Les sondages : toujours moins fiables, mais toujours plus décisifs

lundi 25 octobre 2021.
 

À l’approche de chaque présidentielle, la machine à sonder s’emballe. Élaborés sur la base d’enquêtes politiques de plus en plus fragiles, quasiment pas contrôlés, présentés par les médias comme des « événements », les sondages fabriquent les candidats et confisquent les scrutins. Anciens employés d’instituts et chercheurs racontent les coulisses à Mediapart.

L’espace d’un instant, les soutiens de François Fillon ont retrouvé le sourire. Le 23 mars 2017, à un mois du premier tour de la présidentielle, le candidat des Républicains reprend quelques couleurs dans une campagne ternie par les affaires.

Sur le plateau de « L’Émission politique », le grand rendez-vous de France 2, François Fillon a été cuisiné pendant plus de deux heures sur l’emploi fictif de son épouse à l’Assemblée nationale et les costumes offerts par un intermédiaire de la Françafrique. Mais, selon un sondage commandé par France TV à l’institut Harris Interactive, 28 % des Français ont été « convaincus » par ses arguments pendant l’émission.

Surtout, 66 % des électeurs de droite ont été « convaincus » par leur candidat. C’est « six points de plus » que lors de son précédent passage sur France 2, en octobre 2016, rappelle le journaliste. « Vous convainquez davantage à droite, ce soir, après deux mois d’affaires, qu’en octobre avant la primaire. »

À la question « François Fillon ferait-il un bon président ? », le candidat a, là aussi, « gagné dix points » chez les sympathisants de droite par rapport au mois d’octobre, ajoute le journaliste. « Vous remobilisez votre camp, mais il y a encore une grande fracture avec les Français. »

À regarder comment les résultats du sondage commandé à Harris ont été obtenus, il paraît un peu osé de parler de « camp » ou de « Français ». De l’avis de plusieurs anciens sondeurs interrogés par Mediapart (voir notre Boîte noire), ce type d’étude, réalisée dans un temps très court, pose d’énormes problèmes de fiabilité et de représentativité, inversement proportionnels à leur impact sur le débat public. François Fillon n’atteindra jamais le second tour de l’élection présidentielle.

Concrètement, comme tous les autres sondages réalisés lors des passages télévisés des candidats, celui de François Fillon a été préparé quelques heures avant l’émission, en mobilisant un panel de téléspectateurs amenés à répondre à quelques questions en ligne.

Ils sont 1 219 — dont 368 sympathisants de droite — à répondre pendant l’émission. Avec une carotte à la clef : en participant, ils peuvent s’inscrire à un tirage au sort pour gagner 2 000 euros.

Le sondage est lancé trente minutes après le début de l’émission, alors que le candidat commence tout juste à s’exprimer. Il est clôturé une heure et demie plus tard, le temps de « redresser » à la va-vite les résultats (essayer de faire correspondre les sondés à la composition du corps électoral), et de les insérer dans un Power Point.

« L’idée est d’aller très vite, mais c’est en réalité sur une population très particulière [de répondants] », critique un ancien salarié d’institut. Comprendre : le panel, même après « redressement », ne reflète pas le corps électoral.

« La moyenne des Français ne répond pas à ces horaires [tard le soir — ndlr]. Les panélistes [sollicitant les répondants] qui travaillent bien ne travaillent pas avec ce genre de structure », appuie un autre.

Mais l’enjeu est ailleurs : avec ces études flash en pleine émission, France 2 peut brandir un chiffre à moindres frais, créer de « l’opinion » sur laquelle vont venir se greffer les avis d’« experts » en tout genre. Dans une illustration parfaite de cette bulle médiatico-sondagière qui se réenclenche à chaque élection.

Passé les moments d’indignation collective, la logique du système politique et la curiosité font que l’on reprend à chaque fois les vieilles habitudes

Nicolas Kaciaf, maître de conférences à Sciences Po Lille

Cinq ans plus tard, la machine sondagière s’emballe à nouveau, transformant la présidentielle en « course de petits chevaux ». Après des précautions d’usage (« en fait-on trop ? », « est-ce vraiment fiable ? »…) vite balayées dans les rédactions, les enquêtes font la « une » de tous les journaux ou presque, dans le sillage des chaînes d’info en continu — elles sont quatre cette année — qui donnent le la. Avec un candidat de choix pour cette édition : le médiatique Éric Zemmour, dont les idées rances, ici réhabilitant Pétain, là attaquant les femmes, en font une machine à buzz pour faire grimper les audiences.

