Un congrès mondial de la nature tout en contradictions

jeudi 9 septembre 2021.
 

Le congrès de l’UICN, une influente ONG environnementaliste, s’ouvre à Marseille le 3 septembre alors que la crise de la biodiversité atteint un paroxysme. Autour de la protection des espèces non humaines, des visions du monde s’entrechoquent.

Quel est donc cet endroit distingué où l’on peut croiser Antoine Arnault, fils de Bernard et directeur de la communication de LVMH ; les présidents d’EDF, Engie et Veolia ; Christine Lagarde, présidente de la BCE ; le président du Medef ; la cheffe de « la stratégie de soutenabilité » du pétrolier Total ; un vice-président de Microsoft, le président d’une association de groupes miniers, Emmanuel Macron et toute une partie du gouvernement français ? Le Congrès mondial de la nature. Organisé à Marseille à partir du 3 septembre par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), l’une des plus puissantes ONG environnementalistes, l’événement fait office de sommet informel de la biodiversité. Une sorte d’antichambre des grands rendez-vous décisionnels des prochains mois : à Glasgow, la COP26 sur le climat, et à Kunming, en Chine, pour la 15e conférence de l’ONU sur la biodiversité au printemps 2022.

Des conférences doivent se succéder pendant quelques jours avant l’assemblée générale de l’association, où siègent des États, dont la France. Une partie de l’événement est publique (des « espaces génération nature », un « village de la biodiversité », des expositions, le pavillon de la France) mais il faut être accrédité·e pour suivre le forum et l’assemblée des membres. Ce qui a créé un premier incident diplomatique avant même l’ouverture des festivités : une juriste de Notre Affaire à Tous, le collectif à l’origine des recours juridiques contre l’État français pour inaction climatique, s’est vu refuser son accréditation et a donc été désinvitée d’une projection débat sur « la biodiversité de vives voix ». Le prix des passes d’entrée pour la semaine est élevé (1 200 euros en tarif général – l’équivalent d’un mois de SMIC net –, 780 euros pour les membres) et celui de la location des stands aussi (jusqu’à 350 000 euros pour la plus grosse taille).

Le sponsor privé mis en avant par l’UICN pour l’événement est la marque Nutella, qui consomme d’énormes quantités d’huile de palme et fut accusée d’exploiter des migrants syriens pour la production en Turquie de ses précieuses noisettes. De son côté, le ministère de la transition écologique a réuni son propre pool de « partenaires » économiques : JCDecaux, BNP Paribas, la SNCF, la compagnie de croisières Ponant, le groupe de transport maritime et de logistique CMA CGM, le groupe de luxe Kering, Veolia, etc. Mais « en raison de clauses de confidentialité dans les conventions de partenariat », il refuse de dévoiler le détail des montants alloués. En tout, l’État a déboursé 2 millions d’euros pour la tenue du congrès. Le groupe Ferrero a payé environ 185 000 euros pour sa place de « mécène », soit moins de 2% du coût total de l’événement, selon l’UICN.

Autant dire que l’ambiance du Congrès ressemblera plus à celle du forum de Davos qu’aux jardins ouvriers d’Aubervilliers, occupés depuis mai pour en empêcher le bétonnage, et évacués par la police jeudi matin. Les contradictions de ce Congrès de la nature sont d’autant plus spectaculaires que la crise de la biodiversité atteint un paroxysme de gravité : 75 % de la surface terrestre « est altérée de manière significative » selon le dernier rapport de l’IPBES (voir ici), et plus de 85 % de la surface des zones humides ont disparu. Près d’un million d’espèces sont menacées d’extinction par l’activité humaine, ce qui représente près d’un quart des animaux et végétaux. Le monde se dépeuple et les humains s’y habituent.

Face à cette sixième extinction des espèces, les méthodes, objectifs et représentations des politiques de protection de la biodiversité soulèvent de lourdes questions éthiques et politiques. Qui décide de protéger quoi, avec quel niveau de contrainte ? Quel usage d’une mer ou d’une forêt est autorisé et dans quel intérêt ? Quel sens peut bien avoir l’interdiction de la pêche traditionnelle dans un océan où les pétroliers peuvent continuer de forer des hydrocarbures ?

