Voter Macron, voter contre Le Pen, ça ne sera pas la même chose en 2022 qu’en 2017

dimanche 14 mars 2021.
 

Entre temps, le premier a montré de quoi il était capable. En manière d’obstruction, le régime macroniste a seulement préparé le terrain au RN. Sa digue a tout d’un tapis roulant.

AU PIED DU MUR

Il aura suffi d’un gros titre pour qu’une batterie de « marcheurs » nous offre le spectacle de ses palpitations. Que Libération soit à l’origine du drame n’est pas sans ajouter au ridicule : le journal aujourd’hui condamné pour parjure est celui-là même qui avouait, à l’hiver 2017, avoir « contribu[é] à faire élire Macron » face à Marine Le Pen. En Une de l’édition des 27 et 28 février derniers, on a donc lu : « 2022 "J’ai déjà fait barrage, cette fois c’est fini" ». Sur fond noir, la silhouette blonde de la présidente du Rassemblement national, de trois quarts dos ; de profil, le président élu, visiblement concentré.

Matamore, le député Castaner a répliqué : « J’ai déjà fait barrage. Et je le ferais encore. »

Le député de Rugy a tempêté : « Quelle dérive ».

La députée Lang, ciblant la « soi-disant "vraie gauche" » qu’incarne le périodique – c’est-à-dire, la raison recouvrée, la gauche libérale du « oui » au Traité constitutionnel européen –, a clamé, avec ce qu’il convient d’allant : « Honte à elle ! »

L’eurodéputée Loiseau s’est emportée contre « les valeurs qui se perdent ».

Tout à sa témérité, le député Bonnell n’a pas craint de mobiliser la touche majuscule de son clavier : « NON ! Le combat contre les extrêmes est un devoir. »

Et la ministre Wargon d’avertir, consciente de la gravité du moment : « Ne nous résignons pas. »

Pour un peu, on aurait l’œil humide. C’est que l’image a de l’allure : un gouvernement soudé à ses militants, ses électeurs et ses journalistes – une boîte de sardines couinant dans leur jus.

En 2017, il fallait disposer d’une singulière candeur pour imaginer que le héraut du bloc bourgeois fût à même de « faire barrage » à la candidate fascisante-républicaine. En 2022, la candeur aura tout de la complicité active. Car, entre-temps, il y a eu deux ou trois choses – l’actualité chassant celle de la veille, sans doute n’est-il pas vain d’y revenir. Nous avons vu les mains arrachées d’Antoine, Frédéric, Ayhan, Gabriel ou Sébastien ; vu l’éborgnement de Jérôme, Gwendal, David, Patrick, Vanessa, Eddy, Franck, Alexandre ou Manuel ; vu la mâchoire éclatée de Sébastien, les os brisés de Laurence, le visage meurtri du petit Lilian et la plainte de sa mère classée sans suite ; vu la tête fracassée de Zineb Redouane et son assassin de policier couler des jours heureux ; vu des adolescents de Mantes-la-Jolie alignés contre un mur, genoux à terre, par ce qui n’était pas un régiment de soudards en opération impériale mais seulement les-dépositaires-de-l’autorité-publique, hilares pour l’occasion ; vu les trois gendarmes à l’origine de la mort d’Adama Traoré demeurés impunis ; vu les professeurs, les soignantes, les pompiers, les étudiants, les avocats, les photographes et les journalistes de terrain se faire matraquer et gazer. Le régime macroniste a cogné dans un débridé tel qu’il émut jusqu’à Erdoğan – L’Obs nous avait toutefois prévenu dès le mois d’avril 2017 : Macron incarne « à la fois un projet, un élan, un espoir de renouvellement ».

Nous avons

vu Castaner et Darmanin, col éclatant, cravate sans pli, morgue de truands, nier l’entier des violences policières ;

vu un chargé de mission de l’Élysée faire le coup de poing en manifestation ;

vu Blanquer déclarer que les recherches intersectionnelles (qu’être une femme de ménage arabe entrave le champ des possibles, seul un ministre de l’Éducation nationale, doctorant en droit et fils d’avocat, ne peut l’entendre) ont partie liée avec le terrorisme islamiste ;

vu Macron citer Maurras dans le texte – qui, on s’en souvient, appelait à fusiller Léon Blum d’une balle dans le dos – puis, huit mois plus tard, s’élever contre le « séparatisme islamiste », c’est-à-dire déclarer ouverte la chasse nationale aux musulmans, aux musulmanes et à tout ce qui s’apparente à quelque manifestation publique de foi islamique ;

vu l’intellectuel organique du milliardaire Bolloré (plus connu sous le nom de Zemmour et le titre de multirécidiviste du paysage audiovisuel français) féliciter Darmanin au grand jour sur la portée « tout à fait positive » du projet de loi qui s’ensuivit.