Le 6 octobre, le « pas-encore-candidat d’extrême droite » affole les réseaux. Harris Interactive, dans un sondage commandé par Challenges, vient de le mettre en deuxième position des intentions de vote de la présidentielle, qui se tient dans six mois. Avec 17 %, il dépasse de deux points Marine Le Pen : une première ! Les télés embrayent : « Un sondage place Éric Zemmour au second tour », s’enflamme BFMTV.

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

L’étude d’Harris repose sur un échantillon de 1 310 personnes – 1 062 inscrites sur les listes électorales dont seulement 764 certaines d’aller voter – qui ont été remerciées de leur participation par l’inscription à un tirage au sort mensuel mettant en jeu des lots d’une valeur de 2 000 euros. La marge d’erreur est de 1,8 % à 2,5 % pour les candidats situés entre 10 % et 20 % — ce qui suffit à largement dégonfler l’interprétation selon laquelle Zemmour doublerait Le Pen.

Surtout, l’étude présente des biais méthodologiques que bien peu de personnes ont relevés. Harris Interactive a mesuré la « certitude d’aller voter » des électeurs en quatre catégories (de « pas du tout certain » à « tout à fait certain »), alors que d’autres instituts ont, eux, une échelle plus fine, de 1 à 10. Conséquence : le taux de répondants « certains d’aller voter » est, dans l’étude Harris, nettement supérieur à d’autres études précédentes.

Ce qui peut avoir des incidences importantes dans la surreprésentation de certaines couches de la population, et donc sur le résultat final, comme l’a noté Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Cevipof-Sciences Po.

Mais, d’une manière générale, les secrets de fabrication de la petite cuisine sondagière n’intéressent pas. Les incertitudes et les failles sont pourtant nombreuses, faute d’encadrement législatif suffisant.

En 2011, le Sénat avait voté une proposition de loi visant à durcir le texte fondateur de 1977 et « assainir » un écosystème économique florissant. Le texte prévoyait notamment d’imposer aux entreprises de sondages de publier les « critères précis de redressement », ou encore d’interdire les « gratifications » offertes aux sondés – quasiment systématiques dans les enquêtes en ligne, méthode moins coûteuse et donc aujourd’hui largement dominante. Lire aussi

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La proposition de loi, « une catastrophe pour les sondeurs », avait fini enterrée « par un veto présidentiel de Nicolas Sarkozy déguisé en rejet par la commission des lois de l’Assemblée nationale », résume le politiste Alain Garrigou, fondateur de l’Observatoire des sondages, qui rappelle que l’ex-chef de l’État était lui-même un boulimique d’enquêtes (son entourage est actuellement jugé dans l’affaire des sondages de l’Élysée, Nicolas Sarkozy étant protégé par l’immunité présidentielle).

Dans ce contexte, « beaucoup de choses sont dénoncées depuis des décennies, mais sans écho. Passé les moments d’indignation collective [notamment après les ratés des sondeurs lors des présidentielles de 1995 et 2002 — ndlr], la logique du système politique et la curiosité font que l’on reprend à chaque fois les vieilles habitudes », relève Nicolas Kaciaf, maître de conférences en sciences politiques et co-directeur de la recherche à Sciences Po Lille.

« L’inefficacité des critiques des sondages vient du fait que ce sont les mêmes politiques qui dénoncent les sondages qui sont les premiers à passer commande », ajoute-t-il. Et, au fil des décennies, un consensus mou atour de la pseudo-fiabilité des études s’est installé.

Depuis 1977, c’est la commission des sondages, une autorité composée de hauts fonctionnaires « n’ayant aucune culture du sujet » selon les chercheurs, qui est chargée d’assurer un semblant de contrôle des sondages publiés, en inflation constante – de 14 lors de la première présidentielle au suffrage direct en 1965, on est passé à 560 en 2017.

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Deux spécialistes (une administratrice de l’Insee et un statisticien) doivent vérifier les « notices expertes », placées sous le sceau du secret industriel, transmises par les directions des entreprises. « Les sondeurs donnent ce qu’ils veulent », déplore Alain Garrigou, seul chercheur à y siéger. « Le problème vient de la loi, le niveau d’exigence est très faible », regrette son confrère Daniel Gaxie, professeur émérite à l’Université Paris 1-Sorbonne.

Pis, les rares règles imposées (garder les mêmes échantillons lors des sondages par « vagues », ne pas publier de sondage de second tour qui ne soit pas le fruit des résultats du premier tour, appliquer la même méthode de redressement à l’ensemble des candidats) sont assouplies par des « exceptions » tolérées par la commission. « Sur le redressement, ce n’est pas forcément du doigt mouillé, mais on accepte que chaque institut ait ses méthodes », explique son secrétaire général, Stéphane Hoynck, jugeant bon de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une « science exacte ».

