De Renan à Zemmour : les imposteurs de la République

jeudi 11 novembre 2021.
 

Face à la percée d’Éric Zemmour dans les turbulences médiatiques des prémices de campagne présidentielle, comment expliquer le succès d’un idéologue faussement cultivé, qui entend réactiver la pensée de Charles Maurras, et qui ne recule devant aucun mensonge pour réhabiliter Pétain ? Soulignons ici une dimension idéologique sous-estimée, qui tient à la large adhésion dont bénéficie une conception de la nation associée au nom d’Ernest Renan.

La percée de l’ex-journaliste Éric Zemmour dans les turbulences médiatiques des prémices de campagne présidentielle a pris de court nombre d’observateurs de la vie politique française. Comment expliquer le succès d’un idéologue faussement cultivé [1], qui entend réactiver la pensée et la politique de Charles Maurras, et qui ne recule devant aucun mensonge pour réhabiliter Pétain, dont le nom est pourtant le symbole de l’avilissement de la France et de la soumission à l’occupant nazi [2] ?

Si l’analyse doit évidemment être multifactorielle [3], on voudrait cependant souligner ici une dimension idéologique sous-estimée, qui tient à la large adhésion dont bénéficie, depuis plusieurs décennies, une conception de la nation associée au nom d’Ernest Renan.

Une défaite de la lecture

Cette adhésion a eu divers relais, qui ont été étudiés [4]. Un de ses moments essentiels fut La Défaite de la pensée d’Alain Finkielkraut, paru en 1987, qui présentait Renan comme le modèle d’un républicanisme aux accents universalistes.

Dans ce livre, Alain Finkielkraut menait une polémique, largement justifiée à l’époque, contre la notion même d’« identité culturelle », qu’il liait à celle d’un « enracinement de l’esprit ». Soulignant que « l’identité culturelle » avait pour ennemis « l’individualisme et le cosmopolitisme », il dénonçait en elle « la peur du mélange » et la perte de « l’idée d’un monde commun à tous les hommes ». Il récusait à la fois le « relativisme », qui nie l’universel, et « l’assimilationnisme », qui veut séparer les nouveaux arrivants de leur religion ou de leur « communauté ethnique » : « En aucun cas », écrivait-il, « la dissolution de toute conscience collective » ne devait être « le prix à payer pour l’intégration ».

Sa position n’allait pas sans quelques injustices : il dressait une opposition imaginaire entre Goethe et Herder, dont les trajectoires furent parallèles. Il imputait hâtivement à Herder — qui resta jusqu’à la fin de sa vie hostile à l’État-nation et partisan d’un dialogue des cultures et d’une mise en partage des œuvres de chacune d’elles par une politique de traduction généralisée — la première formulation de l’idéal d’une identité close et d’un nationalisme qui naturalise les différences culturelles et fonde ainsi un racisme non biologique. Cet Herder travesti a eu depuis sa revanche, puisqu’Alain Finkielkraut semble s’être désormais rangé du côté de la défense « herderienne » de l’identité culturelle qu’il dénonçait avec vigueur dans La Défaite de la pensée. Cette grinçante ironie de l’histoire a peut-être sa source dans la revendication de l’héritage de Renan par lequel Alain Finkielkraut pensait défendre l’universalisme.

Cette revendication ne reposait pas sur rien. C’est bien par un universalisme que Renan semble d’abord se signaler dans les lettres qu’il écrit en 1870 et 1871 à David Strauss pour protester contre l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par l’Allemagne. Strauss (dont l’œuvre avait grandement inspiré Renan pour sa Vie de Jésus) soutenait que l’Allemagne avait le droit d’annexer l’Alsace et la Moselle parce que celles-ci étaient des régions habitées par des populations qui, ethniquement, historiquement et culturellement, étaient germaniques. Dans ses lettres à Strauss, d’abord publiées dans le Journal des Débats puis reprises en 1871 dans le volume intitulé La Réforme intellectuelle et morale, Renan objecte qu’une telle définition de la nationalité finira par conduire à des « guerres d’extermination ». Les accents de Renan ont quelque chose de prémonitoire :

