Colère à la SAM, fonderie abandonnée par Renault et l’État

samedi 18 décembre 2021.
 

Lâchés par le constructeur automobile, qui a refusé de soutenir un ultime plan de reprise, et par le gouvernement, qui avait promis des millions d’euros, les 333 ouvriers de la fonderie de Viviez-Decazeville s’apprêtent à passer les fêtes dans leur usine occupée.

Au fond de la vallée de Decazeville, dans le nord-ouest de l’Aveyron, les générations passent, les acteurs changent, mais une même histoire semble se répéter. Une histoire bien connue de profit des actionnaires, de réduction des coûts, de délocalisation et de carnage social, commune à la plupart des fonderies françaises en difficulté. Et qui, ici, a une fâcheuse tendance à repasser les plats.

« Je suis le petit-fils d’un immigré espagnol qui a franchi les Pyrénées pour venir travailler à Decazeville comme mineur de fond. Mon père a bossé dans les usines sidérurgiques. Je suis la troisième génération, et chacun de nous a été condamné au même destin : la disparition de son travail. » David Gistau aurait envie d’en dire plus sur cette histoire familiale et collective.

Dans le vaste atelier où les ouvriers de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM) ont installé leur quartier général pour l’occupation de l’usine, l’agent de production, devenu secrétaire départemental de la CGT, évoque en quelques mots les heures tragiques de la vallée : la troupe qui tire sur les mineurs en 1869 à Aubin, tuant 17 travailleurs et inspirant à Zola des scènes poignantes de son Germinal ; la fermeture des mines souterraines de charbon en 1966, malgré les 1 500 grévistes restés au fond du trou pendant 66 jours pour tenter de sauver leur emploi ; celle des usines sidérurgiques au milieu des années 1980, puis celle de la dernière mine à ciel ouvert, en 2001.

Mais trêve d’histoire. L’urgence, c’est le présent du premier employeur d’un bassin de 19 000 habitants, la fonderie SAM, 650 salariés en 2010, 333 aujourd’hui, spécialisée dans les carters de moteurs. Le 26 novembre, le tribunal de commerce de Toulouse a prononcé sa liquidation judiciaire et la cessation d’activité immédiate, après le torpillage d’un plan de reprise par le principal client de l’usine, Renault.

Les ouvriers ont bloqué des routes, pris possession des locaux pour protéger l’outil de production, s’accrochant à d’ultimes espoirs de nouveaux délais, d’hypothétiques chevaliers blancs. En ce lundi matin de début décembre, ils se rassemblent peu à peu pour une assemblée générale, leur 55e, avant un conseil social et économique (CSE) qui devrait aborder la question des reclassements.

La plupart sont KO debout. « On savait bien qu’il faudrait faire des coupes dans l’emploi, qu’on ne pourrait pas continuer à 350. Mais la fermeture pure et simple, c’est dur », commente un employé du bureau d’études. « On est des pions, rien d’autre que des pions », maugrée un autre. « Et pourtant, elle en a craché de l’argent, cette usine », ajoute un troisième.

Une fonderie rentable, pilier d’une conquête industrielle

Au début des années 2000, la fonderie était en effet une entreprise fort profitable, avec un carnet de commandes diversifié, des cadres de vélo aux armatures de valises, de General Motors à Renault ou encore Valeo.

C’est avec ses millions d’euros de bénéfices que son propriétaire, le groupe Arche, s’est lancé dans une stratégie d’acquisitions : l’usine Sifa, dans le Loiret, en 2004, puis en 2007 le groupe Manzoni Bouchot Automotive (MBA), avec ses usines FVM en Meurthe-et-Moselle et Alfisa en Espagne. Le groupe est ainsi devenu le numéro deux européen de la fonderie aluminium pour l’automobile, avec sept usines et 2 200 salariés.