Entre 2019 et 2021, où quatre élections et des centaines de sondages se sont succédé (la France en est un consommateur record), la commission a fait publier cinq « mises au point » dans la presse pour des enquêtes « défectueuses ou manipulées ». Aucun signalement à la justice n’a été effectué.

Les candidats sont fabriqués par les sondages

Alain Garrigou, politiste, fondateur de l’Observatoire des sondages

Or les sondages, et leur médiatisation, sont décisifs sur la suite de la campagne. Elles contribuent à crédibiliser une candidature, à en faire dégringoler une autre.

« Par définition, les sondages d’opinion ne se trompent jamais car on ne peut pas les comparer à un phénomène réel. Or ils ont de bonnes chances de dire n’importe quoi (voir un exemple ici), et les gens les interprètent comme une prédiction », relève Daniel Gaxie.

« Jamais les sondages n’ont pris autant d’importance et jamais ils n’auront autant dessiné le scrutin à venir », s’inquiète aussi Patrick Lehingue, de l’université de Picardie, qui souligne « un hiatus entre l’importance des conséquences et la fragilité des données. »

Un ancien salarié du département politique d’un important institut souligne pour sa part l’effet « mécanique » induit par la dynamique sondagière. « Sur les intentions de vote, il y a un effet “vu à la télé”qui contribue à faire monter des candidatures [présentes médiatiquement — ndlr] dans les sondages, qui alimentent eux aussi la couverture médiatique, et ainsi de suite », explique-t-il.

« Les médias oublient leur propre rôle, et leur effet sur les sondages, recadre un autre. En 2011, quand un premier sondage Harris place Marine Le Pen au second tour, cela fait des mois qu’il y a une banalisation du FN dans les médias. Aujourd’hui, ce qui se passe [avec Zemmour – ndlr] c’est un peu ça. » Lire aussi

Les sondages en question Par Michaël Hajdenberg

« Les candidats sont fabriqués par les sondages », estime Alain Garrigou dans un article publié dans Le Monde diplomatique. « Ils façonnent les élections en avantageant les candidats dont on parle le plus, […] en amenant à présenter des candidatures ou à y renoncer sur la foi de pseudo-études, en poussant les électeurs à calculer plus ou moins savamment quel vote est le plus judicieux, comment leur vote ne va pas être “perdu” sur un candidat sans chance de gagner, en renonçant à voter pour rien. »

À ses yeux, les sondages sont des constructions dont « la réalité est mal assurée et, à cet égard, se rapprochent des fake news devenues endémiques ».

« Le problème, c’est que le sondage est présenté dans un registre informatif », dans un paysage où « l’un des gros changements est le système médiatique dominé par le couple Twitter – chaînes d’information en continu, qui a besoin d’être nourri en permanence », reprend Nicolas Kaciaf, de Sciences Po Lille. « Quand on a en une journée une multiplicité de bandeaux sur BFMTV sur les bons résultats de Zemmour dans les sondages, il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir que, s’il dépasse Marine Le Pen, il va y avoir des défections dans son camp, et des ralliements », prédit le chercheur. « À gauche, il n’est pas sûr qu’Hidalgo et Montebourg se maintiennent, sur la seule base des sondages, qui est une base très faible », renchérit Patrick Lehingue.

Les partis politiques eux-mêmes ont intégré la puissance des sondages pour conditionner le débat public, comme l’a montré une opération de la majorité d’Emmanuel Macron pendant le mouvement des gilets jaunes.

Fin 2018, alors que le gouvernement appelle publiquement les représentants du mouvement à cesser de manifester et à se présenter aux élections, La République en marche commande à Ipsos un sondage sur les européennes, qui se tiennent en mai 2019.

LREM veut tester pour la première fois une candidature gilets jaunes, non identifiée par une tête de liste. L’étude ne repose que sur 378 personnes inscrites sur les listes électorales et certaines d’aller voter aux élections européennes. Payée par le parti mais diffusée dans le Journal du dimanche, elle attribue le score spectaculaire de 12 % de voix à une liste du Mouvement des gilets jaunes. L’« information » est reprise partout, et conditionne la suite du mouvement social.

