Josselin Tricou : « La masculinité des prêtres, c’est le cœur du réacteur »

jeudi 14 octobre 2021.
 

Le sociologue a fait paraître « Des soutanes et des hommes », une enquête sur la masculinité des prêtres catholiques. Il a également participé à l’enquête de l’Inserm qui a révélé l’ampleur des violences sexuelles dans l’Église. Pour lui, ces deux sujets sont liés par la culture patriarcale et de silence du catholicisme.

Par Christophe Gueugneau

Pendant sa conférence de presse sur la remise du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, son président, Jean-Marc Sauvé, a été interrogé sur la façon dont on pourrait démasculiniser l’Église. Il a semblé légèrement gêné, répondant que son rapport préconisait de renforcer la place des « laïcs, hommes et femmes » dans les instances décisionnaires. En langage policé, Sauvé prenait soin de ne pas prendre de front ce que recouvrait la question : quelle place pour les femmes dans la prêtrise, véritable lieu du pouvoir de l’Église ?

Ce monde où tout le pouvoir est entre les mains des hommes, qui plus est des hommes sacrés, le sociologue Josselin Tricou l’explore dans un ouvrage qui vient de paraître : Des soutanes et des hommes. Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques (éditions PUF). Il est également l’un des quatre chercheurs de l’Inserm auteurs du rapport quantifiant les violences sexuelles sur mineurs qui a alimenté la Ciase, avec une estimation de 330 000 victimes depuis 1950.

Vous êtes l’un des coauteurs du rapport de l’Inserm qui révèle l’ampleur des violences sexuelles au sein de l’Église catholique française. Avez-vous été surpris par les chiffres, et par les particularités qu’a montrées l’enquête par rapport aux autres sphères sociales – des victimes majoritairement masculines, pendant une longue période ?

Josselin Tricou : Non, je ne suis pas totalement surpris par nos résultats, qui viennent en partie confirmer des intuitions qu’on pouvait avoir.

Ce qui est vraiment inédit, quand on compare ce qui a été fait dans différents pays (lire notre article), c’est que c’est la première fois qu’il y a une enquête en population générale sur ces sujets sur des personnes de plus de 18 ans. Seuls les Néerlandais ont fait une enquête en population générale – mais sur des personnes de plus de 40 ans.

Cette méthode permet de véritablement objectiver l’ampleur des violences sexuelles dans l’Église malgré le déni, tout en les remettant dans un contexte de violences sexuelles systémiques dans la société. Notre enquête permet d’estimer à plus de 5 millions les personnes de plus de 18 ans aujourd’hui en France affirmant avoir subi des violences sexuelles durant leur minorité.

Par ailleurs, ce calcul de prévalence entre différentes institutions est aussi une réponse à un argument défensif des catholiques qui ont longtemps eu tendance à dire « oui, bien sûr, il y a des violences sexuelles dans l’Église, mais il y en a aussi dans l’Éducation nationale ». Ce que vient confirmer ce travail en population générale, c’est que la famille et l’entourage – les amis des parents – est le lieu qui facilite le plus les violences sexuelles sur mineurs. Mais il établit aussi que l’Église est la deuxième institution la plus violente.

Qu’avez-vous pensé de la réaction de l’Église catholique telle qu’on a pu l’entendre mardi : à la fois une demande de pardon de la Conférence des évêques de France qui dit son effarement et, en même temps, immédiatement, une crispation ? Y compris même sur la reprise in extenso des propositions de la commission Sauvé.

Je n’ai rien à dire sur les recommandations de la commission en tant que telles, ce n’est pas mon travail de sociologue. Mais leur réception est un objet d’étude en soi.

Comme m’a dit un prêtre [mardi 5 octobre, jour de la présentation du rapport – ndlr], c’est « un coup de massue » pour lui et pour un certain nombre de catholiques. Après, dans le détail, il y a des choses qui vont sans doute crisper un peu. On le voit sur les réseaux sociaux d’abord, donc plutôt dans les milieux conservateurs, sur la question du secret de la confession. Et même dans la salle, lors de la présentation du rapport, au moment où a été posée la question de la domination masculine, on a bien vu que certains ont un peu tiqué.

