« Un pouvoir autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens »

dimanche 1er août 2021.
 

Pouvoir, puissance, souveraineté… Comment retrouver une capacité d’action et d’émancipation dans une époque qui penche vers l’autoritarisme et renvoie la gauche à ses faiblesses ? Les réponses du philosophe Michaël Fœssel.

Spécialiste d’Emmanuel Kant et de Paul Ricœur, Michaël Fœssel est professeur à l’École polytechnique et notamment auteur de État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire (éd. Le Bord de l’eau, 2010), Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (éd. Seuil, 2012) et Récidive 1938 (éd. PUF, 2019).

I. La politique et la puissance

Regards. Est-ce que penser, en politique, c’est forcément penser en termes de puissance – notamment au travers du concept d’État, système par excellence d’exercice de la puissance politique ?

Tout dépend ce que l’on entend par puissance. Si on l’identifie au pouvoir, il est possible, jusqu’à un certain point, de penser la politique sans elle. Au sens, déjà, où des groupes politiques, des associations, des collectifs militent et agissent sans avoir pour horizon la prise du pouvoir d’État. Il y a politique, selon moi, là où les repères de la certitude et les coordonnées de la domination sont remis en cause. Par principe, les minorités n’ont pas le pouvoir. Mais elles peuvent agir de telle sorte que ce qui apparaissait évident ne le soit plus et que le pouvoir institué soit obligé de lâcher du lest. Cela vaut des mouvements féministes, antiracistes, LGBT, écologistes, mais aussi de bien des revendications économiques plus traditionnelles. Ici comme ailleurs, la distinction entre le social et le sociétal est superflue. Or pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant.

« Pour animer une grève ou lancer une mobilisation qui force le pouvoir en place à négocier, il faut se sentir puissant. La puissance, c’est d’abord la capacité d’un individu ou d’un collectif à produire des effets. »

Comment se sentir puissant collectivement quand le rapport de force avec le pouvoir est si défavorable ?

Spinoza distingue la puissance horizontale de la multitude et le pouvoir vertical de l’État. Ce n’est pas un hasard s’il est aussi le seul philosophe classique à se revendiquer de la démocratie. La puissance, c’est d’abord la capacité d’un individu ou d’un collectif à produire des effets. On est impuissant, ou plutôt réduit à l’impuissance, lorsqu’on est agi par des forces que l’on ne maîtrise pas. C’est une situation typique des périodes de confinement, lors desquelles le discours des autorités consiste à dire que la seule chose à faire est de rester chez soi. C’est peut-être une situation propice à certains pour rêver le « monde d’après », mais certainement pas un état qui permette d’agir pour modifier le réel politique. Je ne pense pas pour autant qu’il faille opposer puissance et pouvoir : que des organisations politiques visent la prise du pouvoir d’État, c’est aussi inévitable que souhaitable. Pour changer les choses, il faut aussi négocier avec elles. Si l’on veut une VIe République, par exemple, il est inévitable, dans les conditions présentes, de jouer le jeu institutionnel de la Ve. En revanche, viser le pouvoir sans s’appuyer sur ce qui est déjà puissant (donc libre, agissant, joyeux) dans la population me paraît illusoire. On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose.

« Au "There is no alternative" de Thatcher se sont ajoutés des tournants sécuritaires, et désormais sanitaires, caractéristiques des démocraties occidentales d’après le tournant néolibéral. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. »

Le personnel politique est amené à représenter sans cesse sa volonté de puissance, à titre personnel comme pour le collectif. Peut-on imaginer qu’il puisse mettre en scène et proposer pour tous une vision de l’impuissance ?

