics in the 2016 election », Democracy de Fund Voter Study Group, Washington, DC, décembre 2017.

** Annexe

L’étrange disparition du parti communiste italien en 1991 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

origine sociale des représentations politiques dans l’électorat. https://www.monde-diplomatique.fr/c...

** HD


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