Il est évident qu’interroger l’exacerbation de la domination masculine au sein de l’Église, ou en tout cas la mettre en exergue, comme nous l’avons fait à travers ce rapport, en montrant que son institutionnalisation par l’Église participe très fortement à augmenter les violences par rapport à d’autres milieux, revient à toucher du doigt l’un des verrous ou l’une des signatures du catholicisme. Notamment en comparaison avec les autres Églises chrétiennes, notamment protestantes, qui ont su prendre le tournant de l’égalité entre les sexes et les sexualités quand cet horizon normatif s’est imposé dans la société.

Une des propositions faites par la Ciase invite justement l’Église, de manière non frontale, à favoriser la place des femmes dans ce que la commission a appelé « le pouvoir décisionnel » pour le distinguer du « pouvoir d’ordre », qui est en fait le pouvoir sacramentel réservé aux clercs, l’Église aujourd’hui associant les deux.

Mais est-ce même envisageable que l’Église fasse mouvement vers une démasculinisation ?

Je pense qu’effectivement, la proposition de la commission tient compte de et anticipe – son côté un peu oblique en témoigne – la résistance très forte que vont poser d’abord les catholiques les plus fervents, notamment dans le monde conservateur, mais aussi l’institution, face à des demandes explicites, qui ne vont pas manquer de fleurir, d’ordination des femmes.

En outre, cette proposition de la Ciase va dans le sens de la stratégie adoptée par le pape François aujourd’hui. On le voit par ses nominations dans les instances vaticanes : il n’affronte pas directement et frontalement la question de l’ordination des femmes, mais il fait monter de plus en plus de femmes à des postes administratifs. Mais quoi qu’il arrive, vous pouvez mettre autant de femmes que vous voulez dans les administrations, dans les lieux de décision, il reste le verrou du sacerdoce, qui, en ecclésiologie contemporaine, donne le pouvoir et reste réservé aux hommes.

C’est le cœur du réacteur : y toucher, c’est prendre un gros risque d’explosion nucléaire.

On en vient à votre livre Des soutanes et des hommes, dont le sous-titre est Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques. En quelques mots, qu’est-ce que révèle votre enquête ?

En amont de cela, et pour faire le pont entre le rapport et mon livre, restons sur cette question du pouvoir réservé aux hommes. Ce que montre bien notre enquête de prévalence, c’est que, bien sûr, tous les milieux – famille, école, Église – sont traversés par la domination masculine, qui favorise les violences exercées par les hommes sur les enfants et sur les femmes. Mais, mine de rien, les deux institutions qui sont les plus violentes – la famille et l’Église – sont toutes les deux celles qui ont justement été très, très fortement marquées par des formes patriarcales d’organisation, au sens propre du terme, c’est-à-dire du pouvoir des pères.

Pour la famille, dans le droit français en tout cas, cette patriarcalité a été en partie nettoyée. Le droit français a progressivement intériorisé l’idée que la conjointe de l’époux avait aussi des droits, partageait la responsabilité parentale, et que les enfants avaient aussi des droits face aux parents. Mais il n’empêche que les pratiques persistent.

Dans l’Église, par contre, cette patriarcalité est encore revendiquée, elle est encore inscrite dans ses structures comme dans sa culture. Ce n’est pas pour rien que les prêtres revendiquent une paternité sur les fidèles. Bien sûr, ce sont des pères symboliques, pas biologiques, mais cette paternité a des effets réels. Comme dans la famille, elle peut notamment laisser croire qu’ils sont autorisés à s’approprier les corps à la fois des femmes et des enfants.

Et cela fait le pont avec mon ouvrage.

Dans ce livre, je commence par parler du regard catholique porté sur les prêtres. Or, ce regard est façonné par la manière dont cette masculinité a été construite, c’est-à-dire sacralisée, désexualisée et en partie dégenrée. Et je crois que ce regard catholique sur le prêtre qui s’élèverait au-dessus de la condition masculine, ou en tout cas se met à part de la condition masculine, a largement rendu possible le déni catholique à l’égard des violences sexuelles parce que, justement, il a longtemps empêché les catholiques de voir que les prêtres sont des hommes et, à ce titre, des êtres en partie socialisés à être violents dans le domaine sexuel.

Ce regard a également amené les fidèles à pardonner la déviance de certains prêtres parce qu’ils ont sacrifié une part de ce que ces gens estiment faire partie des attributs de la masculinité, notamment l’hétéroconjugalité, mais aussi le pouvoir économique, politique ou militaire.