« Ce sont Renault et PSA qui avaient demandé le rachat par Arche de MBA. Mais avec la crise de l’automobile en 2007-2008, les deux groupes n’ont pas acheté les volumes de pièces promis. Nous nous sommes retrouvés seuls avec Alfisa pour rembourser les dettes, ce qui a conduit à un épuisement total de nos capitaux propres », explique Ghislaine Gistau, salariée de la SAM depuis 26 ans, déléguée CGT et représentante des employés au tribunal de commerce. Renault a commandé à un autre fournisseur, l’espagnol CIE Automotive, toutes les productions qui nous étaient affectées, avec les mêmes moules

Ghislaine Gistau, déléguée CGT

Exsangue, la SAM est rachetée en décembre 2017 par le groupe chinois Jinjiang, à l’issue d’un premier redressement judiciaire. Mais les investissements promis n’arrivent pas, et ce sont les salariés eux-mêmes qui réclament un nouveau redressement, prononcé en décembre 2019.

« C’était ubuesque, mais c’était ça ou on allait tous directement à Pôle emploi », commente Ghislaine, l’épouse de David. « Sauf que, dans le même temps, nous avons appris que Renault avait commandé à un autre fournisseur, l’Espagnol CIE Automotive, toutes les productions qui nous étaient affectées, avec les mêmes moules. »

Ce fournisseur espagnol, les salariés de la fonderie aveyronnaise le retrouvent sur les rangs des repreneurs de leur usine. Il dispose du soutien de Renault, devenu le client quasi exclusif de la SAM, qui a commandité un audit démontrant la fragilité financière des autres candidats. Mais CIE ne souhaite conserver que 150 emplois et prévoit de supprimer le bureau d’études de la SAM. « Nous avons compris qu’ils n’étaient pas là pour nous sauver mais pour nous finir », résume Ghislaine.

L’abandon par Renault

L’entreprise de Bilbao jette finalement l’éponge et le tribunal de commerce de Toulouse prononce, le 16 septembre 2021, la liquidation judiciaire de la SAM, avec le maintien de l’activité jusqu’au 10 décembre. Le principal candidat encore en lice pour une reprise, Sifa-Alty, avec à sa tête un ancien PDG de la SAM, Patrick Bellity, adresse le 18 novembre une lettre d’intention au tribunal. Son plan est accompagné de promesses d’engagements financiers de l’État et de la région Occitanie, à hauteur respectivement de 5,5 et 3,3 millions d’euros.

La cour conditionne sa décision à l’affirmation par Renault de son soutien au plan de reprise. Mais celui-ci n’arrivera pas. Le 23 novembre, la direction du groupe publie un communiqué dans lequel elle déclare que l’offre de Sifa-Alty « ne présente pas les conditions de pérennité et de sécurité nécessaires », tout en promettant de « proposer des solutions alternatives d’emploi au sein du Renault Group » aux salariés.

Bruno Le Maire, il dit qu’il faut sauver l’industrie française, mais il nous l’a bien fait à l’envers

Véronique, ouvrière depuis 35 ans dans l’usine

Le lendemain, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, oublieux des engagements pris par Bercy, affirme à son tour qu’« il n’y a pas d’offre crédible pour la reprise de SAM ». Deux jours plus tard, le tribunal ordonne la cessation immédiate de l’activité.

Face à ce grand lâchage, la colère le dispute au dégoût chez les employés. « Le Maire, il disait qu’il faut sauver l’industrie française, mais il nous l’a bien fait à l’envers », s’insurge Véronique, ouvrière depuis 35 ans dans l’usine. « On voit bien que les politiques ne sont plus maîtres de la situation, alors même que l’État est actionnaire de Renault. »

Il ne fait guère de doute pour eux que Renault avait prévu de longue date de délocaliser son approvisionnement. « Là où on voit que tout était réglé comme du papier à musique, c’est qu’ils avaient déjà préparé les moules pour CIE, avec nos réglages, affinés par notre bureau d’études », accuse Laurent Hennin, opérateur-pilote de 40 ans, dénonçant « l’injustice » de cette décision et le gâchis des « connaissances qui disparaissent avec l’usine, des formations qui n’auront plus lieu d’être ».