« Notre politique, c’est la politique des nations ; la vôtre, c’est la politique des races. Nous croyons que la nôtre vaut mieux. La division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant une race vraiment pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination, à des guerres “zoologiques”, permettez-moi de le dire, analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie. Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et tous nécessaires, qui s’appelle l’humanité. Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale. »

Le « libéralisme » de Renan s’exprimait dans le vœu d’une « fédération européenne » — vœu répété en 1882 dans la célèbre conférence Qu’est-ce qu’une nation ? : « Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. » Ce vœu restait cependant lointain, puisque la conférence de 1882 ajoutait aussitôt : « Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. À l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté. »

Alain Finkielkraut interprétait trop vite les lettres à Strauss comme une franche rupture de Renan avec le « mythe aryen » dont il avait été l’un des grands représentants dans les années 1850 et 1860, lorsqu’il ne cessait d’affirmer la radicale infériorité morale et culturelle des « races sémitiques » par rapport à la « race indo-européenne », seule « race philosophique », seule capable des hautes productions intellectuelles, morales et artistiques dont, à en croire Renan, les « Sémites » étaient incapables. La leçon inaugurale de Renan au Collège de France, en 1862, se concluait par un double appel à « la destruction de la chose sémitique par excellence » — l’islam (dont Renan réclamait qu’il fût rayé de la carte du monde par les moyens militaires) — et à la rupture avec les origines juives du christianisme, dont Renan souhaitait qu’il devînt une religion dont l’esprit fût purement aryen :

« L’islam est la plus complète négation de l’Europe ; l’islam est le fanatisme, comme l’Espagne du temps de Philippe II et l’Italie du temps de Pie V l’ont à peine connu ; l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu. L’avenir, Messieurs, est donc à l’Europe et à l’Europe seule. L’Europe conquerra le monde et y répandra sa religion, qui est le droit, la liberté, le respect des hommes, cette croyance qu’il y a quelque chose de divin au sein de l’humanité. Dans tous les ordres, le progrès pour les peuples indo-européens consistera à s’éloigner de plus en plus de l’esprit sémitique. Notre religion deviendra de moins en moins juive. »

Un universalisme ethnique

Certes, les lettres à Strauss condamnaient la « politique des races » et la conférence Qu’est-ce qu’une nation ? répète que « l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion » : la « chose sémitique » dont Renan souhaitait la destruction était d’abord un esprit. C’est pourquoi la conférence Qu’est-ce qu’une nation ? vibre de ces lignes aux accents universalistes :

« N’abandonnons pas ce principe fondamental, que l’homme est un être raisonnable et moral, avant d’être parqué dans telle ou telle langue, avant d’être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. »

Mais cet « universalisme » n’en restait pas moins la propriété des « races indo-européennes », plus « humaines » que les autres. Ce que Renan nommait « le droit, la liberté, le respect des hommes » ne cessait pas de se définir par opposition à l’infériorité de la « chose sémitique » que Renan identifiait au judaïsme et à l’islam. Le racisme était si peu abandonné que, dans le volume même qui contient les lettres à Strauss, l’essai qui donne son titre à l’ouvrage, La Réforme intellectuelle et morale de la France, contenait un éloge de la conquête coloniale en vertu des nécessités de la race — éloge dans lequel il est difficile de ne pas percevoir une première version des idées qui, au XXe siècle, justifieront la conquête de l’Europe par l’Allemagne au motif de la supériorité de la « race des seigneurs » :

