Au Chili, Gabriel Boric tente d’offrir une victoire inédite à la gauche

samedi 20 novembre 2021.
 

Candidat à la présidentielle du 21 novembre, Gabriel Boric incarne une nouvelle gauche, à la fois modérée et en rupture avec les forces qui avaient assuré la « transition à la démocratie ». Deux ans après la révolte qui a permis le lancement d’un processus constituant, il promet d’en finir avec le legs néolibéral de la dictature.

Gabriel Boric manie très bien les symboles. Le soir de sa victoire à la primaire de la coalition de gauche « Apruebo Dignidad » pour la présidentielle chilienne, le 18 juillet, il a marqué le coup en concluant son discours par un clin d’œil à Salvador Allende. « Bientôt, dans toutes les régions du Chili, s’ouvriront à nouveau les larges avenues qu’emprunteront l’homme et la femme libres pour bâtir une société meilleure », promettait-il devant ses soutiens.

L’ancien président socialiste de l’Unité populaire (UP, qui réunissait notamment le Parti communiste et le Parti socialiste, de 1970 à 1973) avait prononcé cette phrase dans le palais de la Moneda, bombardé lors du coup d’État militaire d’Augusto Pinochet le 11 septembre 1973. Ce jour-là, l’espoir soulevé par la « voie chilienne au socialisme », esquissée par le compañero presidente, prenait fin dans le sang.

Même si le contexte a changé, renouer le fil avec le souvenir des mille jours du gouvernement de l’UP fait sens pour le jeune candidat de la nouvelle gauche chilienne. À 35 ans (tout juste l’âge légal pour prétendre gouverner le pays), Gabriel Boric incarne la possibilité d’un virage à gauche au Chili, après trois décennies de « transition pactée » à la démocratie, et d’alternance entre la Concertation démocratique (le centre-gauche de Michelle Bachelet) et la droite (dont l’actuel chef de l’État Sebastian Piñera). Une éventuelle victoire constituerait une rupture de l’ordre électoral qui s’était construit depuis le retour à des scrutins pluralistes en 1989.

Si un tel scénario apparaît crédible, c’est que la configuration politique du pays andin vient d’être bouleversée en quelques années. La révolte sociale historique d’octobre 2019 a permis d’ouvrir un processus constituant, approuvé lors d’un référendum par 78 % des votants le 25 octobre 2020. L’élection de la Convention constitutionnelle, en mai 2021, a été marquée par l’effacement de la droite et de l’ancienne Concertation (la coalition de centre-gauche qui a géré la transition à la démocratie jusqu’aux années 2010).

Les victoires récentes d’une jeune militante féministe et communiste à la mairie de Santiago, Irací Hassler, et d’un militant contre la privatisation de l’eau comme gouverneur de la région de Valparaiso, Rodrigo Mundaca, ont été des indices supplémentaires de cette ouverture du champ des possibles dans un pays qui a été un laboratoire du néolibéralisme.

Dans ce contexte d’opposition à ce legs persistant de la dictature, alors que les mouvements sociaux de 2019 ont été davantage mis en sourdine par la pandémie que complètement éteints, Gabriel Boric semble être en mesure de figurer parmi les deux finalistes du premier tour de la présidentielle, le 21 novembre, et, de là, de conquérir la présidence. Il devrait faire face à un candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, qui revendique haut et fort l’héritage de Pinochet et inquiète les défenseurs des libertés.

« Face à la même crise, Boric incarne une issue progressiste, de transformation sociale, et Kast, une issue conservatrice, autoritaire, antiféministe et climatosceptique », résume Pablo Abufom, éditeur chilien membre du comité de rédaction de la revue Jacobin América Latina. C’est dire si le poids de l’histoire repose sur les épaules de Gabriel Boric.

Le candidat, né en 1986 à Punta Arenas dans la région australe du Chili, n’est cependant pas une résurgence du socialisme démocratique tel que l’avait incarné Salvador Allende en son temps. D’ailleurs, Boric n’était même pas donné favori pour représenter le camp anti-néolibéral.

Largement rassemblé dans la coalition Apruebo Dignidad (J’approuve la dignité), qui réunit le Frente Amplio (Front large, une coalition née en 2016) et le Parti communiste chilien, ce camp a organisé une primaire interne le 18 juillet dernier. C’est plutôt Daniel Jadue, candidat communiste et populaire maire de Recoleta, qui était pressenti comme le gagnant du scrutin. Or Gabriel Boric l’a emporté nettement, en regroupant près d’un million de voix sur son nom, soit 66 % des suffrages exprimés.