Donc, le livre s’ouvre là-dessus, en montrant que ce que j’appelle le catholic gaze, pour reprendre l’expression de Laura Mulvey [la cinéaste parle de « male gaze », l’imprégnation tant de la culture visuelle que de l’expérience quotidienne du regard masculin – ndlr], est en train de vaciller, de se déconstruire progressivement, même s’il pèse encore fortement.

S’ouvre donc une séquence dans l’Église où cette masculinité sacerdotale si atypique, mais que compensait l’aura sacrale et la notabilité des clercs, apparaît suspecte dans les représentations sociales, voire coupable quand sortent des scandales autour des violences sexuelles. Et que cette altérisation produit une sorte de dévaluation au sein même de la hiérarchie des masculinités.

Or, ce phénomène contemporain de dévaluation de la masculinité sacerdotale dans les représentations vient rencontrer en interne dans l’institution une autre difficulté : le fait que le clergé lui-même prend progressivement conscience qu’il est marqué par une réalité morphologique particulière, celle d’une surreprésentation homosexuelle en son sein, qui est tout à la fois structurelle et conjoncturelle.

Mais attention, je fais d’emblée une incise ici : quand je parle d’homosexualité dans le clergé, il faut bien comprendre qu’il y a des pratiquants et des non-pratiquants. Il ne faudrait pas imaginer que tout prêtre homosexuel, parce qu’il est homosexuel, vivrait une vie de débauche ! Pour certains, ils sont chastes, comme des prêtres hétérosexuels le sont. Et inversement.

La confusion homophobe entre pédocriminalité et homosexualité ne marche pas scientifiquement.

Cette surreprésentation homosexuelle dans son versant structurel s’explique en tout cas assez facilement : le célibat permettant de neutraliser la question de toute sexualité, le célibat ecclésiastique apparaît comme un espace favorable pour des jeunes catholiques très croyants et qui veulent vivre une vie engagée, mais qui ne sont pas attirés par le mariage – hétérosexuel s’entend –, notamment pour des questions d’orientation sexuelle.

Comment fait-on pour ne pas retomber dans ces stéréotypes homophobes faisant le lien entre homosexualité et pédocriminalité ?

C’est une question très importante. Elle l’est d’autant plus que la collision de calendrier, non voulue, entre la parution de mon livre et le rapport de la Ciase, pourrait induire encore plus la confusion.

En fait, c’est un certain catholicisme conservateur qui brandit ce lien pour dénoncer les homosexuels au sein du clergé, et les désigner comme les responsables de la pédocriminalité. Quand les conservateurs font cette confusion, volontaire ou pas, stratégique ou pas, ils s’appuient aussi sur une réalité qui est quela proportion entre filles et garçons parmi les victimes dans l’Église est inversé par rapport au reste de la société. C’est-à-dire que dans l’Église, la très grande majorité des victimes sont des petits garçons et non des petites filles.

Mais notre enquête montre que ce n’est pas un effet de l’orientation sexuelle, mais d’abord un effet d’opportunité. C’est-à-dire que la majorité des violences sur les garçons sont liées au fait que les prêtres avaient accès aux garçons bien plus qu’aux filles dans des institutions non mixtes, tels les internats, les écoles, les petits séminaires, jusque, en gros, dans les années 1970. À partir du moment où les activités de jeunesse connaissent une mixité croissante, comme dans le reste de la société, les prêtres pédocriminels s’attaquent aussi aux petites filles.

Cela se voit car la part des filles victimes augmente dans le temps. Cela se voit aussi quand on analyse plus précisément le contexte des violences et que l’on constate que celles ayant eu lieu dans l’école concernent une très forte majorité de garçons mais que, si l’on vient sur le terrain familial avec des prêtres amis de la famille, qui agressent dans les familles, ou dans le contexte paroissial, la proportion de filles est bien plus importante, voire à l’équilibre.

La confusion entre pédocriminalité et homosexualité est très facile : elle sert un agenda conservateur et homophobe, mais elle ne marche pas scientifiquement.

Là où il y a un lien, et c’est la conclusion de mon livre avant même le rapport de l’Inserm, c’est dans le tabou qui pèse sur la sexualité des prêtres : le fait que toute sexualité, chez les prêtres, est déjà considérée comme un péché grave, quelle que soit cette sexualité, que ce soit une sexualité considérée par ailleurs par la société comme légale, juste, puisque entre adultes consentants, ou illégale et criminelle. Il faut se rappeler qu’il y a peu, le discours et les normes ecclésiastiques mettaient en équivalence, en termes de gravité, l’homosexualité et la pédocriminalité.

