Politique industrielle (France) : « La puissance publique a progressivement abandonné ses champions nationaux »

mercredi 22 décembre 2021.
 

Après la planification stratégique dans les années 1960, la place de l’Etat dans les grandes entreprises nationales ou européennes s’est peu à peu muée en actionnariat impuissant, explique l’économiste, dans une tribune au « Monde ».

La Chine et ses puissantes entreprises menaceraient, semble-t-il, de gouverner l’ensemble des secteurs industriels mondiaux. Afin d’affronter ces nouveaux géants, il est tentant de s’en remettre à la concentration industrielle afin de voir émerger des champions nationaux, voire européens. Dans les industries à fortes économies d’échelle, obtenir une taille critique est une condition nécessaire pour augmenter les capacités d’investissement et relever les défis numériques et environnementaux : c’est l’argument invoqué pour les fusions récentes entre Alstom et Bombardier dans le rail, PSA-Opel puis PSA-FCA dans l’automobile, Safran et Zodiac Aerospace dans l’aéronautique, ou en cours entre Suez-Veolia dans l’eau et les déchets, TF1 et M6 dans les médias.

Les « champions nationaux » sont ainsi censés réaliser concrètement des politiques gouvernementales de développement de l’économie nationale et de protection de la souveraineté. Mais dans une économie mondialisée et dérégulée, des grands groupes autonomes peuvent-ils se muer en « champions nationaux » en l’absence de vision et de planification stratégique ?

Une politique de « champions nationaux » émerge au tournant des années 1960. Il s’agissait alors pour l’Etat de choisir des firmes, publiques ou privées, qui seraient capables de tirer l’industrie vers le haut. Airbus s’est ainsi progressivement constitué à coups de fusions, Renault a été de fait le champion national de l’automobile en tant qu’entreprise nationalisée, d’autres ont été créées de toutes pièces, comme dans l’aérospatiale autour du rôle coordinateur du Centre national d’études spatiales. Appuyées par un Etat dirigiste (mais non despotique) et des fonctionnaires formés dans les prestigieuses écoles d’ingénieurs capables de travailler avec le privé, ces entreprises réalisaient non seulement les objectifs économiques (emplois, commerce extérieur) de la France, mais aussi ses objectifs politiques et sociaux.

Changement de doctrine

A partir des années 1980, la puissance publique abandonne progressivement ses champions, dont les destins vont diverger. Certains s’en tireront par le biais de la privatisation, comme Renault et plus tard Airbus, dans le but de se « banaliser » aux yeux des investisseurs privés. D’autres, comme le géant de l’électronique Thomson-CSF, seront démantelés pour être revendus en petits morceaux. Dans les deux cas, ces grands groupes s’émancipent de la politique étatique.

L’Etat actionnaire change de doctrine. Plutôt que de diriger le développement de la firme, il l’accompagne, c’est-à-dire valide la politique de l’entreprise. C’est un retournement complet de la relation entre l’Etat et ses « champions ». Compter l’Etat parmi les actionnaires n’est donc plus pour les salariés une garantie d’avoir au conseil d’administration un allié capable de s’opposer aux destructions d’emplois ou aux coupes dans les budgets de recherche et développement (R&D).

On parle plus volontiers aujourd’hui de champions « européens » plutôt que nationaux. Après le rejet de la fusion entre le français Alstom et l’allemand Siemens par la Commission européenne, inquiète des risques de position de monopole, les ministres de l’économie des deux gouvernements, Bruno Le Maire et Peter Altmaier, ont appelé en février 2019 à revoir les règles de concurrence, accusées d’empêcher la réalisation d’une politique industrielle européenne [1]. En parallèle, la procédure des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), amorcée en 2018, constitue une brèche dans la doctrine d’interdiction des aides d’Etat, puisqu’elle autorise les subventions directes aux grands groupes.

Mais on ne reste pour l’instant qu’au stade du discours plutôt que d’une véritable politique. Le nouveau constructeur automobile Stellantis n’est ni champion ni européen, mais le résultat de la fusion entre PSA, constructeur français peu présent sur le marché mondial, et FCA (Fiat Chrysler Automobiles), un groupe financiarisé en déclin. Le vrai champion automobile européen est Volkswagen, mais il serait impensable pour le gouvernement français ou pour Renault de soutenir son développement ! La Commission européenne clame régulièrement son soutien à l’émergence d’un leader européen dans la 5G. Mais au moment même où Huawei s’implante en Europe, les deux leaders européens Thales et Nokia suppriment, respectivement, des lignes de production à Pont-Audemer (Eure) et des capacités de R&D à Lannion (Côtes-d’Armor).

Forme d’inertie

De même, l’« Airbus de la batterie » [un consortium européen destiné à produire des batteries électriques], et qui bénéficie d’importantes aides publiques grâce aux PIIEC, met en concurrence les régions européennes, chaque Etat membre ayant mis au pot dans l’espoir de récupérer une partie des investissements ! Alors que les constructeurs automobiles européens ont déjà leurs propres fournisseurs, asiatiques, qui ouvrent des usines d’assemblage en Europe, avant même la naissance de l’« Airbus de la batterie ».

Une entreprise commerciale privée reste d’abord inféodée à ses actionnaires. S’il n’y a pas de contre-pouvoir, à l’intérieur ou en dehors de l’entreprise, elle n’a a priori aucun intérêt à se préoccuper de la politique économique d’un Etat : elle va d’abord suivre ce qui est bon pour son résultat net. Si quitter un territoire pour s’implanter ailleurs ou abandonner le développement d’une technologie-clé contribuent à son résultat, elle n’a aucune raison de ne pas le faire.

L’impuissance de l’Etat actionnaire et régulateur l’empêche de fixer un plan pour atteindre des objectifs sociaux et environnementaux. Il préfère d’autant plus laisser le marché décider qu’il détient des parts dans des entreprises aux intérêts commerciaux parfois opposés, comme par exemple Air France et la SNCF. Préférant ne pas choisir entre l’avion et le train, il produit une forme d’inertie, là où il devrait mobiliser toute l’industrie pour affronter les défis environnementaux. Une politique industrielle démocratique, codécidée par les élus, les industriels, les syndicats et les citoyens, permettrait, en fixant un cap et un plan, de renouer avec des « champions nationaux » capables d’agir pour l’intérêt commun.

Samuel Klebaner Maître de conférence en économie

• Le Monde. Publié le 10 décembre 2021 à 14h00 :

Notes

[1] https://www.lemonde.fr/idees/articl...


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