Pour comprendre ce succès et ce que Boric tente d’en faire au niveau national, il faut reprendre le fil de son parcours militant et idéologique. Une trajectoire de « météorite » de la politique

Il y a encore onze ans, Gabriel Boric était un parfait inconnu à l’échelle nationale. Sa notoriété avait cependant déjà bondi au sein de la faculté de droit de l’université du Chili à Santiago.

C’est en 2004 que le futur leader politique intègre cet établissement. Très vite, il entretient des liens politiques et intellectuels avec des camarades se reconnaissant dans « l’autonomisme ».

« Il s’agit d’une pensée politique singulière, explique Axel Nogué, chercheur en histoire contemporaine à l’université de Toulouse 2-Jean Jaurès. Elle développe une critique des expériences de gauche du XXe siècle, y compris celle de l’Unité populaire, et revendique une stratégie d’émancipation du peuple et des secteurs les plus opprimés qui passe par des outils de pensée acquis en dehors des institutions. »

Dans le droit fil de cette pensée, Boric et ses amis fondent la Gauche autonome en 2008. Ce collectif politique pointe les limites de la transition pactée soutenue par la Concertation, mais rejette également la tradition incarnée par le Parti communiste.

« Il en déplore sa vieille esthétique, son “centralisme démocratique” et son appel à des vieux acteurs comme la classe ouvrière, décrypte Axel Nogué. La Gauche autonome a en effet conscience qu’une refondation de la société s’est produite sous la dictature, et qu’elle a déstructuré l’ancien tissu social de l’époque de l’Unité populaire. Selon la Gauche autonome, les leçons du passé doivent servir à produire de nouveaux outils politiques, à bâtir quelque chose d’inédit. »

Voilà donc la matrice première de Gabriel Boric, qui ne s’investit cependant pas dans l’élaboration idéologique à proprement parler. Ses talents sont d’abord ceux d’un activiste, qui manie aisément la parole et fait preuve d’un savoir-faire indéniable sur le terrain. En 2009, alors qu’il est président du Centre des étudiants en droit (CED), il s’illustre d’ailleurs à la tête d’une mobilisation de 44 jours contre la gestion contestée du doyen Roberto Nahum.

L’épisode est crucial pour expliquer son accession à la tête de la Fédération des étudiants de l’université du Chili (Fech), fin 2011. Contre tous les pronostics, déjà, Boric l’emporte face à la communiste Camila Vallejo – laquelle figure d’ailleurs, aujourd’hui, parmi les membres de son équipe de campagne.

Toute sa vie, Boric a gagné contre les sondages.

Victor de la Fuente, directeur de l’édition chilienne du Monde diplomatique

En tant que leader étudiant désormais connu nationalement, Gabriel Boric devient une figure du mouvement étudiant de 2011-2012, lancé autour de la revendication d’une éducation publique, gratuite et de bonne qualité. Il s’agit des mobilisations estudiantines les plus importantes depuis le retour à la démocratie, décrites par certains comme un « printemps chilien » ayant mis en évidence les impasses du modèle néolibéral et politisé des cohortes entières de jeunes gens.

Boric est alors partisan de « désectoriser » la lutte pour l’articuler à d’autres secteurs souffrant du sous-investissement public, de la concurrence à tout crin et de la précarité. Lors des élections législatives de 2013, à l’instar d’autres leaders étudiants ayant émergé à cette occasion, il parvient à être élu. Son exploit est de l’être en tant que candidat indépendant, sans le soutien d’une machine politique. L’événement renforce sa notoriété.

« Toute sa vie, Boric a gagné contre les sondages, observe Victor de la Fuente, directeur de l’édition chilienne du Monde diplomatique. En 2011, il a été élu président de la Fech alors que personne ne l’attendait, et quelques années plus tard, il a été le seul à être élu député sous l’étiquette de la Gauche autonome, contre le système binominal [un système électoral qui favorise la permanence des deux grandes coalitions depuis le retour à la démocratie – ndlr]. »

À la Chambre des députés, Boric forme un tandem avec Giorgio Jackson, une autre figure issue du mouvement étudiant. Tous deux cherchent à capitaliser sur les blocages des partis de centre-gauche au pouvoir. Michelle Bachelet, gênée par les secteurs les plus conservateurs de sa coalition, est notamment dans l’incapacité de faire aboutir le processus constituant qui avait déjà été promis.