« Tous les sondeurs ont du coup ajouté la liste des gilets jaunes [dans pas moins de 70 études, au total — ndlr], analyse un ancien salarié d’un institut. Cela a eu un impact énorme. La seule question est devenue : “Est-ce que vous allez vous présenter ?” On ne parle plus des revendications mais de qui sera tête de liste, c’est un détournement médiatique. »

Forcément, la façon dont on oriente la question change tout, et le commanditaire de l’étude a le dernier mot

Un ancien salarié d’une entreprise de sondages

Une autre organisation politique a bien compris l’utilité des sondages dans le marasme médiatique actuel : La Manif pour tous (LMPT).

Le mouvement anti-mariage gay a multiplié, ces dernières années, les commandes à l’Ifop pour des études censées démontrer que les « Français » ne voulaient majoritairement pas de la PMA. À chaque fois, les résultats du sondage sont relayés sur le site internet de LMPT, ses réseaux sociaux, puis sur les médias.

Le 15 février 2021, à l’approche de la commission mixte paritaire sur le projet de loi d’ouverture de la PMA, le mouvement conservateur met la pression avec une nouvelle étude, censée aller dans son sens. « Sept Français sur dix souhaitent la suspension du projet de loi ou a minima la suppression des mesures clivantes comme la PMA sans père », jubile La Manif pour tous dans un communiqué de presse.

© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Mais cette conclusion est contestable. La preuve : trois mois et demi plus tard, une seconde étude, réalisée par le même institut Ifop, mais commandée par l’Association des familles homoparentales (ADFH), parvient à la conclusion inverse : « Deux Français•es sur trois souhaitent la PMA ».

Comment expliquer la différence entre les deux études ? Dans le choix de la question posée aux sondés, et à laquelle le grand public ne fait bien évidemment pas attention en prenant connaissance de l’étude.

L’ADFH avait sollicité l’Ifop pour demander aux sondés s’ils étaient « favorables » ou « défavorables » à ce que les femmes célibataires ou les couples de femmes puissent avoir recours à l’insémination artificielle pour avoir un enfant.

La Manif pour tous a pour sa part posé une question beaucoup plus alambiquée, avec cette introduction : « Lors de l’examen en deuxième lecture du projet de loi bioéthique, les sénateurs ont profondément modifié le texte, en supprimant notamment la procréation médicalement assistée (PMA) pour les couples de femmes et les femmes seules. L’examen de ce projet de loi a commencé en octobre 2019 et députés et sénateurs demeurent divisés sur ce texte. »

« Dans ce contexte, poursuivait le questionnaire, diriez-vous que le gouvernement doit : suspendre ce projet de loi (choix 1), le maintenir mais en supprimant les mesures qui divisent le plus les élus (choix 2), Le maintenir dans sa globalité (choix 3) ? » 70% des sondés ont répondu aux deux premiers choix, permettant à LMPT d’affirmer que la grande majorité des français ne souhaite pas du projet en l’état.

« Forcément, la façon dont on oriente la question change tout », confirme un ancien salarié d’un institut, en rappelant que le « commanditaire de l’étude a le dernier mot » sur sa rédaction.

Un autre biais est aussi introduit par le baromètre politique, ces études permettant de tester régulièrement la popularité de personnalités publiques. Celui d’Odoxa, dont l’impact médiatique est majeur puisqu’il est réalisé en partenariat avec la presse régionale et France Inter (récemment remplacé par LCP), est éloquent sur la manière dont les instituts peuvent installer, ou à l’inverse invisibiliser, des candidats dans le paysage médiatique.

Par exemple, il a fallu attendre le 22 septembre 2021, trois jours après le premier tour de la primaire écologiste, pour que la candidate Sandrine Rousseau soit intégrée à l’étude Odoxa. À l’inverse, l’institut « teste » Éric Zemmour, qui n’a pas de mandat, pas d’expérience politique et n’est toujours pas déclaré candidat, depuis le 15 juillet 2021.

Yannick Jadot, opposant à Sandrine Rousseau au second tour de la primaire, avait lui été intégré dans le panel, en mars 2019, pendant la campagne des élections européennes, pour lesquelles il était la tête de liste des écologistes.

« Dès le départ, vous introduisez une dissymétrie énorme », analyse une ancienne salariée d’institut, en rappelant que, au moment de la primaire des écologistes, « tout se joue sur la crédibilité, les commentateurs disant : “Oui mais Jadot, il est plus crédible, il a été testé à tant de pour cent. »

Qu’en pensent les Français ? Il faudrait leur demander : « À chaque élection, les instituts de sondages se trompent significativement, et leurs méthodes sont biaisées comme l’ont démontré différentes études scientifiques. Trouvez-vous qu’il faudrait accorder moins d’importance aux sondages dans les médias ? Oui/non. » La réponse serait peut-être instructive.


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