Nous avons vu la construction quotidienne d’un ennemi intérieur à travers l’élaboration de ce projet – adopté en première lecture à l’Assemblée le mois dernier. Cet acte d’isoler, de séparer, de ségréguer au nom de l’inclusion dans la République atteste du refus historique de partager avec les descendants de l’immigration postcoloniale le même espace politique d’existence : chaque pan de ce texte en porte la marque. Il faut d’ailleurs voir Schiappa dans ses basses œuvres : « Je veux être claire : ce n’est pas moi qui risque l’excision, le mariage forcé ou la polygamie, car ce ne sont pas les coutumes qui existent dans la culture dans laquelle j’évolue. » C’est en ces termes que, dans un entretien au Point, la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur en a justifié le volet « féministe ». Un volet qui prévoit de lutter contre la polygamie, les mariages contraints et la délivrance de certificats de virginité – mauvaise pioche : le corpus législatif français le réprime et l’interdit déjà. Le macronisme prend les mots et leur arrache la peau : « révolution », « progrès », et maintenant « féminisme ». Pourfendre la lapidation imaginaire des femmes parfumées et trouver « si délicat » Darmanin, trafiquant bien réel en relation sexuelle : la signature Schiappa. Mettre au ban les femmes musulmanes du groupe des femmes au motif que les violences patriarcales qu’elles subissent bel et bien seraient propres à une culture, à une religion, et non à la transversalité du patriarcat lui-même : la signature Schiappa. Arguer d’une prétendue politique de protection gouvernementale pour mieux justifier le traitement inégalitaire de certaines femmes au nom des droits des femmes : la signature Schiappa.

Nous avons vu les efforts déployés par la camarilla gouvernementale pour construire de toutes pièces, encore et toujours, inlassablement, ce continuum de complicités allant de ce quelque chose que serait l’islam à cette autre chose que seraient les crimes et les massacres terroristes, en tout point atroces. Fût-ce au prix d’attenter à l’État de droit par la remise en cause des libertés fondamentales. Le principe de laïcité – voué, notamment, à garantir la neutralité du service public – se verra appliquer aux agents servant l’État bien que n’étant pas fonctionnaires. Quant aux associations régies par la loi de 1901, elles devront, elles, signer un « contrat d’engagement républicain » afin de pouvoir bénéficier de financements publics. À croire, au fond, que le groupe majoritaire est prêt à se priver de droits pourvu que les groupes minoritaires n’en bénéficient pas – à moins que nos « représentants » n’aient que faire de cette « démocratie » dont ils détricotent pas à pas les mailles essentielles, certains que, suivant la loi bien connue du plus fort, ils survivront aux troubles qu’ils vont semant. Une difficulté, pourtant, a surgi face à eux : car comment, dans le cadre d’un projet de loi se devant d’être général, parvenir à ne cibler qu’une partie spécifique de la population ? Comment affirmer, en discours, que tout un chacun est concerné, quand, en actes, ce ne sont que quelque-uns que l’on sait ciblés ? Il leur fallut troubler les eaux. Les représentants des autres cultes et des associations de parents d’élèves se sont alors plaints d’être injustement amalgamés… Amalgamés à qui ? À la minorité musulmane, bien sûr. Cela au point que, de tribunes bancales en discours plaintifs, la seule revendication déployée par les membres de cette frange éprouvée par quelques dégâts collatéraux a consisté à réclamer de ne pas être traitée comme ces musulmans qu’ils ne sont pas. « Erreur indifférentiste », s’est égosillée sans tarder la feuille de chou du fascisme gaulois – Valeurs actuelles, oui, où le gouvernement défile comme on va à confesse.