« Durant les années 2015-2016, raconte Axel Nogué, Boric et ses amis veulent capter ces frustrations et travaillent à la constitution d’une troisième force politique alternative, en rupture d’une part avec la Constitution de 1980, d’autre part avec l’ordre socioéconomique transmis par la dictature. »

Boric s’émancipe alors de la Gauche autonome, crée un nouveau mouvement et se regroupe avec d’autres petites formations sous la bannière du Front large. Reprenant le nom du mouvement uruguayen ayant remporté des victoires électorales massives à partir de 2004, cette coalition voit officiellement le jour en 2016. Sa candidate, Beatriz Sánchez, remporte 20 % à l’élection présidentielle de 2017, sans pouvoir accéder au second tour.

L’existence du Front large ne supprime pas celle de ses membres. Il en va de même pour l’actuelle coalition Apruebo Dignidad, qui comprend le Front large, le Parti communiste et des écologistes. Toujours est-il que le rassemblement a eu lieu, pour profiter d’une fenêtre d’opportunité : d’un côté, l’ouverture du processus constituant à la suite de l’éruption populaire de 2019 et, de l’autre, un examen de conscience du Parti communiste, qui avait gouverné avec le centre-gauche entre 2014 et 2018, et cherchait désormais un autre type d’alliances.

Boric avait un volet contestataire, auquel il a ajouté un volet institutionnel en signant un accord avec le pouvoir en 2019.

Le chercheur Axel Nogué

Si Gabriel Boric a remporté la primaire de cette coalition, ce n’était pas sans avoir pris de risques auparavant. Le 15 novembre 2019, au plus fort de la révolte sociale, alors que le président Piñera a envoyé l’armée dans la rue pour la première fois depuis la dictature, et que plusieurs manifestants sont morts dans les émeutes, le député du Front large signe un accord de paix négocié avec le pouvoir. Le Parti communiste, lui, le boycotte. Plus gênant : une fraction du Front large est également vent debout, y compris la cheffe de son propre parti, Convergence sociale.

« Pour une partie des mouvements et de la gauche radicale, cet accord enterrait le pouvoir destituant de la rue et la possibilité d’un impeachment du président Piñera », explique Franck Gaudichaud, professeur d’histoire de l’Amérique latine à l’université de Toulouse 2-Jean Jaurès. Boric, qui depuis 2011 condamne systématiquement toute forme de violence politique de masse, ne signe donc qu’en son nom propre. Or l’accord a tout de même le mérite d’acter le lancement du processus constituant, et de stabiliser une situation dont tout le monde ne goûtait pas le caractère chaotique.

« Une grande partie de la population souhaitait une transition pacifiée, confirme Axel Nogué. Boric a répondu à cette partie la moins contestataire de son électorat, finalement majoritaire si l’on en croit son résultat à la primaire. Sa signature de l’accord, en 2019, aura contribué à balancer son image activiste acquise depuis 2011. Il avait un volet contestataire, auquel il a ajouté un volet institutionnel. Même si, en réalité, il a toujours été quelqu’un de très gradualiste. »

Une campagne « au centre », mais pour tourner la page du néolibéralisme

La victoire de Gabriel Boric à la primaire d’Apruebo Dignidad s’inscrit dans la continuité de cette trajectoire : une promesse de rupture avec l’héritage persistant de l’ère Pinochet, mais sans renverser la table.

Face à lui, lors de ce scrutin, le Parti communiste a avancé des propositions plus radicales et a tenté de mobiliser les abstentionnistes, et donc les milieux populaires qui en fournissent les principaux bataillons. Mais « cette campagne s’est révélée un échec, tandis que Boric a mobilisé avec davantage de succès son électorat plus intermédiaire ainsi que l’ancienne base électorale de la Concertation », observe Franck Gaudichaud.

Davantage que les communistes, Boric a su parler des enjeux liés aux inégalités hommes/femmes, aux droits des minorités sexuelles, à la protection de l’environnement. Dans le même temps, il a fait de son comportement en 2019 un atout : « Il a utilisé son soutien à l’accord de 2019 comme un gage de “gouvernabilité”, qui est un concept central au Chili », commente Axel Nogué.

En résumé, l’ancien leader du mouvement étudiant de 2011 a su se poser en rassembleur, mais en offrant une issue rassurante aux progressistes réticents à être représentés par Daniel Jadue. « On pensait tous que [ce dernier] incarnait mieux l’esprit de la révolte, mais Boric avait l’avantage de ne pas être communiste, dans un pays qui est très anticommuniste », estime l’éditeur chilien Pablo Abufom.

