Plus de dividendes que de profits : quand le capitalisme devient fou

mardi 25 mai 2021.
 

Par Laurent Mauduit

Malgré la crise sanitaire et le séisme social, les groupes du CAC 40 vont verser à leurs actionnaires des dividendes supérieurs à leurs profits, sous les encouragements du pouvoir. Les dérives de ce capitalisme financier soulèvent un débat majeur : comment en sortir ? La survie de la gauche dépend de la réponse qu’elle y apportera.

Au premier examen, on pourrait penser que le capitalisme financier, auquel la France s’est convertie depuis les années 1990, est constant : il fabrique des inégalités, opérant incessamment un partage à l’avantage du capital et au détriment du travail, enrichissant les actionnaires des grands groupes, notamment ceux du CAC 40, et poussant vers la précarité ou même l’extrême pauvreté des cohortes de travailleurs. Telles sont en tout cas les apparences : ce capitalisme d’actionnaires ou patrimonial – appelons-le comme on veut – enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres.

À bien observer les dividendes indécents, souvent supérieurs à leurs profits, que les groupes du CAC ont annoncés au cours des dernières semaines et qu’ils vont verser à leurs actionnaires en 2021, on a tôt fait de comprendre, pourtant, que cet apparent statu quo est trompeur. En fait, le capitalisme français est aspiré dans une spirale destructrice à laquelle l’État lui-même contribue, et qui est de moins en moins soutenable, car elle risque de rompre l’équilibre même de notre société sinon d’emporter notre démocratie.

Contre la catastrophe qui vient et que ces chiffres annoncent, il devrait donc y avoir une urgence : ouvrir au plus vite un vaste débat sur les voies et moyens pour conjurer ce danger imminent ; pour interrompre cette dérive sans fin, pour sortir de ce système fou ; pour en faire l’un des enjeux majeurs de l’élection présidentielle de 2022.

Il suffit d’observer de près ces dividendes pour mesurer la folie des temps que nous vivons. Alors que les entreprises affichent des taux d’endettement spectaculaires, les plus élevés en Europe, qui pénalisent l’investissement, que tous les experts s’attendent à une vague sans précédent de dépôts de bilan au cours des prochains mois, au fur et à mesure que les dispositions de soutien prises par le gouvernement vont être supprimées ; alors que le chômage risque donc de partir vivement à la hausse, le CAC 40 va verser à ses actionnaires des dividendes historiques.

Ces chiffres sont accessibles en ligne un peu partout, notamment dans la presse financière ou boursière. Mais c’est l’Observatoire des multinationales, créé par l’association Alter-médias (qui publie également le site d’informations Basta !, qui en a fait la présentation agrégée la plus pertinente, dans une brève étude qui a été écrite par Maxime Combes et Olivier Petitjean.

L’étude établit donc bien que le montant des dividendes versés, en pleine crise sanitaire, présente un caractère historique. « En ce printemps 2021, alors que la pandémie de Covid-19 n’en finit pas de ne pas finir, et alors que les groupes du CAC 40 continuent à bénéficier d’aides publiques massives... ils s’apprêtent à verser plus de 51 milliards d’euros à leurs actionnaires. Soit 22 % de hausse par rapport à l’année passée, alors que le résultat net agrégé du CAC 40 s’est effondré de plus de 55 % », constate ainsi l’étude. Ces 51 milliards d’euros se décomposent en 43,7 milliards de dividendes et 7,3 milliards de rachat d’actions.

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Ce chiffre de 43,7 milliards d’euros de dividendes est donc proprement stupéfiant pour de nombreuses raisons. D’abord, en pleine crise sanitaire et sociale, il est à peine inférieur au record historique des dividendes versés par le CAC 40, qui s’était établi à 49,2 milliards d’euros en 2019.

Par surcroît, l’étude souligne à bon droit que ce record de 2019 aurait très vraisemblablement été battu au plus fort de la crise si la Banque centrale européenne, gardienne de la solidité du système, n’avait interdit aux établissements financiers de distribuer autant de dividendes qu’elles le souhaitaient : « Si les banques françaises avaient eu la liberté de verser autant de dividendes qu’elles le souhaitaient, nous serions sans doute revenus très près du record historique de 2019 : avant que le virus Covid-19 ne commence à submerger la France et le monde, le CAC 40 s’apprêtait à verser à ses actionnaires (sous la forme de dividendes et de rachats d’actions) la somme record de 64,7 milliards d’euros », constate l’Observatoire des multinationales.

