M. Sarkozy ou la leçon du capital ( par Denis Collin )

mercredi 29 août 2007.
 

Pour qui veut prendre la mesure des bouleversement sociaux et politiques fondamentaux en cours, les premières semaines de la présidence de M. Sarkozy sont du plus haut intérêt.

Toutes les tendances à l’oeuvre depuis le début des années 80 se condensent et se nouent pour dessiner les traits de la nouvelle réalité politique.

On se souvient que les années 80 furent les « années-fric ». Vite dégrisés de l’ivresse de mai 1981, les mêmes socialistes qui promettaient la « rupture avec le capitalisme » (en cent jours » !) et faisaient mine d’enfiler la tenue des Jacobins de 1793 se rallièrent à grande vitesse à la « France qui gagne ». Marx et Jaurès devaient s’effacer devant Bernard Tapie et Yves Montand, héros et hérauts de « Vive la crise » [1].

On a souvent dit que les années 80, en France, mais aussi et surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne marquaient une rupture avec le consensus keynésien d’après la seconde guerre mondiale, pour retourner au « libéralisme » capitaliste pur. Serge Halimi parle du Grand bon en arrière [2]. Il y a du vrai là-dedans : la dérégulation de l’économie, la liquidation systématique des acquis sociaux mais aussi de tous les moyens inventés depuis le « New Deal » pour maintenir les antagonismes de classes dans des limites compatibles avec le maintien du mode de production capitaliste, tout cela semblait marquer un retour en arrière, vers le capitalisme du tournant du XIXe et du XX siècle. Cette analyse de la nouvelle « horreur économique » [3] a produit en réaction « l’antilibéralisme », devenu le drapeau d’une gauche déboussolée.

Cette analyse est cependant notoirement insuffisante voire franchement erronée [4]. Le capitalisme libéral du XIXe et de la première moitié du XXe siècle restait lié par mille liens à l’ancienne société, aristocratique et bourgeoise à la fois, révolutionnaire sur le plan de la production, mais conservatrice sur le plan de la culture et des moeurs, soucieuse du « bon goût » et des « bonnes moeurs », défendant des valeurs héritées de formations sociales mourantes ou déjà mortes. Le capitalisme moderne est profondément différent. Profondément différent en ceci qu’il est véritablement capitaliste, qu’il est un capitalisme pur, débarrassé des scories des époques antérieures.

Ce capitalisme a rompu toutes ses attaches avec le capital patrimonial, avec ce capital qui a encore un lien avec la propriété foncière et immobilière ou même la propriété d’une entreprise. Le capitaliste moderne est propriétaire de capitaux qui s’investissent au gré des circonstances dans le pétrole, le bâtiment, la banque ou l’industrie du sexe. Galbraith faisait remarquer, à propos de la crise de 1929 que le spéculateur est un capitaliste qui veut être débarrassé de tous les ennuis qu’apporte la propriété... C’est cela même le prototype du capitalisme pur. La propriété capitalisme n’est pas la propriété de valeurs d’usage - fussent des valeurs d’usage destinées à faire suer le travail pour en extraire la plus-value. C’est la propriété de capitaux, c’est-à-dire de titres à obtenir sa part de la plus-value globale extraite par le mode de production capitaliste. Les « anti-libéraux » dénoncent ce capitalisme purement spéculatif, qui n’a plus aucun souci de l’investissement à long terme et procède à des « licenciements boursiers ». Toute cette phraséologie creuse ne fait qu’exprimer le regret du « bon vieux temps », celui du capitalisme de grand-papa où le patron avait « son usine » et « ses ouvriers ». Elle oppose un capitalisme vertueux (celui d’hier, heureusement modéré par le compromis keynésien) au capitalisme vicieux, au « turbo-capitalisme » d’aujourd’hui. Au monde inversé de l’idéologie dominante d’aujourd’hui, l’anti-libéralisme n’a rien d’autre à opposer que la représentation idéologique du monde d’hier. Inutile de s’étonner, de jouer les vertus effarouchées, le capitalisme que nous avons sous les yeux est celui que décrit Marx qui ne parle pas des formations sociales dont il est le contemporain mais de l’essence même de ce rapport social qu’est le capital.

Ce capitalisme enfin débarrassé des scories du vieux monde n’a plus aucun besoin de s’encombrer des justifications idéologiques et des oripeaux d’une structure sociale aujourd’hui disparue. La bourgeoisie traditionnelle avait besoin de se mouler dans la tradition culturelle héritée de l’aristocratie, c’est-à-dire d’une classe qui mettait un point d’honneur à ne pas travailler et à se livrer à des occupations ayant en elles-mêmes leur propre valeur. La bourgeoisie montante avait besoin d’un système de légitimation qui ne correspondait plus à la réalité sociale, mais seulement aux fantômes du passé. De la même façon, elle devait protéger la religion et la famille et faire l’apologie de la nation, puisque c’était seulement dans le cadre national qu’elle trouvait sa base arrière pour conquérir le monde et le bras armé dont elle avait besoin pour se protéger contre ses ennemis, principalement les classes laborieuses en qui elle a tout de suite reconnu les « classes dangereuses ».