Ce silence et cette même gravité à l’égard de toute sexualité font peser sur tous les clercs, qu’ils soient religieux ou prêtres, une sorte de culpabilité. Ils sont toujours pris en défaut – même se masturber est déjà un péché et une honte à l’égard de leur engagement au célibat et à la chasteté. Cela a toujours favorisé le silence, quoi qu’il arrive, à l’égard de toute pratique sexuelle. Notamment quand il s’agit de défendre l’image de l’institution.

Néanmoins, l’effet paradoxal est que nombre des lanceurs d’alerte dans l’Église contre la pédocriminalité endémique et le silence qui l’entoure, sont parfois aussi des militants pour une plus grande tolérance à l’égards des personnes LGBT, parfois même des « pseudos » comme certains les appellent, c’est-à-dire des prêtres au placard mais qui essayent de faire évoluer doucement l’Église vers une forme d’homotolérance.

Arrêtons-nous justement sur cette expression, le « placard ». Dans votre livre vous parlez du « placard ecclésial »…

Le placard en général, dans une société hétéro-normative, où il y a présomption d’hétérosexualité généralisée, c’est faire en sorte que les personnes homosexuelles ne viennent pas contester cette présomption, voire donnent des gages d’hétérosexualité pour se protéger de l’homophobie.

L’Église participe à ce placard notamment parce que, dans les milieux catholiques conservateurs, qui sont aujourd’hui les milieux qui fournissent encore des prêtres, on ne peut pas assumer une homosexualité comme quelque chose de bon, de bien ou de normal – quand bien même on respecterait les standards catholiques de l’amour conjugal et fidèle. D’où l’attrait pour la prêtrise.

Mais dans une société de plus en plus tolérante aux homosexualités, ce mécanisme risque de devenir transparent à lui-même. C’est-à-dire que, d’une part, les prêtres prennent conscience qu’ils ne sont pas tout seuls à être homosexuels, mais que c’est un phénomène systémique, et, d’autre part, les fidèles deviennent eux aussi plus ouverts : cela risque de mettre en porte-à-faux l’institution qui, pour l’instant, maintient son discours homophobe au sens où, pour elle, l’homosexualité n’est pas normalisable.

Votre livre raconte un paradoxe : la montée de l’homosexualité dans le monde de la prêtrise s’accompagne d’un regain de discours homophobe par l’Église, contre le genre, contre le mariage pour tous…

Le fait est que les prêtres sont de plus en plus recrutés dans les milieux catholiques conservateurs. Les classes populaires, elles, ne sont plus attirées par la prêtrise depuis les années 1960 – elles y voyaient jusque-là une forme d’ascension sociale et ce mécanisme social d’attraction pour la prêtrise s’est arrêté.

Autre point : il y a un déficit de prêtres hétérosexuels que l’on peut relier au concile Vatican II, qui a revalorisé l’hétérosexualité dans le mariage. Jusque-là, celui-ci était considéré comme un pis-aller, au contraire de la prêtrise ou de la vie religieuse, qui étaient présentées comme une forme parfaite de vie.

Donc, pour les hétérosexuels, ce n’est plus très intéressant d’être prêtre puisque ce n’est plus une forme considérée comme absolument parfaite par les autorités religieuses. D’ailleurs, beaucoup de religieux qui, dans les années 1970, quittent l’Église, la quittent pour se marier.

À partir des années 1980, dans le cadre de nos sociétés européennes qui dépénalisent l’homosexualité, puis reconnaissent des droits aux couples homosexuels, puis envisagent le mariage, la filiation, etc., dans un contexte de gayfriendliness croissante, l’Église apparaît de plus en plus comme homophobe et même renforce son discours.

Or, cela renforce, paradoxalement, le mécanisme du placard, qui devient l’un des seuls à fonctionner – les autres mécanismes d’attraction de la prêtrise cessant de fonctionner. Cela force en outre les individus mus par ce mécanisme à une sorte de clivage et de tension existentielle forte, dans une société qui est de moins en moins ignorante à ce sujet.

