Pour les droites : l’enseignant, voilà l’ennemi !

mardi 23 novembre 2021.
 

Par Nicolas Lebourg

La question de l’endoctrinement de la jeunesse par des enseignants politisés est un serpent de mer. Elle a des bases solides pour la droite contre-révolutionnaire. Dès 1882, Jules Ferry avait clairement affirmé la mission politique de l’enseignement, déclarant que si l’État s’occupe de l’éducation, c’est « pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation ».

La question prend une nouvelle ampleur face à la victoire du bolchevisme en Russie. Le « hussard noir de la République » est d’autant plus soupçonné être devenu un agent de l’influence communiste que les instituteurs sont nombreux à s’être engagés au parti. Et ce même si l’ouvriérisme de l’époque fait qu’ils ne sont pas spécialement bien vus de la direction : Jacques Duclos, l’un de ses cadres principaux, lâche ainsi, dans une réunion en 1936, que « beaucoup d’instituteurs communistes ne valent rien, c’est une racaille, la pègre, cela ne vaut rien, ce sont des ânes ».

Qu’importe, en 1921 le ministre de l’intérieur fait établir par les préfets des listes d’instituteurs communistes qu’il transmet à son collègue de l’éducation, requérant en vain qu’il les sanctionne. Appelé au gouvernement en 1934, au ministère de la guerre, le maréchal Pétain avait aussi affirmé qu’il souhaitait « s’occuper » personnellement « des instituteurs communistes ».

Il est loin d’être le seul officier à raisonner ainsi : à la même époque, le général Weygand met en cause la « propagande pernicieuse » des enseignants communistes et ses conséquences patriotiques. « Quels soldats peuvent émerger de telles écoles ? », demande-t-il. Les mots ont des conséquences : en un semestre, le régime de Vichy démantèle les bases de l’école laïque et, dès le 18 septembre 1940, ferme les écoles de formation des instituteurs, « antiséminaires malfaisants de la démocratie » selon Charles Maurras.

Contre le progressisme et la société multiculturelle

Ce thème demeurera prégnant et fédérateur. Après la victoire de François Mitterrand en 1981, les Comités d’action républicaine de Bruno Mégret, fraîchement démissionnaire du parti chiraquien et non encore membre du Front national, lancent une campagne sur « l’idéologie marxiste » des manuels scolaires, qui est largement reprise dans la presse opposée à la nouvelle majorité politique.

Entre septembre et octobre 1982, les arguments développés sont repris par… Le Figaro Magazine déjà, et bien sûr par la presse d’extrême droite (Aspects de la France, Présent…) mais aussi par VSD, La Croix et Le Point. Avantage du thème : il permet une redite dès la rentrée suivante, avec de nouveaux communiqués conspuant « les manuels marxistes présentant la lutte des classes comme le seul ressort de l’histoire ».

Jean-Marie Le Pen sait quant à lui parfaitement ouvrir la focale du mouvement de défense de l’école privée provoqué par le projet de réforme scolaire gouvernemental en 1984. Morigénant « le syndicat dictatorial qui règne à l’éducation nationale », il réclame la désétatisation de l’enseignement. En 2007, lors de sa dernière campagne présidentielle, son programme fustige « l’influence grandissante de groupes de pression islamistes » sur l’école, et annonce la fin des IUFM, « devenus de véritables centres de déstructuration et d’endoctrinement ».

Face au déclin du Parti communiste français, les enseignants ne sont plus pointés du doigt pour leur communisme, mais sont toujours soupçonnés de demeurer les agents d’un endoctrinement anti-français de la jeunesse. Marine Le Pen un temps a espéré les attirer à elle, mais, même s’ils étaient 7 7 % à rejeter la politique éducative menée en 2015, ils n’ont été que 5 % à voter pour elle en 2017 (selon une étude post-électorale de l’Ifop). Les autres candidats de droite ne totalisant que 15,5 % des suffrages, désigner les enseignants à la vindicte populaire est moins un risque qu’un élément discursif fédérateur pour Le Figaro magazine.

Un outil de fusion des droites

Certes, la presse réactionnaire ne reproche plus aux enseignants d’être républicains, mais d’être anti-républicains (avec une République réduite à un unitarisme assiégé par les « minorités agissantes »). Et si le danger bolchevique est passé de mode, si « l’islamo-gauchisme » du corps enseignant, tant pourfendu par Jean-Michel Blanquer, est un thème déjà quelque peu passé, le dossier de l’hebdomadaire a trouvé une contre-idéologie de remplacement, avec toujours la même « volonté d’endoctrinement », dans « l’idéologie woke », dont l’exaltation de la « diversité » permettrait bien sûr à « l’islam politique [d’] avancer ses pions ».

Le journal s’inscrit dans sa propre et longue histoire de dénonciations du corps enseignant. Son propos fait aujourd’hui la jonction entre ceux du Jean-Marie Le Pen de 1984 et celui de 2007. Cette synthèse lepéniste d’un journal très connoté socialement et générationnellement intervient alors que le phénomène Éric Zemmour témoigne de la velléité d’une partie des classes aisées de pouvoir enfin exprimer son racisme tranquillement.

Ce n’est pas un hasard, tant cette thématique paraît bien un élément structurel faisant le lien entre droites radicalisées et extrêmes droites, par-delà les époques et les courants. Sous prétexte d’enquête, c’est le travail de production d’une vision commune de l’ennemi désigné qui est produit, au service d’une entreprise électorale.

La précampagne d’Éric Zemmour faisant la part belle aux hommes et thèmes du mégrétisme, on ne s’étonnera pas que cette façon de l’aider s’appuie précisément sur le thème par lequel il se fit connaître et par lequel, déjà, il tentait de faire sauter les digues entre droites et extrêmes droites.


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