Lors des débats télévisés, tout en partageant l’essentiel sur le fond avec son rival, Boric s’est ainsi distingué en prenant ses distances avec les franges les plus radicales de la révolte d’octobre 2019, et en tendant la main à d’anciennes figures du centre-gauche.

Parmi celles-ci, deux prises apparaissent particulièrement symboliques : l’ancien ministre socialiste Jorge Arrate et la députée socialiste Maya Fernández, qui n’est autre que la petite-fille de Salvador Allende. Cela alors même que le Parti socialiste soutient officiellement la candidate démocrate-chrétienne Yasna Provoste.

En cela, Boric semble avoir relevé le défi énoncé par l’ancien président uruguayen José Pepe Mujica, figure de la gauche latino-américaine, dans un entretien qu’il lui avait accordé à la suite de sa victoire à la primaire : « Il faut rassembler. Le rassemblement est l’éternel problème des gauches. C’est pour ça que Franco est mort dans son lit, et que Hitler a accédé au pouvoir. Les gauches se divisent sur des idées, car elles veulent à tout prix tomber absolument d’accord, alors que la droite, elle, n’a aucun mal à faire bloc autour de ses intérêts. »

Mais quel est le contenu exact de ce rassemblement ? Lorsqu’il s’agit de caractériser le projet du candidat Boric, nos interlocuteurs trouvent difficilement les mots. Le terme de « social-démocrate », outre sa connotation très européenne, renseigne mal sur la réelle rupture avec l’hégémonie exercée par le centre-gauche sur le camp qui ne se reconnaîtra jamais dans la droite. En même temps, ses propositions n’ont pas le potentiel pour remettre en cause les fondements de l’ordre social, ce qui lui vaut d’être parfois traité d’« amarillo » (« jaune », ou « social-traître ») par des manifestants (comme dans cette vidéo où il a été violemment interpellé dans la rue).

« Son programme est clairement à gauche mais modéré. On peut le qualifier de post-néolibéral dans un sens progressiste », tente de synthétiser Franck Gaudichaud. Le document, qui n’a été révélé que très tard dans la campagne (le 1er novembre, alors que le premier tour est prévu le 21), est traversé par quatre axes transversaux : la décentralisation, le féminisme, le travail digne et la crise climatique (il a d’ailleurs choisi un arbre, déjà présent dans son premier clip de campagne, comme symbole politique).

Parmi ses 53 propositions (consultables ici), les plus centrales portent sur la fin du système de retraite par capitalisation individuelle et la mise en place d’un système solidaire étatique, le renforcement de l’éducation publique, la légalisation de l’avortement (pour l’instant il n’est possible d’y avoir recours qu’en cas de danger pour la vie de la mère, de l’enfant, ou de viol), l’encadrement des loyers ou encore la construction de 260 000 logements dignes. De manière sous-jacente, Boric offre une autre garantie : « Avec lui, on pourra continuer l’effort de la Convention constitutionnelle, ce qui est loin d’être certain avec Kast », souligne Victor de la Fuente.

Cette manière de faire la jointure entre les revendications des mouvements sociaux et les institutions rappelle l’expérience de Podemos en Espagne, même si Boric n’a pas construit un mouvement politique aussi puissant que celui de Pablo Iglesias.

« Il veut à la fois rompre avec la Concertation et construire une nouvelle gouvernabilité de gauche, en se distanciant tant du centre-gauche traditionnel que des secteurs de la gauche radicale », affirme Pablo Abufom.

Les contacts existent avec Íñigo Errejón, cofondateur de Podemos avant de suivre son propre chemin. Ils sont cohérents avec le positionnement d’un progressisme vert émancipé d’un passé tragique du mouvement ouvrier. Quant à Pablo Iglesias, désormais retiré de la direction du parti, il a publiquement soutenu Boric, en saluant sur Twitter sa dénonciation des éléments discriminatoires du programme du candidat d’extrême droite, lors du dernier débat télévisé entre les candidats à la présidentielle, le 15 novembre.

Reste à savoir si, dans un deuxième tour qui opposerait les deux candidats, les plus modérés du centre-gauche chilien – en particulier le Parti démocrate-chrétien – seraient prêts à faire front avec le Parti communiste contre l’extrême droite. Sans cela, les « grandes avenues » vers une société meilleure pourraient demeurer plus fermées que jamais.


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