Vous parlez cependant d’« obsession cléricale » pour la question homosexuelle. Que recouvre cette obsession ?

On l’a vu tout récemment avec l’affaire du prêtre sur TikTok [le père Matthieu a publié une vidéo expliquant « pourquoi définitivement l’homosexualité n’est pas un péché » – ndlr] : ce sujet est explosif. Il y avait bien d’autres raisons possibles de critiquer ses vidéos mais, ce qui a enflammé la cathosphère et lui a valu réprobation immédiate et officielle – d’autant plus choquante au regard de la lenteur des réactions de l’institution à condamné des prêtres pédocriminels –, c’est qu’il s’agissait d’une vidéo banalisant l’homosexualité…

Encore une fois, cette institution s’est constituée en placard et cela a des incidences sur la culture cléricale mais aussi sur la peur panique qui entoure l’homosexualité chez ses représentants.

Si, en un sens, la pédocriminalité n’est plus un tabou – la preuve avec le rapport de la Ciase –, le silence autour de l’homosexualité cléricale reste, lui, un tabou extrêmement structurant de cette institution.

En réalité, les catholiques sont aussi traversés par la gayfriendliness croissante et ne savent pas quoi en faire. À la fois ils adhèrent à la doctrine catholique considérant l’homosexualité pratiquée comme un péché grave, et en même temps, ils voient bien que l’homosexualité n’est pas si grave, parfois même au cœur de leur famille, que c’est une forme d’amour comme une autre.

Vous écrivez qu’il y a deux catholicismes qui se font face, l’un d’ouverture et l’autre d’identité, et que le premier a tendance à s’effacer quand le second, lui, tend à l’emporter.

C’est là que ma recherche est historiquement située, puisqu’elle a été menée dans un moment de tension et d’effervescence : La Manif pour tous. Mais ce moment a été aussi très révélateur. Le catholicisme étant en rétractation et en perte d’emprise sur la société, il se divise lui-même entre des courants qui connaissent une forte conflictualité entre eux et qui ne sont pas d’accord sur la manière dont il faut agir dans le monde.

Les médias ont contribué à la victoire de La Manif pour tous

De manière un peu grossière, le catholicisme d’identité qu’on a vu triompher au moment de La Manif pour tous a connu une victoire paradoxale. S’il a perdu la bataille juridique contre le projet de loi, il a néanmoins gagné une sorte de bataille symbolique au sein même du catholicisme en s’imposant comme le courant de ceux qui étaient vus comme les seuls bons catholiques.

Les journalistes, à cet égard, ont largement participé à cette victoire. Ils ne connaissaient pas grand-chose au catholicisme, et se sont fait avoir par l’image que le catholicisme veut donner de lui – une forme d’unité, d’homogénéité. Ils ont donc titré dans les journaux « Les catholiques sont dans la rue ». Tous les catholiques qui n’étaient pas dans la rue, qui étaient éventuellement pour le projet, s’en sont trouvés invisibilisés.

Ce catholicisme s’impose à ce moment-là face à un catholicisme d’ouverture, qui est certes plutôt porté par des personnes plus âgées mais qui tiennent en partie les paroisses. Ce catholicisme d’ouverture est plutôt ouvert aux questions de la place des femmes et découvre bon an mal an les questions LGBT, avec un ADN plutôt progressiste.

Une des revendications de ce pôle d’ouverture, c’est aussi que l’Église arrête de se crisper sur les questions sexuelles et familiales, et arrête de donner des leçons à la Terre entière.

En face, il y a le catholicisme d’identité, qui fait de la question du genre et de la sexualité un enjeu de maintien de l’hégémonie catholique sur la société.

À l’issue de la bataille du mariage pour tous, nous, analystes du catholicisme, nous disions qu’on en avait pour 20 ans de catholicisme d’identité triomphant par rapport au catholicisme plutôt progressiste qui était relégué dans l’invisibilité ou l’incapacité à avoir une prise de parole claire, nette et précise sur ces questions.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

En peu de temps, c’est qu’il y a eu les affaires Barbarin et Preynat (lire notre dossier), puis la montée en puissance de la mobilisation des victimes, jusqu’au rapport Sauvé, où l’ensemble des catholiques sont d’accord pour condamner ces violences, et pour reconnaître qu’elles ne sont pas le fait de brebis galeuses.