« La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant. L’Angleterre pratique ce genre de colonisation dans l’Inde, au grand avantage de l’Inde, de l’humanité en général, et à son propre avantage. La conquête germanique du Ve et du VIe siècle est devenue en Europe la base de toute conservation et de toute légitimité. Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours chez nous un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands ; chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; – une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera dans l’ordre ; – une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. Les économistes se trompent en considérant le travail comme l’origine de la propriété. L’origine de la propriété, c’est la conquête et la garantie donnée par le conquérant aux fruits du travail autour de lui. »

Le « suicide français » selon Renan : un diagnostic salué par Maurras

L’interprétation de Renan comme un penseur de la nation républicaine reposait elle aussi sur une méprise [5]. Elle oubliait tout d’abord que Renan, qui était farouchement hostile à la démocratie et au suffrage universel, ne se rallia au soir de sa vie à la république que par défaut, parce qu’elle était pour la France un moindre mal. Son idéal politique, dans l’absolu, était autre. Là encore, La Réforme intellectuelle et morale de la France exposait des thèses très nettes :

« Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide. […] La conscience d’une nation réside dans la partie éclairée de la nation, laquelle commande et entraîne tout le reste. […] L’âme d’une nation ne se conserve pas sans un collège officiellement chargé de la garder. Une dynastie est la meilleure institution pour cela. […] La monarchie, en liant les intérêts d’une nation à ceux d’une famille riche et puissante, constitue le système de la plus grande fixité pour la conscience nationale. […] Le roi a fait la nation. Le roi n’est pas une émanation de la nation. […] Pas de royauté sans noblesse ; ces deux choses reposent au fond sur le même principe, une sélection créant artificiellement pour le bien de la société une sorte de race à part. »

Il le répète dans ses Dialogues philosophiques de 1876 :

« La royauté nous montre […] une nation concentrée en un individu ou, si l’on veut, en une famille, et atteignant par là le plus haut degré de conscience nationale, vu qu’aucune conscience n’égale celle qui résulte d’un cerveau, fût-il médiocre. »

On comprend pourquoi Charles Maurras, dans sa brochure L’Action française et la religion catholique, parue en 1913, a pu rendre hommage à Renan et désigner en lui un « maître » et un « guide » qui avait retourné nombre d’esprits contre la démocratie et fourni un « puissant effort de contre-révolution ». Maurras ne manquait pas de citer un texte écrit par Renan en 1889, dans lequel celui-ci exprimait sa plus vive méfiance devant la tradition révolutionnaire et démocratique française, qui lui semblait une cause permanente d’anarchie et dont il n’excluait pas qu’elle mènerait le pays à sa perte.

Un romantisme contre-révolutionnaire

La formule célèbre de Renan, que « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours », passe souvent pour la formule même d’une définition « civique » et démocratique de la nation. Lorsqu’il la commente, Alain Finkielkraut y voit un ralliement à l’idée d’un contrat social que Renan avait pourtant refusé : Renan ferait de la nation « l’objet d’un pacte implicite » et se réinscrirait ainsi dans la tradition révolutionnaire qui faisait de la nation un accord entre individus libres et égaux. Renan ne ferait somme toute qu’ajouter à l’idée républicaine tout le lest d’une histoire nationale millénaire.

Une telle lecture néglige pourtant un point essentiel : un plébiscite n’est pas un pacte. Dans l’histoire de France, le mot de plébiscite est associé à la tradition bonapartiste : c’est par des plébiscites, consultations électorales n’admettant qu’une réponse par oui ou par non, que Napoléon Bonaparte puis Louis-Napoléon Bonaparte mirent fin à la république et se firent accorder tous les pouvoirs pour prendre le titre d’empereur. La charge césarienne de ce mot de « plébiscite » a été parfaitement perçue par Carl Schmitt qui n’hésitera pas en 1933 à reprendre la formule de Renan pour légitimer le nazisme [6]. Qui dit plébiscite dit en effet acclamation sans réserve ni critique.