Ces chiffres sont d’autant plus stupéfiants que les groupes en question ont bien évidemment vu leurs résultats s’effondrer du fait du ralentissement de l’économie généré par la pandémie et les confinements à répétition. Alors, comment les groupes du CAC 40 ont-ils fait pour enregistrer des résultats en forte baisse mais pour verser dans le même temps ces dividendes insolents ? C’est ici que réside la folie dans laquelle a sombré le capitalisme français, résumée par ces constats de l’étude : « Globalement, le CAC 40 a réalisé des bénéfices cumulés de 36,9 milliards en 2020, soit un effondrement de 55 % par rapport à 2019. Rapporté aux dividendes versés, cela signifie que les grands groupes français ont distribué aux actionnaires l’équivalent de 140 % de leurs profits annuels. Autrement dit, ils ont reversé aux actionnaires 100 % de leurs profits, et puisé dans leur trésorerie pour verser les 40 % restants. »

La dérive dans laquelle est aspiré le capitalisme français est tout entière résumée par le tableau ci-dessous, réalisé par l’Observatoire des multinationales :

Il faut donc qualifier ce capitalisme pour ce qu’il est : un capitalisme prédateur ! Il ne se soucie pas de l’emploi et de l’investissement mais siphonne en pleine crise les réserves financières des entreprises pour enrichir le plus possible ses actionnaires. Dans le lot, on trouve donc toutes les grandes familles de milliardaires : les Arnault, Bolloré ou Bettencourt.

Au premier rang des profiteurs, on trouve en premier lieu BlackRock, le géant américain de la gestion d’actifs, massivement présent dans le capital des groupes français du CAC 40, et qui va à ce titre empocher 1,684 milliard d’euros en dividendes. Et puis – surprise ! –, il y a l’État, également au capital de ces groupes, et qui va à ce même titre toucher une somme presque équivalente.

Et puis, si ces chiffres sont ahurissants, c’est enfin pour une ultime raison, et non des moindres : c’est parce que tous ces groupes ont bénéficié massivement d’aides publiques au cours des derniers mois – sinon des prêts garantis pour l’État, sollicités d’abord par les PME –, en tout cas des aides pour le dispositif de chômage partiel.

Selon une autre étude de l’Observatoire des multinationales publiée en octobre 2020, tous les groupes du CAC 40 ont en effet eu recours, sans aucune contrepartie, à l’une des aides déployées par le gouvernement. Il s’est donc passé ce qui advient toujours en ce type de circonstances, quand les aides ne sont pas sous conditions – on l’a bien vu, sous le quinquennat de François Hollande avec le CICE : les multinationales les touchent ; celles-ci n’ont aucune conséquence sur l’emploi et l’investissement ; et pour finir, l’effet d’aubaine joue à plein pour leurs actionnaires…

Au cours de ces derniers mois, Mediapart a publié plusieurs enquêtes révélant ces comportements très choquants de grands groupes français, tels Vivendi, Publicis ou Michelin, sollicitant des aides publiques, mais distribuant massivement des dividendes (lire ici ou là). Mais ce que les chiffres démontrent, c’est que cette tendance est générale : les profiteurs de crise ont fait école. Ou plus précisément, les « corona-profiteurs », comme on peut les baptiser, ont contaminé tout le CAC 40.

Et pas que le CAC 40 ! Car, comme on l’a vu, si le système a pu connaître cet emballement, c’est parce que l’État le tolère, quoi qu’il en dise. Pour dire vrai, c’est même lui qui donne le mauvais exemple, non seulement en prenant sa part des profits du CAC 40, mais aussi en préconisant dans les entreprises où il est dominant que les dividendes… dépassent le montant des profits ou au moins les égalent.

Une troisième note de l’Observatoire des multinationales en fait le constat irréfutable. EDF et Thales ont ainsi tenu leurs assemblées générales annuelles le 6 mai et ont validé le versement respectivement de 653 et 384 millions d’euros de dividendes. Soit, relève l’Observatoire, « plus d’un milliard d’euros au total, dont une grande partie ira abonder... le Trésor public. Ces deux groupes ont en effet le même actionnaire principal : l’État. » Or, dans le premier cas, celui de l’électricien français, ce montant distribué est quasi identique au résultat net (650 millions d’euros). Ce siphonnage intervient au moment même où le gouvernement tente d’imposer une réforme du groupe public visant à son démantèlement, en invoquant justement sa sous-capitalisation et son endettement. Et dans le second cas, celui de Thales, le résultat net pour 2020 est de 483 millions d’euros, pas très supérieur donc aux dividendes distribués.

Et chez Orange, Safran, où l’État est aussi le premier actionnaire, la politique de distribution de dividendes est également pour le moins… généreuse.

Le cas d’Engie est sans doute le plus spectaculaire. Le groupe, qui a avalé Gaz de France lors de sa privatisation, a décidé de verser à ses actionnaires la somme gigantesque de 1,3 milliard d’euros, alors qu’il affiche pour l’exercice 2020 une… perte nette tout aussi considérable de 1,5 milliard d’euros. Cette politique stupéfiante retient d’autant plus l’attention que l’État est le principal actionnaire avec 23,64 % du capital et 33,84 % des droits de vote. Il est vrai que l’État avait déjà pratiqué les mêmes méthodes en 2014, alors qu’Engie affichait des pertes historiques.