L’affirmation, relayée par Renault, selon laquelle l’usine aveyronnaise était obsolète du fait de l’évolution du groupe vers les moteurs hybrides et électriques, reste en travers de la gorge des ouvriers. « Ils savent que ce n’est pas vrai. Nous réalisons aujourd’hui 50 % de notre chiffre d’affaires sur l’hybride et l’électrique. Sans nous, Renault ne peut pas commercialiser la Clio 5 avec moteur hybride », souligne Ghislaine Gistau.

Le 1er décembre, toute une ville en colère

La colère ne reste pas circonscrite au périmètre de l’usine. Le 1er décembre, entre 4 000 et 6 000 personnes sont venues à Decazeville manifester leur soutien aux salariés de la SAM, des tracteurs de la Confédération paysanne et de la FDSEA aux rugbymen du club local et aux chefs d’entreprise de la région, tandis que les magasins avaient tiré le rideau métallique.

« On est scandalisés et écœurés par l’attitude de Renault, contraire à tous les engagements pris, et on a du mal à comprendre la position du ministère, qui est pleine de contradictions », s’emporte Jean-Louis Denoit, maire de la commune de Viviez, 1 250 habitants, où est implantée l’usine, à cheval avec Decazeville.

Les engagements évoqués par l’édile comprennent notamment une promesse de maintenir l’activité de l’usine jusqu’au 31 mars 2022. « On donne de l’argent à des entreprises pour qu’elles aillent créer des emplois en Espagne et en Roumanie », poursuit-il, soulignant que le bassin de Decazeville a perdu 1 000 emplois en 10 ans.

Les représentants du personnel ont demandé au ministère public de faire appel de la décision de cessation immédiate d’activité, pour permettre la mise en œuvre de la promesse de maintien de l’activité jusqu’en mars, et donner un peu de temps à une éventuelle nouvelle proposition de reprise. Mais le parquet n’a pas donné suite à cette requête.

Les voies de recours sont donc épuisées. Mais les ouvriers entendent bien poursuivre l’occupation de l’usine au moins jusqu’aux fêtes, « pour faire pression et obtenir une indemnité supra-légale », supérieure à celle exigée par la loi, indique Ghislaine. « Pour mettre l’outil de production sous protection », ajoute Sébastien Lallier, représentant du personnel. « Au cas où un autre repreneur se présenterait, on n’a pas envie que les mandataires procèdent à la vente à la découpe de l’usine. » Sébastien Lallier et Ghislaine Gistau, les représentants des salariés de la fonderie SAM. © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart

Le responsable du secteur « fusion » de l’usine veut continuer d’espérer en une offre ultérieure, qui pourrait venir d’un autre secteur, comme l’aéronautique, bien implantée dans la région. Il attend aussi des offres sérieuses de reclassement. « Pour l’instant, du cadre à la standardiste, tout le monde reçoit les mêmes offres, pour des CDD de deux mois, des boulots à Dijon ou à Toulouse », indique-t-il. Après le CSE, lundi soir, les employés ont d’ailleurs brûlé les propositions reçues.

La lutte va donc se poursuivre, alors même que les premières lettres de licenciement devraient arriver vendredi. « Il faudra qu’on nous déloge, parce que nous ne partirons pas », assure Sandrine Dufraisne, infirmière salariée de la SAM depuis cinq ans. « Pour l’instant, nous sommes tous ensemble, et c’est rassurant », ajoute-t-elle. « Mais que nous arrivera-t-il si nous devons rester seuls entre quatre murs ? Qu’est ce qui se passera dans la tête des gens ? J’ai très peur. »

Nicolas Cheviron


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message