Typiquement, un pouvoir qui devient autoritaire mise sur le sentiment d’impuissance des citoyens. Au « There is no alternative » de Thatcher se sont ajoutés des tournants sécuritaires, et désormais sanitaires, caractéristiques des démocraties occidentales d’après le tournant néolibéral. Le culte du marché et le renforcement du régalien se rejoignent dans le mot d’ordre selon lequel rien n’est possible politiquement. Cela incite les gouvernements à surjouer ce que vous appelez leur « volonté de puissance ». Au cours de la pandémie, par exemple, la verticalité des institutions présidentialistes a joué à plein en France. Avec le présupposé que, confrontée à une crise, une démocratie est impuissante par nature. On y discute, on s’y dispute, mais on ne décide rien : ce lieu commun est à l’arrière-plan des jugements admiratifs sur la manière dont la Chine a éradiqué le virus. Pourtant, la crise a montré que si la France a « tenu », c’est non seulement par le dévouement, mais aussi par la capacité d’organisation, la puissance d’agir et l’inventivité de ceux que l’on dit avoir été en « première ligne ». Il faut bien qu’il y ait eu dans la société un peu de démocratie, c’est-à-dire de délibération et de conflit, pour parer à une situation de pénurie généralisée. L’efficacité d’un pouvoir autoritaire n’est prouvée nulle part, tout simplement parce que la confiance d’un gouvernement dans les citoyens produit de l’adhésion aux mesures prises.

« On a beaucoup mis en valeur, ces dernières années, la mélancolie de gauche – sans doute pour de bonnes raisons après tant d’échecs. Mais il est temps de passer à autre chose. »

II. La France et sa puissance

Dans une interview pour Public Sénat, vous avez affirmé que la France était une puissance de second rang (et pas de seconde zone !), ce que ne supporteraient pas les Français. Comment s’envisage la grandeur, la puissance d’un pays comme le nôtre ?

Du point de vue des rapports de force géopolitiques et économiques, la France est devenue une puissance moyenne depuis, au moins, la fin de la deuxième guerre mondiale. On peut regretter sa grandeur passée ou chercher à la retrouver. Mais le mot « France », et par conséquent la grandeur qui lui est associée, n’est pas univoque. Certains penseront à la grandeur de la monarchie d’Ancien régime, d’autres à l’empire napoléonien, d’autres à la Révolution française. Le point commun entre ces épisodes historiques est que la France tenait le rang de première puissance mondiale, ce qui peut flatter rétrospectivement le narcissisme national. Mais, au-delà de ce fait, on se rend bien compte que les investissements idéologiques ne sont pas les mêmes selon la période historique que l’on privilégie. On peut bien sûr tenter une synthèse – c’est bien ce qui a été fait lors de la Fête de la fédération du 14 juillet 1790. Mais l’histoire montre que ce genre de synthèses (ici entre royauté et souveraineté populaire) se révèle assez vite intenable : chacun finit par revenir à « sa » France. Dans des termes plus légers, il y a le « Ne m’appelez plus jamais France » de Michel Sardou et le « Ma France » de Jean Ferrat. Il ne suffit pas de dire « France » pour résoudre l’opposition entre le passé colonialiste et l’abolition de l’esclavage. Je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose. Dans une démocratie, la nation devient elle aussi un enjeu conflictuel, son histoire comme son identité.

Vous dites aussi que l’on devrait plutôt valoriser nos principes démocratiques plutôt que ceux de notre souveraineté. La notion de souveraineté, souvent perçue comme un facteur de puissance, peut empiéter sur nos autres idéaux, comme ceux de liberté et d’égalité ?

Je n’oppose pas principes démocratiques et souveraineté pour autant que la souveraineté, c’est-à-dire le pouvoir de décision ultime, est définie comme celle du peuple. Le problème de la plupart des discours souverainistes est qu’ils laissent dans l’ambiguïté le sujet de cette souveraineté : le peuple (et selon quelle définition ?), l’État, la nation ? Dans la tradition républicaine authentique (celle ouverte par Rousseau), le peuple souverain est défini politiquement : son unité n’est ni ethnique, ni culturelle, ni religieuse, ni linguistique, elle est fondée sur la volonté. La souveraineté est alors synonyme d’autonomie : le peuple est libre pour autant qu’il n’obéit qu’à la loi qu’il s’est prescrite. On peut discuter ce modèle, mais il n’a rien à voir avec la souveraineté des nationalistes, ni d’ailleurs avec les usages actuels du mot « République » – qui renvoient à la logique de l’État plutôt qu’à la liberté des citoyens. On confond souvent souveraineté et puissance, puissance et influence, enfin influence et force. La question de la liberté politique disparaît alors du concept de souveraineté, ce qui est un comble puisqu’au départ ils étaient synonymes… Si la souveraineté n’est rien d’autre que la force d’un État, ou même d’un chef de l’État, et sa capacité à décider pour tous, il est clair que ce principe entre en contradiction avec la liberté et l’égalité démocratiques.

