Services publics et appropriation sociale (Anicet Le Pors, ancien ministre)

jeudi 12 juillet 2012.
 

Là où est la propriété, là est le pouvoir.

La propriété est un pouvoir.

Un pouvoir des hommes sur des choses et, par là, un instrument possible de domination des hommes sur d’autres hommes. Question cruciale dont l’importance n’a pas diminué : il suffit pour s’en convaincre de lire la presse quotidienne pour constater que les enjeux de pouvoirs impliqués par les changements de propriété des capitaux des grands groupes n’ont jamais connu une telle dimension, les capitalistes s’intéressent à la question de la propriété.

Comment expliquer dans ces conditions que la propriété publique ne soit plus abordée par les forces anticapitalistes que de manière défensive, en réaction aux privatisations auxquelles la gauche plurielle elle-même a apporté une contribution remarquée, au point qu’un quotidien a pu titrer sans être démenti « Lionel Jospin privatise plus qu’Alain Juppé » ?

Il fut un temps, pourtant, où l’observation méthodique du mouvement du capital constituait pour la gauche, et tout particulièrement pour le Parti communiste français, la pierre angulaire de ses constructions économiques et politiques. Cette nécessité aurait-elle diminué aujourd’hui ? Certainement pas, tout au contraire. Ce qui s’est passé, c’est que l’idéologie libérale en faveur d’une « économie de marché où la concurrence est libre », combinée avec l’obsession de la repentance vis-à-vis du régime soviétique, a asphyxié la recherche sur les questions de l’État assimilé à l’étatisation, laissant désemparé face, par exemple, à la suppression du commissariat général au Plan, à l’abandon du Conseil national d’évaluation et à la mise sous tutelle de la direction de la prévision. C’est cette même posture qui a conduit à considérer que l’ouverture du capital des entreprises publiques à des financements privés n’était plus une « question taboue ».

Ce laisser-aller idéologique a de graves conséquences aussi bien théoriques que sociales. Il est d’autant plus dommageable qu’il se produit au moment même où se confirme la nécessité de traduire dans la réalité un besoin grandissant de solidarité internationale dans les domaines les plus divers : gestion des ressources du sol et du sous-sol, protection de l’écosystème mondial, télécommunications, recherche scientifique, échanges culturels... dont la définition et l’organisation collective ne peuvent relever que de la mise en commun des capacités afférentes des États nations dans le cadre de règles de droit communes.

Celles-ci ne pourraient éluder la question de l’établissement de services publics au niveau planétaire dans les domaines précités et, par là, la question du patrimoine commun de l’humanité sur lequel ils devraient reposer.

Le XXIe siècle pourrait ainsi être l’âge d’or de tels services publics, et la France serait tout naturellement appelée à jouer un rôle important dans leur conception, vu sa tradition en la matière. Dans cette perspective, la justification d’une propriété publique étendue demeure solidement fondée.

Elle est d’abord politique : il s’agit de faire pièce à la domination du capital, d’assurer la cohésion sociale et de créer les meilleures conditions d’une citoyenneté affranchie.

Elle est ensuite économique, car seule la propriété publique permet de développer des stratégies pluriannuelles, d’impulser un volontarisme d’ordre public dans l’administration des choses, de prendre correctement en compte les externalités.

Elle est enfin sociale et culturelle, parce que la propriété publique concourt à la « démarchandisation » des rapports sociaux et que le secteur public a permis l’élaboration de statuts des personnels dont la base réglementaire prend le contre-pied des relations contractuelles inégales du secteur privé. Pour autant, il ne saurait être question de s’en tenir aux schémas anciens, aussi pertinents demeurent-ils.

La propriété est un terme générique qui recouvre en réalité une généalogie de formes et de contenus de complexité croissante. Trois générations peuvent être distinguées.

La propriété individuelle a été reconnue comme un « droit inviolable et sacré » du citoyen par l’article 17 de la Déclaration des droits de 1789, qui lui a cependant fixé une limite : « la nécessité publique, légalement constatée », disposition reprise sous l’expression d’« utilité publique » par l’article 545 de l’actuel Code civil.

La propriété publique a consacré une socialisation plus poussée des bases économiques et l’affirmation de la spécificité de l’intérêt général, ce qui a conduit le préambule de la Constitution de 1946 à prévoir que « tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Ces dispositions ont été explicitées en 1972 par des critères conduisant à la définition d’un « seuil minimum de nationalisations » du programme commun de gouvernement du Parti communiste et du Parti socialiste, le premier partisan de nationalisations « franches » (à 100 %, car il y a privatisation dès que le capital devient divisible, fût-il à majorité publique), tandis que le second inclinait en faveur de nationalisations « financières » dans un contexte d’économie mixte.

Finalement, furent nationalisées, on le sait, quelques dizaines de sociétés industrielles et bancaires dont la logique de développement ne fut guère réformée, malgré les lois de démocratisation du secteur public et les lois Auroux qui suivirent.

La tentation existe aujourd’hui, prenant prétexte du bilan mitigé des nationalisations de 1982 et de l’effondrement du socialisme réel, d’en déduire que parce que la propriété publique n’est pas suffisante elle ne serait pas nécessaire, et d’en relativiser l’importance au profit d’une réflexion sur l’immatériel, le management et la gouvernance. Cette approche appelle une triple critique.

Premièrement, elle conduit à donner la priorité à la gestion sur le pouvoir, validant par là les délégations de service public (type Régie des transports de Marseille) et la prolifération d’autorités administratives indépendantes (telle que l’Autorité de régulation des télécommunications), ces modalités constituant autant de démembrements de l’État.

Deuxièmement, elle évacue les aspects stratégiques les plus globaux au nom d’une désétatisation de principe et d’une confuse « intervention citoyenne », or les principales justifications de la propriété publique se situent au niveau de la société tout entière, là où s’apprécie l’intérêt général.

Troisièmement, elle fige le concept de propriété dans une acception purement juridique. En réalité, c’est le contenu du concept de propriété appliqué aux formes les plus évoluées du mouvement du capital et du développement des forces productives qui appelle mise à jour. Vers une troisième génération de la propriété C’est pourquoi il importe de remettre cette question sur le chantier pour définir une troisième génération de la propriété, celle de l’appropriation sociale, qui formaliserait la combinaison des potentialités nouvelles : diversification fonctionnelle et géographique (infra et supranationale), intégration des éléments de maîtrise qui se situent aux plus hauts niveaux de l’organisation sociale (intervention des travailleurs, souveraineté nationale, contrôle technologique...), dynamique interne du secteur public prenant en compte l’évolution du rapport des forces nationales et internationales et les caractéristiques de la mondialisation.

La lutte contre les privatisations sera d’autant plus efficace qu’elle s’inscrira dans un choix d’élargissement du champ de la propriété publique et de développement de l’appropriation sociale sous des formes diversifiées. Et que l’on n’oppose pas à cette démarche la contrainte européenne puisque l’article 295 du traité instituant la Communauté européenne dispose lui-même que « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ».

C’est donc bien une question de choix et de volonté politiques.

Tribune d’Anicet Le PORS , ancien ministre. parue dans l’Humanité du 12 janvier 2006


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