Autour de la protection de la nature, deux approches s’affrontent : la convention sur la diversité biologique (CDB) de l’ONU, l’Union européenne, la France, l’UICN et les grosses ONG internationales comme le WWF défendent la création d’aires protégées sur la terre et en mer, où les prélèvements de ressources naturelles sont réglementés ou interdits – en théorie. En 2020, elles s’étendaient sur au moins 17 % de la surface terrestre, selon un rapport de l’UICN et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE).

La superficie des aires marines protégées atteint environ 8 % aujourd’hui. Plusieurs États, dont la France, plaident pour un objectif de protection de 30 % de la surface terrestre d’ici à 2030. Mais pour un ensemble d’associations qui se réclament de la justice sociale et climatique (parmi lesquelles Survival international et la Rainforest foundation) ainsi que pour des collectifs de peuples autochtones, cette approche est colonialiste, car elle se mène au détriment des habitant·e·s et usager·ère·s d’aires vivrières dans les pays pauvres.

C’est le plus grand accaparement de terres depuis Christophe Colomb

Ils dénoncent les vols de terres, expulsions et violations des droits humains causés par une « conservation-forteresse ». Et s’inquiètent de la mise en place d’une financiarisation de la nature, à travers la création de marchés de compensation, où des entreprises s’achèteraient des droits à planter des arbres en échange de la destruction d’écosystèmes. Pour Frédéric Hache, du Green finance observatory : « On transforme un tiers de la planète en zone protégée où les populations autochtones deviennent des braconniers sur leurs propres terres. C’est le plus grand accaparement de terres depuis Christophe Colomb. » Dans une série de tweets publiés à l’approche du congrès de l’UICN, Carola Rackete, la capitaine de bateau qui avait forcé le blocus de l’Italie pour conduire à terre des migrant·e·s sauvé·e·s en mer, affirme que « la conservation a un passé raciste, colonial, et dans certains endroits, un présent néo-colonial ». Pour la jeune-femme, ancienne étudiante en écologie de la conservation, « protéger 30 % de la planète ne résout pas par magie la crise de la biodiversité, tant que nous ne ciblons pas les véritables causes (perte des habitats à cause de l’agriculture industrielle, surpêche, dérèglements climatiques, pollution), ce qui signifie contraindre les industries ».

À Marseille, un congrès alternatif « Notre terre ! Notre nature », à l’initiative notamment de l’ONG Survival, s’est tenu jeudi 2 septembre à Marseille. Une marche « pour décoloniser la conservation de la nature » est prévue vendredi après-midi. Cette confrontation dans l’espace public de la cité phocéenne correspond à un clivage de fond. Pour Joachim Claudet, chercheur spécialisé en écologie de la conservation des océans, « créer des zones de non-prélèvement d’espèces, en respectant les règles de protection intégrale, ça marche bien. On y trouve plus de poissons, de plus grande taille, et cela crée ce qu’on appelle des effets de débordement : la restauration de la biodiversité dans une aire protégée profite aux pêcheurs qui travaillent à proximité. Il y a donc un panel de bénéfices écologiques, halieutiques et de bénéfices socio-économiques ».

Selon Barbara Pompili, ministre de la transition écologique, « les aires protégées sont une nécessité. Elles constituent un maillon essentiel de l’écosystème et offrent des modèles de développement durable, d’activités conciliant production et protection de la nature ».

À l’échelle de la France, les défenseur·e·s de la politique des aires protégées pointent une autre contradiction : elles ne protègent pas vraiment. Ainsi, la pêche est pratiquée à large échelle dans les zones spéciales de conservation du réseau Natura 2000, pourtant destinées à protéger 230 types d’habitats naturels et 900 espèces animales et végétales. Dans le golfe de Gascogne, les aires en théorie classées « Natura 2000 » sont pourtant exploitées par des chaluts de pleine mer qui utilisent d’énormes filets qui capturent tout sur leur passage, y compris des mammifères protégés tels que les dauphins.

« La France ne respecte pas les zones Natura 2000 en mer, constate Élodie Martinie-Cousty, pilote du réseau Océans, mers et littoraux pour l’ONG France Nature Environnement (FNE). On a perdu un temps fou. Les réglementations ne sont pas respectées. Or, pour que le monde soit vivable, il faut un bon état de conservation de la chaîne alimentaire des espèces et de leur habitat. » Selon les travaux scientifiques de Joachim Claudet, seul 1,6 % des eaux côtières et marines françaises fait l’objet d’une protection intégrale qui interdit d’y prélever des espèces. En Méditerranée, les aires fortement protégées ne couvrent que 0,1 % de la partie française de la mer.