Tout ceci, nous l’avons vu. Comme nous avons vu la ferveur maccarthyste de Vidal, désireuse d’auditer le CNRS après que Macron avait confié dans l’isoloir, l’an passé : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. » Voici donc que le pays entier se met en tête de traquer l’« islamo-gauchisme » – du Figaro à CNews, on apprend qu’une « large majorité » des Français croit, tout pareil à Madame la ministre, que l’alliance politique entre charia et communisme des Conseils « gangrène la société et l’université ». On en rirait, si des travaux de recherche, des intellectuels et des militants ne se trouvaient pas cloués au pilori. Faut-il rappeler que les airs d’hégémonie prêtés à cet ensemble disparate de réflexions tiennent de la chimère et, plus encore, du cas d’école de complotisme ? Une étude établie sur une quinzaine de revues de sciences sociales rapporte ainsi : de 1960 à 2000, la question raciale n’occupe que 2% des publications ; de 2015 à 2020, 3%. On a bien lu.

Convier la force publique à ouvrir tous les boutons de sa chemise, monopoliser l’attention collective sur la minorité musulmane quand le pays compte dix millions de pauvres et saturer le champ médiatique de signifiants identitaires au lendemain du soulèvement social des gilets jaunes : il faut l’agilité d’esprit d’Amélie de Montchalin pour jurer que ça s’appelle « combattre le RN ». En manière d’obstruction, le régime macroniste a seulement préparé le terrain au parti de « la France en ordre ». Sa digue a tout d’un tapis roulant ; par suite : non sans une certaine joie, Le Pen fait savoir qu’elle aurait « pu signer » le livre de Darmanin (Le Séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité), lequel Darmanin reproche à Le Pen (toutefois étourdie de se trouver ainsi doublée sur sa droite) d’être trop « dans la mollesse » et « pas assez dure » sitôt qu’il est affaire d’islam. Lutter contre les-ennemis-de-la-République en trouvant que les-ennemis-de-la-République manquent de fermeté : personne n’aurait pu l’inventer. C’était sans compter l’ingéniosité du gros potage « progressiste » qui remplit les têtes du pouvoir : pas vraiment de gauche, pas vraiment de droite, un peu d’« âme des peuples », un peu de « quête de transcendance » – et puis, surtout, ce qu’il faut de fric. Voilà qui flanque à la résistance une drôle de mine.

« Comme il est suave, Emmanuel. Et sexy », apprenait-on dans les colonnes du Monde en 2016. « Emmanuel Macron incarne la plus incroyable aventure politique de la Ve République », renchérissait L’Express quelques mois plus tard. Tout Paris eut pareillement des vapeurs ; on connaît la suite : « vote utile » et victoire sans socle [1] du candidat des cadres supérieurs et de la mondialisation chanceuse, puis des blindés dans les rues et le sang de ceux « qui ne sont rien » sur le goudron – les dents, les yeux, les mains, les mâchoires. Les crétins ont pour eux d’avancer sans pudeur : ils se plantent devant les phares et crient : « Alors, c’est Le Pen que vous voulez ! » Nous la voulons si peu que nous ne voulons plus de celui qui lui déblaie la route. Mais le chantage à la République ne tient plus : le RN se targue, chaque jour passant, d’être le principal défenseur de l’institution en question. Quand la presque totalité de l’espace politique s’agrège religieusement autour d’une seule et même notion, il est temps de prendre acte de sa déroute.

On ne pourra pas continuer longtemps à « sauver la République » tous les cinq ans et avoisiner les 60% d’abstention le reste du temps. Nul besoin d’être anarchiste pour saisir que le rejet du suffrage ne dit pas rien. Il dit même tout l’inverse : en l’espace d’un demi-siècle, le taux d’abstention – aux législatives et aux municipales – a doublé. C’est, on le sait, chez les ouvriers qu’il culmine : les gueules cassées du libre-échange de droite comme de gauche. Le dégoût populaire l’emporte en des proportions telles que les scrutins finiront pas ressembler à des télé-crochets : un podium pour une poignée de votants. Ultime étape de la « démocratie » parlementaire sous ère néolibérale : l’Assemblée représentera un peuple qui n’entend plus qu’on le représente. Planter des écluses entre les ruines, c’est un peu court.

Que nous ne vivions pas en démocratie (il faut être éditorialiste pour prétendre le contraire) n’implique pas que nous vivions en dictature (il faut être éditorialiste pour croire que compter jusqu’à deux relève de la pensée) : car entre le pouvoir au peuple et la mise au cachot du moindre opposant, il est quelques échelons. Comme, par exemple, l’oligarchie capitaliste qui nous régente. Le régime macroniste mérite de s’écrouler en un bruit d’arbre mort ; c’est là une simple question d’hygiène – une toilette de chat, disons. Car l’essentiel est ailleurs : faire de la politique. C’est-à-dire sortir enfin du cadre.

Joseph Andras et Kaoutar Harchi


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