Carnet de route bolivien

dimanche 2 mai 2021.
 

J’étais en Bolivie du 19 au 24 avril de cette année 2021. Une équipe m’accompagnait pour tirer le maximum d’effets de ce séjour. Le parcours et les rencontres que j’y ai fait permettent de présenter ce document comme un point de situation politique ample. Il donne, bien-sûr, un aperçu de la situation de ce pays. Mais du fait de mes échanges sur place, il prend une dimension d’intérêt beaucoup plus universel en quelque sorte. Pour éviter la production d’un texte de synthèse forcément trop pesant, le déroulement des pages suit le cours des évènements auxquels j’ai participé. La leçon de ces moments s’écrit donc progressivement et les personnes qui me liront se feront une vision d’ensemble par eux-mêmes.

Je veux cependant donner ici quelques éléments d’appréciation pour comprendre le point de vue qui m’anime dans de telles circonstances. L’Amérique du sud est un continent politique en construction accélérée. Sa dynamique émerge d’une réalité composite quant aux peuples qui la forment aussi bien dans les nations qu’entre elles. En effet le surgissement politique des peuples originaires dans la vie institutionnelle de chacun des pays est un fait spécifique somme toute récent, même s’il est le résultat de cheminements lents depuis les conquêtes espagnole et portugaise elles-mêmes. De plus, si la langue espagnole est un trait commun décisif, chaque nation, depuis les indépendances de la décade 1810 a développé des traits spécifiques. Ils sont profondément ressentis comme autant d’identités nationales particulières. La dynamique qui anime cet ensemble finira par être celle de la plus grande partie du continent, du sud au nord. La confiscation par les Etats Unis de la moitié du territoire mexicain finit par se retourner contre l’impérialisme des Anglo-Saxons. Le plan de Napoléon III pour contenir les Anglo-Saxons par le Mexique se réalise mais dans des conditions plus pacifiques et progressives.

Les Etats-Unis seront hispaniques avant la fin du siècle s’ils ne se sont pas démembrés avant. L’orientation du sud du continent se tourne vers le Pacifique et l’Asie, comme au nord en dépit des apparences. C’est un séisme après cinq siècles tournés vers l’Atlantique et l’Europe. Cette bascule s’opère bien plus rapidement qu’on ne l’avait d’abord envisagé. C’est un signal fort de la direction que prend la civilisation humaine. C’est enfin dans cette zone que la confrontation sociale et politique avec le néolibéralisme a été la plus éruptive. Mais aussi la plus ancrée dans des profondeurs insoupçonnées, où se mêlent, en un tout, les aspects ethniques, politiques, et sociaux. De l’élection de l’indien Evo Morales en Bolivie à celle de l’afro- américain Obama aux USA, il y a un lien qui signale une étape fondamentale franchie dans la créolisation du continent telle qu’elle est à l’œuvre là-bas depuis deux siècles.

Au total, une énorme énergie politique se dégage de la zone. Progressivement unifiés par la langue, uniformisés par la globalisation contemporaine des pratiques alimentaires, vestimentaires, architecturales et publicitaires, le sud et le centre du continent américain fonctionnent aussi comme un miroir pour la vieille Europe. Ils soulignent l’avachissement de notre monde. Ce monde qui se plait sous la domination des vieilles générations repues et se tient frileusement couvée sous la tutelle politique des rentiers allemands. Ce monde qui refuse la créolisation qu’il vit pourtant. Ce monde qui nie ses racines gréco-latines. Ce monde se voue aveuglement aux héritages lointains du monde tribal anglo-saxon, celui de l’au-delà des limes de l’empire civilisationnel romain, du mur de Claude et des campements des armées de Marc Aurèle. Ce monde en naufrage une nouvelle fois dans les eaux glauques de l’extrême droite, du racisme, de l’intolérance religieuse. Ce monde en dilution dans la grossière régression sociale que la peur de l’URSS avait contenu pendant un demi-siècle. Ce monde qui, avant cela, avait été capable de l’esclavage, de la colonisation, du sexisme d’Etat avec le code civil et le suffrage universel masculin. Et de produire deux guerres mondiales, le nazisme et les camps d’extermination. Ce monde que le bing bang fondateur de la grande Révolution des Français avait un moment illuminé et travaillé ensuite jusque dans ses moindres recoins et jusqu’à cette Amérique du sud qui dès les indépendances en a été l’héritière directe.

Je me suis mis à l’école de ce qui se passe là-bas depuis trente ans. J’ai renoncé à l’arrogance des européens qui viennent y donner des leçons de socialisme où reprendre les campagnes des agences d’influence nord-américaines. J’y ai puisé non un « modèle » comme le disent les benêts du commentaire en mode pré-cuisiné servi sous vide. Mais une source d’inspirations. J’y puise mon énergie en voyant faire, en voyant commencer, en voyant innover, non les pauvres machines à sous de la Silicon Valley, mais des êtres sensibles et vifs, beaux et brillants d’humanité, d’erreurs et de succès humains. Je m’imprègne des milles tentatives d’inventions politiques face à la triste uniformité des recettes néolibérales, appliquées avec la même stupide férocité de l’Altiplano à l’Amazonie, de la Terre de feu aux glaces de l’Alaska.

La pandémie a renforcé tout ce qui se savait sans pouvoir se dire déjà avant elle quant aux valeurs en confrontation. D’un côté, la grossière puissance des USA, leur cupidité déployée à ventre que veux-tu dans les allées de la mort par COVID 19. De l’autre, Cuba proposant ses médecins et bientôt ses cinq vaccins aux pays les plus mal lotis. D’un côté l’embargo sur des pays sans défense autre que leur capacité à résister dans la souffrance, où des milliers de gens meurent parce que les USA les privent de tout et même du reste pour récupérer le contrôle de leur pétrole. De l’autre, la Bolivie qui aide comme elle peut à faire avancer les grandes causes communes de l’humanité. Et ainsi de suite.

Plus je vois, voyage et rencontre, plus je sais ce que la France pourrait avoir d’unique et de précieux pour le monde, de nouveau, comme après 1789. Pour cela, il nous faut regarder le monde comme une planète et les Nations comme une forme du peuple humain. Et comme on fit la première révolution politique pour des principes qui ne cherchaient pas à être français mais universels, nous passerions à ce nouvel âge non seulement pour nous mais pour tous.

Jean-Luc Mélenchon La Paz 23 Avril 2021


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