C’est pourquoi la définition de la nation par le plébiscite, chez Renan, va de pair avec l’obligation d’approuver les crimes du passé en recueillant la totalité de l’héritage national. À bien lire le texte de la conférence de 1882, on constate que Renan s’inscrit en fait dans la plus pure tradition du romantisme contre-révolutionnaire et définit la nation comme une « âme », et non comme un pacte civique :

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. »

Dire que la nation est une « âme », c’est dire qu’elle transcende les volontés individuelles qui doivent se fondre en elle : une âme commune appelle l’unité d’un corps où les individualités ne se distinguent pas. Dire que la nation repose sur « le culte des ancêtres », c’est dire que la volonté des individus n’y est rien d’autre qu’un principe d’approbation aveugle du passé :

« L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L’unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination et d’une terreur continuée pendant près d’un siècle. […] L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il est Burgonde, Alain, Taïfale, Visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. »

À la suite de Benedict Anderson, Justine Lacroix a souligné le paradoxe de cette position, qui suppose en fait que chacun oublie l’histoire dont il se souvient [7] : les guerres de religion, la révocation de l’édit de Nantes, la Terreur révolutionnaire. Nous devrions y ajouter, aujourd’hui, les persécutions antisémites menées par le régime de Vichy ainsi que les crimes de la colonisation. Renan soutient au fond que la nation suppose le remplacement de l’histoire par un mythe : il ne faut pas reculer devant l’erreur historique, c’est-à-dire devant le travestissement du passé, pour permettre aux nationaux d’être fiers de leur passé sans avoir à faire le tri dans celui-ci, et en rendant un culte à tous les ancêtres.

Contre la religion nationaliste, l’intégration par la justice

Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans une élaboration de ce qu’il faut opposer à une vision aussi néfaste, à savoir une reconnaissance de la mémoire des victimes de la violence étatique comme condition de leur intégration dans la communauté démocratique. Jacques Chirac en a donné le modèle dans le discours qu’il a prononcé en 1995, lors de la 53e commémoration de la rafle du Vel d’Hiv. Il faut renvoyer ici à un remarquable article d’Élisheva Gottfarstein paru dans le numéro 7 des Cahiers Mémoire et politique, et disponible en ligne.

La force de séduction de Zemmour tient en partie à ce qu’il ne fait rien d’autre que de prolonger et d’étendre le souhait de Renan : hériter de l’histoire de France comme d’un tout indivis permettant un culte indistinct des ancêtres. La façon dont il réactive le mensonge grossier, réfuté par les historiens, selon lequel on peut honorer à la fois de Gaulle et Pétain en les présentant comme « le glaive et le bouclier », participe d’une politique délibérée de « l’oubli » et de « l’erreur historique » que Renan jugeait nécessaires. Historiquement, « l’oubli » de la Saint-Barthélemy a permis un siècle plus tard la révocation de l’édit de Nantes. L’« oubli » du sens du pétainisme, que prône Zemmour pour mieux armer les esprits dans la guerre qu’il souhaite contre nos compatriotes musulmans, pourrait n’être qu’un prélude à des violences futures [8].

C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous contenter d’opposer à Zemmour une légende nationale dans l’esprit de Renan : la définition de la nation que proposait Renan nous laisse démunis devant l’offensive antirépublicaine qui prétend faire du pétainisme une part de l’identité nationale. Face à la politique de l’exclusion et de l’hostilité que porte le fantasme d’une nation « indivise », nous devons garder le cap d’un idéal d’intégration fondé sur la vérité historique, sur la justice sociale et sur l’égalité des droits.

Post-scriptum

Peu après sa parution sur le site de l’INRER, ce texte m’a valu sur les réseaux sociaux les jugements injurieux de quelques trolls, mais aussi de personnalités comme Gilles Clavreul, qui a décidément une étrange idée du débat démocratique : il semble que ce débat consiste selon lui à ne jamais répondre à des arguments par des arguments, mais seulement à tenter de disqualifier ceux qui ont le tort d’être moins à droite que lui à coups d’invectives destinés à les désigner à des meutes virtuelles ; ce qui, de la part de quelqu’un qui se présente comme un « préfet en disponibilité », donne une inquiétante image de cette « autorité de l’Etat » et de sa fonction d’ « instituteur de la société » dont il voudrait être un apôtre.