Charlemagne, Louis XIV, Napoléon, les Lumières et la Révolution : la façon dont nous envisageons l’histoire de France nous pousse-t-elle à nous positionner dans le champ de la puissance plutôt que dans celui de l’impuissance ?

Encore une fois, la France et son histoire font l’objet d’investissements divers, même si la tendance assez naturelle est de se référer aux pages dites glorieuses du passé. Cela étant, il n’est pas nécessaire d’invoquer exclusivement les moments épiques de l’histoire. Walter Benjamin a montré que l’on pouvait aussi investir l’histoire des « vaincus ». Il y a une utopie déposée dans le passé, au sens où ce qui n’a pas pu être accompli par les vaincus peut devenir un horizon pour aujourd’hui. La gauche française, par exemple, n’a pas seulement coutume de se référer à la Révolution de 1789 ou à celle de 1793, elle s’est aussi inspirée de Juin 1848 et surtout de la Commune, deux insurrections noyées dans le sang. Dans les deux cas, si l’on confond puissance et pouvoir, il faut conclure que ces mouvements ont échoué. Mais il y a bien eu des puissances collectives à l’œuvre dans l’organisation de la Commune, dans la tentative de démocratiser l’espace urbain et, finalement, sur les barricades. Que ces puissances aient été momentanément détruites par le pouvoir versaillais ne leur ôte pas toute faculté d’inspiration pour le présent. L’histoire des vaincus est pleine de possibles qui ne se sont pas réalisés, mais qui peuvent être vus comme des promesses pour l’avenir.

III. L’avenir de la gauche française

Est-il pertinent, pour la gauche, de parler de « grande France » ou de convoquer le concept de puissance ? À gauche, on met souvent l’État au centre de tout pour résoudre beaucoup de problèmes. Mais les écologistes commencent à sérieusement challenger cette hypothèse…

Si, par « gauche », on se réfère aux organisations politiques qui jouent le jeu de la compétition électorale, il me paraît difficile d’imaginer qu’elles ne puissent tenir aucun discours sur la France, puisqu’elles s’adressent d’abord aux Français. Qu’on le regrette ou pas, la question du pouvoir politique se pose d’abord au niveau national, et même lorsqu’on parle de la globalisation, c’est surtout pour en évaluer les effets sur le pays que l’on habite. L’erreur serait d’en conclure que l’on peut en rester à des débats franco-français qui ignorent le reste du monde et rejouent le mythe de la grande puissance destinée à éclairer l’humanité. La gauche a une vocation universaliste et même cosmopolitique pour la simple raison qu’elle n’assigne pas de frontières a priori à la liberté et à l’égalité. Ce n’est pas une question de morale, mais un problème de cohérence politique : quelle serait la force de principes dont la vérité s’arrêterait aux frontières hexagonales ? Aujourd’hui, faire de la politique en France, c’est porter un discours sur le monde qui s’adresse aux Français, mais qui pourrait aussi être reçu par d’autres peuples. La mondialisation néolibérale ne s’accompagne pour l’instant d’aucune contre-proposition fondée sur l’idée de citoyenneté mondiale – c’est hélas plutôt le repli nationaliste qui est perçu comme une alternative. D’un côté le libre-échange, de l’autre le capitalisme national. Selon moi, la gauche a vocation à sortir de cette fausse alternative en montrant que les territoires de l’émancipation ne se limitent pas aux États-nations.

Propos recueillis par Pablo Pillaud-Vivien


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