26 avril 2001 : Loft Story, première émission française de téléréalité

jeudi 27 avril 2023.
 

Le 26 avril 2001, la téléréalité débarquait sur les écrans français, suscitant scandale et débats sans fin. Vingt ans plus tard, le genre s’est banalisé. Et les candidats sont devenus des professionnels aux revenus considérables, promoteurs de marques sur les réseaux sociaux.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-20210424&

Le 26 avril 2001 au soir, une nouvelle émission diffusée sur M6, « Loft Story », déclenchait en France une frénésie médiatique et des débats sans fin – ceux dont la France raffole et qui montent vite en généralités.

Tout le monde parlait en effet de ce programme d’un genre nouveau dans lequel onze célibataires inconnus – six garçons, cinq filles – devaient vivre à huis clos mais sous les caméras dans une maison-studio et être éliminés progressivement par le public pour aboutir à un couple (hétérosexuel) soixante-dix jours plus tard.

Les frasques des candidats enflammaient les conversations. Loana et Steevy captivaient l’audimat. Les journaux en profitaient : « En moyenne, à mi-parcours, chaque couverture de journal consacrée au “Loft” faisait grimper les ventes de 10 % », soulignait à l’époque Libération.

Nombreux étaient ceux qui critiquaient l’émission, se désolant de ce spectacle vulgaire, signe, selon eux, du déclin du pays, voire de l’installation d’un « fascisme rampant », selon les mots du PDG d’Arte à l’époque, Jérôme Clément, interrogé par Le Monde.

Encore plus nombreux étaient ceux qui la regardaient et se délectaient de la vision de ces onze célibataires transformés en cobayes de ce nouveau récit télévisuel nourri de la réalité et jetant en pâture des « anonymes ». Cela a duré soixante-dix jours, mais marqué surtout l’histoire de la télévision française. Ceux qui avaient l’âge de regarder « Loft Story » s’en souviennent encore.

Chacun avait un avis. Dans tous les milieux et parmi toutes les générations. De la cour de récréation aux campus universitaires. « Non seulement l’émission et sa diffusion font l’objet de toutes les discussions, mais ils le sont de discussions enflammées », se souvient le sociologue Gabriel Segré, enseignant-chercheur à l’université Paris Nanterre, qui a pris l’émission comme sujet d’étude à l’époque juste après « une thèse sur Presley, ses fans, et l’entreprise de sacralisation de ce chanteur disparu en 77 et célébré dans le monde entier ».

« Certains regardent et se déclarent fascinés, d’autres sont scandalisés et agitent très vite les termes de télé poubelle, trash TV, abrutissement des masses… Le phénomène s’accompagne d’une ferveur et d’une odeur de soufre. Il ne laisse pas indifférent », poursuit-il.

Libération s’amusait ainsi de ces « intellofts » qui pontifiaient sur l’émission. « Que voulez-vous, le reste de l’actualité paraît dérisoire », expliquait Philippe Sollers à quelques mois des attaques contre les États-Unis et les Twin Towers de New York. La France s’ennuyait et regardait « Loft Story ». « Le “Loft” est devenu un concept universel, un condensé de parc humain d’attractions, de ghetto, de huis clos et de L’Ange exterminateur [de Luis Buñuel – ndlr] », expliquait Jean Baudrillard.

« Rien n’échappait aux spéculations de Baudrillard, pas même une émission comme “Loft Story” », souligne un article de la revue Hermès à sa mort. Face à la question, pourquoi les personnes assistent à un reality show de ce type ?, il a suggéré l’hypothèse de la “démocratie radicale”. Dans une démocratie classique, le prix de la renommée était le mérite. “Loft Story” instaure la “démocratie radicale” : tous peuvent être célèbres sans aucun mérite, excepté celui de se donner à voir. Triomphe de la médiocrité totale dans l’ère des célébrités jetables et plates. Apogée de la “société du spectacle” (décrite par un autre maudit, Guy Debord). » George Orwell et Marshall McLuhan seront également convoqués dans le débat.