En remerciant chaleureusement Mediapart et Isabelle Kersimon (dont la relecture de l’article m’avait été très utile), je souhaite profiter de cette deuxième publication du texte dans le Club de Mediapart pour faire une mise au point face à des contresens malveillants — mais aussi pour tenter de répondre à des objections légitimes.

Il devrait être clair que l’objectif de cet article n’est pas de dresser une équation impossible entre Renan et Zemmour. Il y a entre Renan et Zemmour toute la distance qui sépare un érudit raisonnable, partisan de la paix civile, attaché avant tout à la liberté de la science et de l’esprit, et un démagogue à moitié inculte, hostile à toute rigueur intellectuelle, qui cherche à déchaîner les haines nationalistes en réactivant une matrice pétainiste.

Il ne s’agit pas non plus de réduire la figure de Renan à sa pensée politique (que Zeev Sternhell a déjà soumise à une riche et virulente critique). Il s’agit simplement de défaire un mythe selon lequel Renan aurait été un penseur de la « nation civique ». Ce n’est pas le cas. Renan ne définit certes pas les nations européennes en termes ethniques ou raciaux, mais il ne les définit pas pour autant en termes civiques. Il en propose une définition « spirituelle-historique » qu’on trouve déjà chez Joseph de Maistre, dont Renan connaissait les œuvres par cœur, et dont Jean Vogel a rappelé qu’il en répétait encore les thèses en 1889. Cette conception accorde aux populations partagées entre deux cultures le droit de choisir leur pays de rattachement, mais elle ne sépare pas la nation d’une ancestralité et elle n’exclut nullement le racisme colonial. Cette conception n’est pas « civique », ne serait-ce que parce que Renan, partisan d’un élitisme libéral qui tient le peuple à l’écart du politique, a en horreur la citoyenneté démocratique.

Quiconque a lu La Réforme intellectuelle et morale, qui contient les célèbres lettres à Strauss, ne peut qu’être frappé par la virulence anti-démocratique de ce livre qui reprend les argumentaires contre-révolutionnaires les plus classiques. On peut certes rappeler que Renan s’est assagi avec l’âge, qu’il a eu des amis juifs, qu’il a accepté la république comme un moindre mal dont il ne dédaignait pas les honneurs ; il reste que Renan nous a légués les idées de ses livres et ne nous a pas fourni de contre-théories pour les déconstruire.

Il est bien vrai qu’il y a chez Renan une tendance universaliste : Renan est profondément un libéral attaché à la liberté des savants. Cela le rattache aux Lumières. Mais il est opposé à une autre dimension des Lumières : le projet encyclopédiste de « rendre la philosophie populaire ». Renan n’a que de la méfiance envers l’individualisme démocratique et le principe de l’égalité des droits. En témoigne, dans cet essai d’ailleurs fascinant que sont ses Dialogues philosophiques (1876), l’utopie qu’il propose d’un régime où les savants imposeraient par la terreur le règne de la science et de la raison. Il faut connaître ce texte halluciné :