Signe que cette consigne d’avantager les actionnaires au détriment souvent des intérêts des entreprises concernées – singulièrement au préjudice de l’emploi et de l’investissement –, il existe encore une autre illustration, celle de la société d’ingénierie Egis, à laquelle nous avons récemment consacré une enquête. Actionnaire à 75 % de l’entreprise, la Caisse des dépôts et consignations vient en effet de tordre le bras à sa filiale pour qu’elle distribue à ses actionnaires 82,7 millions d’euros, soit 100 % de ses bénéfices de 2019 et 2020. D’ordinaire, seuls les fonds rapaces siphonnent à ce point la richesse créée par les sociétés qu’ils contrôlent.

Dans une autre infographie, que l’on peut consulter ci-dessous, l’Observatoire des multinationales montre donc, de manière agrégée, dans quelles proportions les groupes du CAC 40 ont distribué plus de dividendes qu’ils n’ont réalisé de profits :

En moyenne, le taux de distribution (montant des dividendes rapporté à celui des profits) est donc de 138,13 % pour le CAC 40. Et dans le cas d’Engie, il est négatif de -84 % ! Des chiffres qui soulignent les errements de ce capitalisme. On y trouve la confirmation qu’il n’est plus soutenable, ni au plan social ni environnemental...

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces évolutions inquiétantes mériteraient d’être au cœur du débat public, car elles révèlent l’ampleur du pillage des richesses opérées sur les entreprises, par ceux qui les dirigent, au profit des actionnaires qui les ont installés dans leurs fonctions. Elles montrent également que l’État s’épuise – et les contribuables avec lui – à dépenser des centaines et des centaines de milliards d’euros pour faire des plans de soutien de l’économie, qui sont en réalité des plans de subvention à peine déguisés aux actionnaires richissimes des plus grands groupes. Pis que cela ! Elles mettent aussi au jour que l’État est en fait complice de ce capitalisme prédateur, puisqu’il agit comme lui, et sert d’abord ses intérêts.

De ce débat urgent, on pressent donc ce que pourrait être ces principales lignes de force. Les premières pistes, bien connues et assez simples à explorer, consisteraient à faire payer un peu plus les profiteurs de crise, en les taxant en proportion de ce qu’ils gagnent.

Le chantier est immense, tant la fiscalité, depuis le début des années 1990, a été démantelée alternativement par la droite, puis par les socialistes et maintenant par Emmanuel Macron. De l’impôt sur la fortune jusqu’à celui sur le revenu, en passant par la fiscalité de l’épargne et du patrimoine : tout a été méthodiquement détricoté pour avantager les plus grandes fortunes. Pour avancer vers une société plus juste, soucieuse de l’égalité des citoyens face à l’impôt, il y aurait donc un impératif : reconstruire une fiscalité progressive et redistributive, conformément aux principes de la Déclaration des droits de l’homme et notamment de son article 13.

Une autre piste ne demanderait guère d’ingéniosité – simplement un souci d’efficacité : ce serait de proscrire toute aide publique qui ne soit pas assortie de conditions. Sauf à tolérer que l’argent public distribué ne suscite que des effets d’aubaine, cette règle devrait devenir une ligne rouge infranchissable : toutes les aides publiques doivent avoir une contrepartie (d’emploi, d’investissement…).

Mais on sent bien que le capitalisme financiarisé connaît une phase d’emballement ; et que le fond du problème n’est pas seulement le partage des richesses entre le capital et le travail. Au cours des vingt dernières années, les socialistes ont fait mine de croire que cette question était toujours le fond du débat, comme pendant les Trente Glorieuses. Et ils ont cherché à accréditer l’idée auprès de l’opinion que ce capitalisme tolérait encore la réforme.

Or, les évolutions les plus récentes attestent qu’il n’en est rien : le capitalisme anglo-saxon auquel la France a adhéré est devenu de plus en plus tyrannique. Ignorant le compromis, il est maintenant intransigeant. Et les socialistes eux-mêmes en ont payé politiquement le prix fort, à vouloir composer avec lui, avant de s’intégrer dans le système et d’en êtretretre souvent l’un des rouages : au bout de cette route, il y a eu le discrédit dont le PS a souffert et le calamiteux naufrage du quinquennat Hollande ; il y a même eu, dans ce long et irrémédiable mouvement de dégénérescence du PS, la victoire du macronisme, qui n’est rien d’autre que la maladie sénile du socialisme français.

Dit autrement, le capitalisme français ne tolère plus la réforme, car c’est son horlogerie interne qui s’est progressivement modifiée, comme en atteste ce nouveau partage de la valeur ajoutée. Les vieux outils, utilisés jadis pour corriger ce partage inégal, sont donc devenus largement inefficaces. Comme des couteaux émoussés...

Et même les nationalisations, présentées en d’autres temps comme la meilleure des voies pour sortir des rets des marchés financiers, ne peuvent guère être présentées comme une solution, puisque le capitalisme d’État se comporte tout aussi mal que le capitalisme de marché – c’est ce qu’a montré le bilan bien sombre des nationalisations et c’est ce que confirme les évolutions que nous venons de passer en revue.

À l’évidence, c’est donc un autre monde qu’il faut construire, en rouvrant un vieux débat, longtemps tabou, celui de la propriété. Quelques économistes, sociologues ou philosophes ont déjà ouvert cette voie nouvelle. C’est celle des communs.


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