Face au scandale, le Conseil supérieur de l’audiovisuel avait émis en mai 2001 une recommandation « à l’intention des éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle » concernant ce nouveau type de programmes, défini comme des « émissions dites d’enfermement » (enfermement des participants, élimination progressive et prise d’images quasiment en continu).

« Quel que soit l’objectif poursuivi par ces programmes et en dépit du consentement exprimé par leurs participants, il est impératif, au regard du respect de la dignité de la personne humaine, que ces participants disposent de moments et de lieux où ils ne sont pas soumis à l’observation du public, soulignait le CSA. Le Conseil demande donc que ces programmes comportent des phases quotidiennes de répit d’une durée significative et raisonnable ne donnant lieu à aucun enregistrement sonore ou visuel ni à aucune diffusion. Les participants doivent en être clairement informés. Des raisons de sécurité peuvent néanmoins justifier un suivi permanent de la vie des participants par les responsables de la production. »

Par la suite, le CSA continuera à s’intéresser à la téléréalité. En 2011, il publie une « réflexion sur les émissions dites de téléréalité » après une série d’auditions de professionnels ou d’experts du secteur. Un chercheur, Guillaume Soulez, explique ainsi que la téléréalité est née d’un ensemble de mutations culturelles plus profondes : « pop art », « culture psychologique » et « développement du “star system” ».

Le document définit un noyau dur – caractérisé par l’enfermement des candidats et leur élimination progressive –, mais souligne qu’il y a une « nébuleuse beaucoup plus large d’émissions qui s’en inspirent de près ou de loin ». « Au-delà de la question du genre, la “téléréalité” a fait évoluer la grammaire de l’image et étendu ainsi son influence sur tous les autres genres télévisuels, jusqu’à l’information. »

Dix ans plus tard, le CSA s’y colle de nouveau dans une étude publiée en janvier 2021 « La téléréalité a 20 ans : évolution et influence ». Elle fait le constat de la banalisation de ce type de programmes : « Son adéquation avec les goûts du public jeune et son coût de production modéré, au regard d’autres genres tels que la fiction, en font un programme majeur sur certaines chaînes. »

Phénomène de lassitude du public ? Les programmes d’enfermement ont laissé la place à des émissions de « vie collective » : les participants se retrouvent dans des décors de rêve sans être soumis à une sorte de quarantaine, comme dans « Loft Story ». Et on en trouve sur toutes les chaînes, de TF1 (« Star Academy », « Koh-Lanta »), à M6 (« The Island », « The Bridge »), en passant par NRJ 12 (« Les Anges de la téléréalité »). On retrouve aussi des candidats dans les cuisines pour des compétitions culinaires (« Top Chef », « Qui sera le prochain grand pâtissier ? », « Repas de fête »…).

Le mode narratif de la téléréalité – comme les interviews face caméra – irrigue également les autres programmes. La téléréalité est partout. Le sémiologue François Jost la compare au yaourt, un produit qui a considérablement évolué. « Plus personne ne pense qu’elle renvoie désormais à la réalité. C’est avant tout du jeu », explique-t-il en 2018 à la RTBF.

« En vingt ans, la téléréalité et ses candidats sont devenus une partie non négligeable du paysage médiatique, et ce d’autant plus que, comme l’indique le récent rapport du CSA, on envisage à présent la téléréalité comme “un mode narratif” dont les codes sont utilisés par d’autres programmes », écrit dans la revue des médias de l’INA la sociologue Nathalie Nadaud-Albertini.

Pour Gabriel Segré, finalement, « “Loft Story”, loin d’être la révolution télévisuelle qu’on a souvent vu en ce programme, s’inscrit dans une filiation télévisuelle » : « Davantage que l’avènement d’une nouvelle ère télévisuelle, l’émission s’apparente au remaniement de plusieurs recettes existantes, à l’usage de ressorts éprouvés, l’application et le développement d’élément en germe ou en œuvre dans des programmes précédents : la fascination pour le banal et l’ordinaire. Le naturel, le spontané, l’authentique érigés comme valeurs suprêmes (les reality shows) ; le goût pour les interrelations, l’exposition de l’intimité, les confessions (des anonymes, dans la TV des années 90) ; l’abolition des frontières entre ceux qui sont à l’écran et les téléspectateurs qui sont en face ; la transformation des destins par la TV (qui soigne, aide, gère les détresses, retrouve les coupables…) ; la reprise et la déclinaison de format américain (“La Roue de la fortune”, “Le Juste Prix”…). »

