Silvia Federici, une autre lecture du salariat

mardi 3 août 2021.
 

Silvia Federici est une féministe mondialement connue pour son engagement militant et son travail de recherche sur les chasses aux sorcières. Son ouvrage majeur, Caliban et la sorcière vient d’être réédité, mais deux recueils de textes publiés presque consécutivement, Le capitalisme patriarcal (2019) et La Guerre mondiale contre les femmes (2021), nous permettent d’appréhender une réflexion théorique aux conséquences économiques largement sous-estimées par les organisations politiques de gauche.

La chasse aux sorcières

La thèse de Silvia Federici*** soutient que les violences sexistes dont sont victimes les femmes dans le monde (meurtres, tortures, viols) sont le fruit du développement du capitalisme. Elles répondent aux intérêts d’une classe dominante patriarcale qui voit dans la femme, détentrice de savoirs ancestraux et d’une culture collectiviste, une résistance à l’extension de la marchandisation, notamment la privatisation des terres dans les pays du Sud. Cela se traduit, d’une part, par un contrôle toujours plus accru de l’état sur leur sexualité et leur capacité de reproduction. Mais Federici établit un parallèle très clair entre les chasses aux sorcières qui ont ensanglanté l’Europe du XVe siècle au XVIIIe Siècle, période qui correspond à la naissance du capitalisme primitif, avec les persécutions que l’on observe récemment en Afrique, en Inde, au Népal et en Papoussie-Nouvelle-Guinée. Même phénomènes d’enclosure/expropriation, même désagrégations des liens communautaires, même procès en sorcellerie de la vieille femme pauvre considérée comme stérile et improductive, même régime de terreur afin de rendre les femmes « asexuées, obéissantes, dociles, résignées à la soumission au monde masculin, acceptant comme naturelle la relégation à une sphère d’activité qui se trouve totalement dévaluée sous le capitalisme »*. En cela l’historienne développe une approche matérialiste du féminisme.

La création de la ménagère à temps plein

Federici en fine lectrice de Marx, s’appuie sur le théoricien de la valeur travail, pour proposer une lecture genrée du salariat. Elle montre que les premières lois sur la limitation des heures de travail à l’usine des femmes et des enfants dissimulent une nouvelle stratégie de classe, celle de l’assignation de la femme prolétaire au foyer afin d’y produire des travailleurs. « Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle, après deux décennies de révoltes de la classe ouvrières où le spectre du communisme a hanté l’Europe, que la classe capitaliste a commencé à investir dans la reproduction de la force de travail, en même temps que se transformait la forme d’accumulation avec le passage de l’industrie légère (basée sur le textile) à l’industrie lourde (basée sur le charbon et l’acier) qui exigeait une discipline de travail plus intensive et une main-d’œuvre moins émaciée »*. Si la chaîne de montage produit des marchandises, une autre doit produire des travailleurs. Car au XIXe siècle la classe ouvrière a du mal à se reproduire, on y meurt jeune (en moyenne à 40 ans), le travail est harassant (entre quatorze et seize heures par jour) et la mortalité infantile importante. C’est bien une nouvelle division du travail qui se met en place avec l’homme à l’usine et la femme au foyer, autrement dit, une séparation entre la production et la reproduction, entre le travail payé des hommes et le travail gratuit des femmes.

Federici situe entre 1870 et 1910, la création de la famille nucléaire pour discipliner la classe ouvrière et acquérir une main-d’œuvre plus productive. Ce partage des tâches réactionnaire va prévaloir jusque dans les années 1970. Il faudra l’essor du mouvement féministe et des luttes des femmes au niveau international pour y mettre fin dans les pays occidentaux. Durant toute cette période non seulement le capitalisme va bénéficier du travail domestique gratuit des femmes comme clé de la production de la force de travail mais il pourra aussi compter sur la complicité des organisations de travailleurs dont la revendication de salaires plus élevés s’appuie sur la nécessité de subvenir aux besoins de la femme et sur l’élimination de la concurrence du travail des femmes et des enfants pour améliorer le rapport de force dans les négociations avec le patronat. C’est ainsi que l’amélioration du salaire des hommes s’est traduite pas l’exclusion progressive des femmes de la sphère économique, reléguée au statut de travailleuses sans salaire dans la solitude des foyers de la ménagère à temps plein. Le capitalisme disposant ainsi pour la formation de travailleurs productifs et « domestiqués », d’une main-d’œuvre gratuite et subordonnée dont la production de valeur est bien supérieure à l’augmentation des salaires qu’il concède aux hommes.

Le salaire sera donc aussi pour le capital le moyen d’affaiblir la classe ouvrière en la divisant pour mieux soumettre la classe des travailleuses dont le rôle d’émeutières et la participation active dans les insurrections révolutionnaires étaient redoutés. C’est bien d’une guerre faite aux femmes dont il est question afin d’établir des formes plus strictes de contrôle social.

En réinscrivant l’histoire du salariat dans une perspective genrée, Federici rend justice au combat des femmes pour sortir des politiques salariales misogynes qui furent l’un des instruments d’oppression les plus puissants.

Le salaire au travail ménager

Mais le mérite de Federici ne s’arrête pas là et propose de « donner aux catégories de Marx de nouvelles fondations et aller « au-delà de Marx »*, car Marx « laisse non théorisé certains des rapports sociaux et des activités qui sont les plus essentiels à la reproduction de la force de travail, comme le travail sexuel, la procréation, le soin des enfants et le travail domestique »*.

Dès les années 1970, Fédérici s’engage pour « un salaire au travail ménager », trop souvent confondu avec « un salaire maternel » qui maintiendrait le statu quo de la division sexuée du travail. Au contraire, celui-ci, en introduisant le travail ménager dans le champ du salariat, le politise et le dénaturalise. Mais encore « le développement du travail productif et l’émergence consécutive de la ménagère prolétaire à temps plein ont été pour partie le produit de la transition de l’extraction de la valeur absolue à celle de la survaleur relative comme mode d’exploitation du travail »*. En effet, le travail ménager participe de la valeur ajoutée globale de l’activité marchande au même titre que l’ensemble du travail invisible et pose la question d’un salaire socialisé étendu à toute la société. Non plus un salaire spécifique au travail ménager, mais un salaire qui réaffirme une communauté d’intérêt de toutes les travailleuses et tous travailleurs sans salaire. La question féministe devient centrale pour penser la question sociale.

Cet article de notre camarade Frédéric Lutaud est à retrouver dans le numéro 286 (été 2021) de Démocratie&Socialisme, la revue dela Gauche démocratique et sociale (GDS).

Notes

* Le capitalisme patriarcal, Ed. Autrement.

** Une guerre mondiale contre les femmes, Ed. Autrement.

*** Caliban et la sorcière, Ed. Entremonde.


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