Là, le catholicisme qui a porté La Manif pour tous, centrée sur l’argument de la défense de la protection des enfants, est devenu d’un coup moins audible des institutions qui se sont révélées violentes à l’égard des enfants.

Toutes ces questions ont fait repasser au-dessus du seuil de la visibilité médiatique tout un tas de questions qui étaient plutôt portées par les catholiques d’ouverture : la place des femmes, la remise en cause du cléricalisme qui met les prêtres au-dessus des fidèles, etc.

Toutes ces questions ont fait repasser au-dessus du seuil de la visibilité médiatique tout un tas de questions qui étaient plutôt portées par les catholiques d’ouverture : la place des femmes, la remise en cause du cléricalisme qui met les prêtres au-dessus des fidèles, etc.

Le rapport de force entre catholiques d’identité et d’ouverture est aujourd’hui plus équilibré.

Mais il n’empêche que le recrutement des prêtres se fait encore et toujours du côté du catholicisme d’identité, et cette question de l’homosexualité au sein du clergé versus l’homophobie affichée – ce sont en partie les deux faces d’une même pièce – reste pendante, même si on n’en parle pas. En témoigne d’ailleurs la réception catholique de mon ouvrage qui va au mieux d’un : « c’est intéressant mais… » à au pire à un dénigrement [pour partie hostile – ndlr].

D’autant plus que vous êtes un quasi-« ex » de l’Église…

Effectivement, ma biographie personnelle est marquée par un épisode de vie religieuse à l’essai. Cela a participé évidemment à ma connaissance de l’intérieur de ce monde, qui est un entre-soi très sensible à ce qui ne doit pas se dire à l’extérieur, et à la compréhension du fait qu’il y avait une diversité bien plus grande que l’image qu’il dégage.

En même temps, c’est un argument assez classique sur les « ex » : ils ne seraient pas objectifs et n’agiraient que pour se venger de l’institution qui les aurait maltraités. C’est un des arguments disponibles pour les catholiques qui ne veulent pas voir, qui ne veulent pas entendre et qui veulent neutraliser l’aspect critique de l’analyse.

Mais je l’avais anticipé.

L’autre manière de tenter d’euphémiser les résultats de ce genre d’enquête, c’est d’estimer que la sociologie n’est pas neutre mais une forme d’attaque à l’égard du catholicisme. Ce trope se retrouve essentiellement dans le discours des catholiques d’identité. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai commencé à étudier la sociologie avant même de quitter la congrégation dans laquelle j’étais, et à la demande du supérieur de ma congrégation. Ce qui montre bien que la sociologie, du côté du catholicisme d’ouverture, peut aussi être perçue comme un adjuvant, si ce n’est à la lutte pour la réforme de l’institution, au moins à l’action pastorale.

Vous expliquez que les prêtres maintenant recrutés en France sont plutôt du côté du catholicisme d’identité, ce qui explique aussi le placard ecclésial. Mais vous le dites à la fin de votre livre : il y a toute une partie de la prêtrise qui maintenant vient de pays étrangers, notamment africains, et qui, elle, subit une invisibilisation dans l’Église française actuelle.

Effectivement, à la fin du livre, j’interroge la place des prêtres étrangers, de plus en plus présents, notamment issus des anciennes colonies françaises. Selon l’Église, ils représentent à peine 10 % du clergé en France. Dans la réalité, si l’on regarde le clergé en activité, ils représentent 26 % de la population cléricale. Et ce sont des chiffres déjà anciens, qui évoluent vite, car les prêtres autochtones sont très âgés – leur moyenne d’âge est de 75 ans.

Ces prêtres « venus d’ailleurs » selon l’expression utilisée par l’institution servent souvent à combler les trous à la périphérie des bastions catholiques pour maintenir un semblant de « service public du sacré » dans les zones rurales et dans les périphéries urbaines paupérisées.

Ces prêtres sont de fait exclus de cette bataille autour de la masculinité sacerdotale – qui a lieu entre Blancs. Leur silence est redoublés parce qu’il sont souvent en situation administrative précaire et parce qu’il sont racisés. D’autant qu’un certain nombre de discours dans l’Église consistent à dire que ces prêtres, souvent d’origine africaine, étaient les responsables des violences sexuelles. On a donc bien affaire à une bataille qui croise à la fois la question de la sexualité, du genre, mais aussi de la race.


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