« La raison, la science sont des produits de l’humanité, mais vouloir la raison directement pour le peuple et par le peuple est chimérique. […] L’essentiel est moins de produire des masses éclairées que de produire de grands génies et un public capable de les comprendre. Si l’ignorance des masses est une condition nécessaire pour cela, tant pis. La nature ne s’arrête pas devant de tels soucis ; elle sacrifie des espèces entières pour que d’autres trouvent les conditions essentielles de leur vie. […] Par l’application de plus en plus étendue de la science à l’armement, une domination universelle deviendra possible, et cette domination sera assurée en la main de ceux qui disposeront de cet armement. […] Dans l’avenir, il pourra exister des engins qui, en dehors des mains savantes, soient des ustensiles de nulle efficacité. De la sorte, on imagine le temps où un groupe d’hommes régnerait par un droit incontesté sur le reste des hommes. […] L’aristocratie que je rêve serait l’incarnation de la raison ; ce serait une papauté vraiment infaillible. […] L’être en possession de la science mettrait une terreur illimitée au service de la vérité. […] Les forces de l’humanité seraient ainsi concentrées en un très petit nombre de mains, et deviendraient la propriété d’une ligue capable de disposer même de l’existence de la planète et de terroriser par cette menace le monde tout entier. Le jour, en effet, où quelques privilégiés de la raison posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée ; ces privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leur main l’existence de tous ; on peut presque dire qu’ils seraient dieux. […] Une large application des découvertes de la physiologie et du principe de sélection pourrait amener la création d’une race supérieure, ayant son droit de gouverner, non seulement dans sa science, mais dans la supériorité même de son sang, de son cerveau et de ses nerfs. […] Le principe le plus nié par l’école démocratique est l’inégalité des races et la légitimité des droits que confère la supériorité de race. Loin de chercher à élever la race, la démocratie tend à l’abaisser ; elle ne veut pas de grands hommes, et s’il y avait ici un démocrate, en nous entendant parler de moyens perfectionnés pour produire des maîtres pour les autres hommes, il serait un peu surpris. Il est absurde et injuste, en effet, d’imposer aux hommes par une sorte de droit divin des maîtres qui ne leur sont en rien supérieurs. La noblesse, à l’heure qu’il est, en France, est quelque chose d’assez insignifiant, puisque les titres de noblesse, dont les trois quarts sont usurpés, et dont le quart restant provient, à une dizaine d’exceptions près, d’anoblissement et non de conquête, ne répondent pas à une supériorité de race, comme cela fut à l’origine ; mais cette supériorité de race pourrait redevenir réelle, et alors le fait de la noblesse serait scientifiquement vrai. […] De la sorte, on conçoit un temps où tout ce qui a régné autrefois à l’état de préjugé et d’opinion vaine régnerait à l’état de réalité et de vérité : dieux, paradis, enfer, pouvoir spirituel, monarchie, noblesse, légitimité, supériorité de race, pouvoirs surnaturels peuvent renaître par le fait de l’homme et de la raison. Il semble que, si une telle solution se produit à un degré quelconque sur la planète Terre, c’est par l’Allemagne qu’elle se produira. »

On voit que « l’universalisme » de Renan, profondément inégalitaire et anti-démocratique, ne contredit pas le racisme. L’universel se confond pour lui avec le savoir des experts, qu’il invoque pour refuser l’universalité des droits de l’homme et du citoyen. C’est pourquoi il s’inscrit si facilement dans la justification racialiste de l’ordre colonial en construction, dont il encourage le développement.

L’utopie des Dialogues philosophiques n’est assurément qu’une rêverie philosophique : ce n’est pas un programme politique. Le poète et agitateur nationaliste Paul Déroulède a raconté que Renan, qu’il était allé trouver pour l’enrôler dans sa cause, lui avait répondu : « jeune homme, la France meurt, ne troublez pas son agonie ». À supposer que le propos ne soit pas inventé, ce refus par Renan du désordre politique qu’incarnait pour lui Déroulède était pour le moins ambigu : la république était-elle donc la mort de la France ? On se demande ce qu’aurait été l’attitude de Renan face à l’Affaire Dreyfus. Son libéralisme l’aurait-il conduit à prendre la défense d’un innocent ? Sa haine de la démocratie l’aurait-elle conduit à voir dans le dreyfusisme un dangereux désordre mené par des populistes irresponsables ?