Plus rien de tout cela ne tient encore debout. Seuls d’incorrigibles retardataires peuvent encore protester contre « l’ordre moral ». La famille est vouée aux gémonies. La capitalisme « mobile » ne veut plus être freiné par des attaches familiales ou des rites ancestraux comme le repos dominical. On peut encore rendre hommage à la religion instituée, transformée en spectacle, d’autant que, fidèle à elle-même, l’Église catholique marque son attachement indélébile à l’ordre impérial qui gouverne le monde. Mais les prescriptions de l’Église dès qu’elles pourraient remettre en cause une source de profit intéressante sont ignorées superbement par les défenseurs de l’ordre : ainsi de la commercialisation du vivant et des techniques de manipulation de la procréation humaine. Quant à la culture, elle n’est qu’une survivance qu’on exploite commercialement sans le moindre scrupule. L’art a cédé la place aux « industries culturelles », qui vont du traditionnel « commerce de la librairie » à la massive production pornographique.

L’évolution du personnel politique accompagne ces mutations. Mrs Thatcher, M. Reagan et même G.W. Bush appartiennent encore au personnel politique à l’ancienne. Réactionnaires et défenseurs de "la loi et de l’ordre", ils cèdent maintenant la place à une nouvelle « race » d’hommes politiques « décomplexés » - puisque le terme est à la mode. Tony Blair, produit de marketing lancé par la presse financière et le groupe Murdoch (un des piliers aux USA de la « majorité morale »...) a été le fer de lance de la destruction du vieux « Labour Party ». En Italie, c’est Silvio Berlusconi, l’homme le plus riche d’Italie et possesseur de plusieurs chaînes de télévision, de journaux et de plusieurs maisons d’éditions qui s’est payé un parti politique comme on se paye une chaîne de magasins. Sa richesse aux origines suspectes[5] est devenue un argument électoral. Un cynisme grossier, un discours où « tout est possible », les professions de foi religieuse chez quelqu’un qui a lancé le porno à la télévision italienne, un culot sans borne, ne reculant devant aucun mensonge, un mépris radical des règles de la vie civile et civilisée telle qu’on la concevait jusqu’à présent, mais aussi un vrai talent de bonimenteur et une pugnacité politique incontestable, tel est le « bonaparte » de la « seconde » république italienne.[6]

Nicolas Sarkozy est un ami de Silvio Berlusconi, de qui il a beaucoup appris. Comme lui, il est lié aux médias. Martin Bouygues, Arnaud Lagardère, Vincent Bolloré sont de ses proches. Rothschild (Libération), Minc et Bolloré (Le Monde) lui donnent une prise sur la presse qui se prétend indépendante. La capacité de faire tenir en un même discours des éléments parfaitement contradictoires (puisés dans l’arsenal du FN, dans le discours libéral ou clérical, comme dans la rhétorique républicaine) et de parler comme un voyou quand il le veut le rapprochent encore du « cavaliere ». La passion de l’argent, assumée et transformée en argument politique vient compléter le portrait du dernier « bonaparte » de la Ve République. Le luxe ostentatoire, de mauvais goût dans la bourgeoisie traditionnelle, est ici un élément d’une stratégie de communication : repas au Fouquet’s, le soir de l’élection, escapade sur le yacht de Bolloré, vacances tapageuses dans une résidence de milliardaire dans le New Hampshire, des amitiés affichées avec tous les nababs de la ploutocratie mondialisée, mais aussi un mépris affiché de la culture en général et de la littérature en particulier, M. Sarkozy prend à rebrousse-poils toutes les postures traditionnelles de la classe politique française. Mais en même temps, il accomplit l’évolution des dernières décennies.

Qui ne voit, en effet, la continuité de style, de manière de parler et d’idéologie de Bernard Tapie, ministre de la ville de François Mitterrand à Nicolas Sarkozy - pour ne rien dire du trait commun entre ces deux-là, Jean-Louis Borloo ! Qui ne voit que le mépris de la culture et des choses de l’esprit a dominé les dernières décennies[7]. Tout le « sarkozysme » était là depuis déjà pas mal de temps, mais recouvert de discours pompeux, balayés dorénavant par le célèbre « kärcher » de notre nouveau président.

Il est devenu « très tendance » de citer Gramsci. M. Sarkozy lui-même s’est laissé glisser ce nom par son porte-plume Guaino. Citons donc à notre tour Gramsci : si la gauche (ou ce qu’il en reste après sa sarkoïsation) veut faire face à la situation, elle doit prendre la mesure du changement et de la nécessité impérieuse d’une contre-offensive, et comprendre qu’il s’agit de se fixer pour tâche la « formation d’une volonté collective nationale-populaire » et d’une « réforme intellectuelle et morale »[8]. Pour ceux qui incrimineraient le peuple intoxiqué par les médias, Gramsci ajoute : « Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des couches inférieures dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et morale ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et morale. »

Notes [1] Sur toute cette période, pour se rafraîchir la mémoire ou pour apprendre l’histoire, on lira le livre de François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, aux éditions La Découverte, 2006, ISBN : 9782707146540

[2] S. Halimi, Le grand bon arrière, Fayard 2004

[3] voir le livre éponyme de Viviane Forrester et la critique que nous en avons faite dans Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, L’Harmattan, 1997

[4] voir Collin 1997 et Denis Collin, Revive la République, Armand Colin, 2005

[5] Voir L’odeur de l’argent de Marco Travaglio et Elio Veltri, Fayard, 2001

[6] La « victoire » à l’arraché de la coalition de centre-gauche en 2006 a bien montré la capacité de résistance du berlusconisme pourtant miné par les scandales et une situation économique peu florissante... Voir sur ce site notre article « Pourquoi Prodi n’a pas croqué le caïman »

[7] Il suffit de voir le sort réservé aux « humanités » dans notre système d’enseignement pour s’en rendre compte.

[8] Voir « Brèves notes sur Machiavel, Cahiers de prison, XIII


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