Vingt ans plus tard, la téléréalité ne fait plus scandale. Elle est entrée dans l’ère du clash – comme le souligne Nathalie Nadaud-Albertini dans la revue des médias, « la controverse est devenue un code de la téléréalité ». Elle est surtout entrée dans un univers de business et d’influenceurs payés par des marques prestigieuses pour promouvoir leurs produits. « Aujourd’hui, on a affaire à des candidats qui gagnent énormément d’argent et pour lesquels c’est devenu un métier à part entière », souligne la sémiologue Virginie Spies, directrice du laboratoire Culture et communication à l’université d’Avignon.

Beaucoup sont basés à Dubaï, ville-État du Golfe persique qui faute de pétrole est devenu le principal centre du commerce, des finances et des loisirs de la région (on peut lire avec intérêt l’ouvrage de Mike Davis Le Stade Dubaï du capitalisme, aux éditions Amsterdam).

En caméra cachée, la YouTubeuse « Marie s’infiltre » a plongé récemment dans ce monde des influenceurs, heureux d’échapper au fisc français, et à la pression du public, tout en étant indifférents aux questions politiques, comme l’exploitation des ouvriers aux Émirats arabes unis (voir les épisodes ici et aussi l’entretien vidéo diffusé sur Mediapart avec la sociologue Amélie Le Renard qui a publié aux éditions Les Presses de Sciences Po : Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï). On peut y voir la star de téléréalité Jazz Correia lancer : « Je ne paye pas d’impôts et je n’en ai strictement rien à faire personnellement. Aucun scrupule à ne pas payer d’impôts pour des gens qui, finalement, ce sont ces mêmes gens qui viennent nous braquer, nous chier dessus. »

Dans les programmes les plus connus comme « Les Anges » ou « Les Marseillais », ces candidats, forts de leurs comptes sur les réseaux sociaux, accèdent à une notoriété monnayée – jusqu’à 250 000 euros par mois –, dont les intérêts sont souvent gérés par l’agence Shauna Events, créée par la femme d’affaires Magali Berdah, devenue chroniqueuse dans l’émission de Cyril Hanouna sur C8 « Touche pas à mon poste ».

La star de téléréalité Nabilla Benattia avec des fans à Bruxelles (Belgique) le 13 juin 2016. © Olivier Gouallec/BELGA MAG/Belga via AFP La star de téléréalité Nabilla Benattia avec des fans à Bruxelles (Belgique) le 13 juin 2016. © Olivier Gouallec/BELGA MAG/Belga via AFP

Cette ancienne vendeuse de mutuelles a fait fortune en proposant aux entreprises des placements de produits par les « influenceurs » qu’elle représente, dont la plus connue est Nabilla. « J’aime que les gens ne sachent plus si je suis la pire des bouffonnes ou la businesswoman qui a créé une nouvelle économie aux chiffres délirants. C’est ce qui me fait vibrer », dit-elle à Vanity Fair qui a dressé son portrait.

Avant elle, celui qui avait produit « Loft Story », Stéphane Courbit, ancien stagiaire de Christophe Dechavanne, l’animateur vedette de TF1 dans les années 1990, est également devenu très riche (lire ici un article de Laurent Mauduit en 2010). Celui qui se trouve parmi les cent plus grandes fortunes françaises (74e selon Challenges) a investi dans Shauna Events. Et sa trajectoire a inspiré le romancier Aurélien Bellanger pour son dernier livre publié dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard. Le titre ? Tout simplement Téléréalité. Une sorte de consécration.

Finalement, si la téléréalité est encore attaquée, c’est en raison des accusations répétées de sexisme (lire l’interview de Faïza Zerouala avec Paul Sanfourche, auteur de Sexisme story. Loana Petrucciani). Un péché originel. Et Loana en première victime sacrificielle.

par François Bougon


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