La France a adopté début 2021 une nouvelle stratégie nationale de biodiversité, qui se fixe l’objectif de placer 30 % de son territoire en aire protégée d’ici à 2022, dont un tiers sous protection forte. L’objectif des 30 % est lui déjà atteint, mais en grande partie grâce à l’inclusion de vastes aires très peu peuplées, notamment les terres australes et antarctiques françaises (TAAF).

Sur terre, les protections ne sont pas davantage respectées, ajoute l’ONG FNE : « Des préfets autorisent la chasse dans des parcs naturels nationaux, décrit Élodie Martinie-Cousty. Il y a une pression de dingue. On voit de plus en plus de lobbies qui veulent utiliser les espaces pourtant classés en réserve naturelle : pour des activités de sports et de nature, pour y construire des hôtels et des resorts [complexes hôteliers et de loisirs – ndlr]. Des associations veulent pouvoir escalader des rochers toute l’année alors qu’y nichent des espèces protégées. »

En dix ans, les effectifs des agences de l’eau ont perdu 20 %

En inaugurant le Congrès de l’UICN vendredi 3 septembre, Emmanuel Macron place l’écologie au cœur de son discours de rentrée politique, à neuf mois de l’élection présidentielle. Il affirme vouloir « inscrire la nature au sommet des priorités internationales ». Il avait déjà placé la biodiversité au cœur du One planet summit, en janvier de cette année.

L’écart est pourtant béant avec la réalité des moyens mis par l’État français pour protéger la biodiversité. Depuis 2011, les effectifs du pôle ministériel réunissant les administrations du ministère de la transition écologique, de la cohésion des territoires et de la mer sont en baisse constante, selon les calculs du Syndicat national de l’environnement (FSU).

En dix ans, les effectifs des agences de l’eau ont perdu 20 %. Résultat : « On survole un peu plus les dossiers, il y a une perte d’accompagnement humain et beaucoup plus d’administratif », décrit Patrick Saint-Léger, délégué SNE-FSU. Le syndicat participera à la marche « pour décoloniser la conservation de la nature » vendredi à Marseille. L’Office français de la biodiversité (OFB), l’établissement public phare de la protection de la nature – né d’une série de fusions de services et d’agences – a perdu 3 % de ses effectifs en cinq ans alors qu’il doit remplir de plus en plus de missions. Les parcs nationaux des Cévennes, des Pyrénées et des Écrins ont perdu plus de 18 % de leurs effectifs. Les organismes experts (Météo France, IGN, Cerema, Ineris, Ademe) ont connu des baisses entre 10 et 20 %.

Cet affaiblissement de la fonction publique devant appuyer la transition écologique de la société française se produit au pire moment. Face aux dérèglements du climat, il y a plus que jamais besoin d’évaluation des impacts des stratégies énergétiques et industrielles, et de pilotage à long terme. C’est pourtant l’inverse qui se pratique, comme le révèle l’exemple de l’épineux dossier de l’éolien en mer. Le gouvernement s’est fixé l’objectif d’installer 57 gigawatts (GW) d’éoliens off shore d’ici à 2050. Cela pourrait représenter 130 parcs en mer au large des côtes françaises – et de nombreux potentiels problèmes juridiques, à l’image du contentieux sur le parc de la baie de Saint-Brieuc.

Est-ce compatible avec la protection des espèces vivant dans ces zones ? Le Conseil national de protection de la nature (CNPN) s’est autosaisi d’une recherche à ce sujet et vient de publier un avis critique. Si ces 130 installations devaient être construites, « l’objectif de zéro perte nette de biodiversité » inscrit dans la loi « nous paraît difficile, voire impossible à atteindre, écrivent les expert·e·s, au regard de la connaissance actuelle des incidences et surtout des moyens techniques d’expertise et de pilotage permettent d’y remédier efficacement, ainsi que de l’objectif de préservation du paysage marin ». Les impacts du développement de l’éolien off shore « peuvent être très importants sur la biodiversité marine », et en premier lieu sur les oiseaux migrateurs et les chauves-souris.

À ce jour, les politiques de réduction de gaz à effet de serre et de protection de la biodiversité semblent se mener indépendamment les unes des autres. « C’est la cata, confie un des auteurs de la note du CNPN, nos décideurs n’entendent rien. On est gouvernés par des fous. »


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