Il est impossible de le dire. Et ce n’est pas la question. Encore une fois, la question n’est pas de « juger Renan » pour le condamner, encore moins de confondre Renan avec Déroulède pour en faire un proto-Zemmour. La question est de savoir si la définition de la nation par Renan fournit une ressource pour faire face à la vague nationaliste efficacement incarnée par Zemmour. Cet article entend soutenir que la réponse est non.

*****

Notes

[1] La première page de son dernier livre, où Zemmour introduit à coup de trémolos un faux souvenir en racontant son émotion passée à la lecture d’un prétendu passage de Qui sommes-nous ? de Samuel Huntington, est emblématique de sa fausse culture. Le passage en question, comme l’a immédiatement souligné Olivier Schmitt, est une « pure invention ». Le souvenir de Zemmour est un simple mensonge ; la citation ne figure ni dans Qui sommes-nous ? ni dans aucun autre texte de Huntington ; elle contient des tournures dont tout lecteur de Huntington devrait comprendre immédiatement qu’elle ne peuvent pas être de lui. Zemmour s’est contenté de recopier une citation qui traînait sur la Toile francophone et n’a pas pris la peine élémentaire de vérifier son authenticité.

[2] La réfutation des mensonges d’Éric Zemmour a été brillamment menée par l’historien Laurent Joly, auteur de L’État contre les Juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite (réédité en 2020 en Champs / Flammarion), sur BFMTV. Voir aussi sa mise au point de novembre 2018 sur le site Herodote.net.

[3] On trouvera de riches éléments d’analyses dans Philippe Corcuff, La Grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Textuel, 2021.

[4] Voir Pierre Birnbaum, « Le retour d’Ernest Renan », Critique 2005/6 (n° 697-698), p. 518-52.

[5] Notons au passage que Renan écrit à une époque où le régime français de la nationalité est fondé sur le droit du sang et non sur le droit du sol. Par anachronisme, on projette parfois sur la conférence de Renan une défense du droit du sol qui ne s’y trouve pas. Les anachronismes cumulés ont fini par faire oublier que, « au lendemain de la débâcle de 1940 », La Réforme intellectuelle et morale « sera lue dans les premiers mois où se met en marche la Révolution nationale comme si elle sortait tout juste de l’imprimerie », ainsi que le rappelle Zeev Sternhell dans Les anti-Lumières (Fayard, 2006, p. 46), livre contestable en ce qu’il néglige que Renan s’inscrit dans une des traditions des Lumières (celle du scientisme élitiste et du libéralisme antidémocratique), mais qui a le mérite de citer l’abondante masse textuelle qui inscrit Renan dans les figures de la haine de la démocratie.

[6] Voir Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique (1934), traduction de Mira Köller et Dominique Séglard, Puf, 1995, p. 33, note.

[7] Justine Lacroix, L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Cerf, 2004, p. 137. Dans le sillage des travaux décisifs de Jean-Marc Ferry, qui explique « qu’une identité est d’autant plus forte qu’elle est capable de révisions déchirantes », Justine Lacroix montre que le « patriotisme constitutionnel » consubstantiel à l’idéal de la construction européenne ne supprime pas le « patriotisme historique », mais l’articule dans un « rapport autocritique à sa propre histoire ».

[8] Dans un récent entretien au Monde (« Éric Zemmour provoque le malaise chez les Français juifs »), Laurent Joly résume excellemment les enjeux : « D’une part, [Zemmour] considère que la droite et l’extrême droite se divisent sur Vichy, Pétain et de Gaulle, donc il tente de réécrire cette histoire, analyse le chercheur. D’autre part, il souhaite lever le tabou de Vichy afin de rendre acceptable un projet de détricotage de l’État de droit et d’exclusion des minorités. Son objectif de renvoyer 2 millions d’étrangers en cinq ans, formulé mi-septembre, pourrait ainsi conduire à se doter d’instruments sans précédent depuis Vichy et à rompre avec le droit tel que nous le connaissons, complète l’historien. »


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