Comment Macron collabore avec les influenceurs pour nous manipuler ?

mercredi 10 mars 2021.
 

La barre des dix millions de vues est atteinte pour la chanson de McFly et Carlito sur les gestes barrières. C’est aussi une opération réussie pour le président qui avait proposé un deal aux deux youtubers très populaires chez les jeunes. Ils seront donc invités à tourner une vidéo à l’Elysée, occasion parfaite pour Macron de se donner un air sympathique à 14 mois de la présidentielle. Au lieu de dénoncer la pauvreté des étudiants et leur détresse psychologique, “on va se taper des barres à l’Elysée en faisant des concours d’anecdotes”.

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Nos influenceurs, on le sait, sont des habitués des placements de produit : ces formes de publicité pas toujours explicites où le produit ou la marque sont intégrés à la vie ou l’œuvre du créateur. Mais il y a des placements de produits bien particuliers : des opérations de communication pour l’Etat, ou de promotion pour une mesure gouvernementale précise. On se souvient par exemple qu’à l’été 2019, pour contrer les ratés qui commençaient à remonter de la mise en place du SNU, le gouvernement avait recruté de jeunes influenceurs.

On pourrait considérer que l’État utilise à juste titre tous les canaux possibles pour parler aux administrés. Le problème est de savoir où s’arrête la nécessaire communication publique et où commence la communication politique ("Si la vidéo fait 10 millions de vues, vous venez tourner avec moi"). Lorsqu’un gouvernement cherche à “vendre” ses mesures, à donner une bonne image de son action, ou lorsqu’hommes et femmes politiques veulent se faire de la pub, ils font bien de la communication politique. Le concours d’anecdotes avec McFly et Carlito n’aura aucune portée de santé publique, et ne sera même pas politique : le seul résultat sera de rendre Macron sympathique auprès d’un public jeune pas vraiment emballé par LREM et boudant un peu les médias traditionnels.

C’est que l’on se rapproche de la présidentielle. Avec la pandémie, il y a de fortes chances que la campagne se déroule principalement en ligne. Covid ou pas, d’ailleurs, les réseaux sociaux prennent une place croissante dans la communication politique. L’ intêret est double : contourner le CSA et les règles sur le temps de parole qui s’appliquent aux grands médias, et contourner les journalistes professionnels dont le rôle est normalement de faire obstacle à la propagande.

Pour atteindre le public via les réseaux sociaux, on peut bien créer un compte officiel, mais ce n’est pas très efficace. Mieux vaut s’appuyer sur un influenceur déjà présent, qui a déjà une communauté, et lui faire réaliser une vidéo promotionnelle par exemple. Quand influenceurs et influenceuses nous font passer une journée avec un ministre, quel genre d’objet a-t-on ? Une vidéo politiquement neutre qui nous permet d’en apprendre plus sur les rouages de l’Etat ? Une contribution au débat démocratique où la politique gouvernementale est mise en discussion ? Ou bien un instrument de propagande destiné à soigner l’image d’un ministre en profitant de la notoriété d’un influenceur ?

D’après le discours officiel, il s’agit d’ouvrir un dialogue avec le public, l’influenceur faisant remonter les demandes de sa communauté. Mais Gabriel Attal vend involontairement la mèche dans un entretien avec le youtuber Ludovic B. Sur un plateau télé, dit-il, ce n’est pas au journaliste qu’on parle, mais à ceux qui regardent l’émission. Et il est bien évident qu’il compte faire de même avec l’influenceur : il ne parle pas à Ludovic B, il parle à sa communauté.

Il exploite là un principe bien connu de la sociologie et de la théorie de la communication : dans une société, l’information ne circule pas directement des médias vers les individus. Elle passe par l’intermédiaire de personnages-clés, des leaders d’opinion, qui vont filtrer ce que disent les médias. C’est le fameux modèle du “flux de communication en deux temps” décrit par le sociologue austro-américain Paul Lazarsfeld et ses collègues dans les années 1940-1950.

A l’époque où ils commencent leurs travaux, la vision qu’on a des médias est façonnée par le contexte politique : régimes autoritaires à culte de la personnalité d’un côté, économies de marché individualistes de l’autre. On voit donc la société comme une masse d’individus abrutis, soit par la propagande, soit par la consommation. À la même époque, de plus en plus de foyers s’équipent d’une radio, premier véritable média de masse au sens où elle s’adresse à la masse indifférenciée, par opposition aux journaux qui ont un public précis. Bref : on imagine que les médias ont des effets de persuasion très forts, directs, sur les individus.

Pour tester cette vision, Lazarsfeld et ses collègues vont mener plusieurs grandes enquêtes. Ils étudient l’évolution des opinions des habitants de petites villes sur les choix de vote lors d’une élection présidentielle (The People’s Choice, 1944) puis sur quatre sujets de la vie courante : les courses, la mode, le cinéma, les affaires civiques (Personal Influence, 1955).

À chaque fois, les enquêteurs demandent à plusieurs centaines d’habitants, plusieurs fois dans l’année : “Pensez-vous avoir été influencé dans votre choix par quelqu’un ? Qui ? Quelqu’un a-t-il suivi des conseils que vous lui avez donnés ? Qui ?”

Ils prennent les noms des personnes citées et vont les interroger à leur tour, cartographiant ainsi un réseau de gens qui échangent des conseils. Ils s’aperçoivent alors que de petits groupes (famille, amis, collègues) s’influencent entre eux mais sont relativement imperméables aux avis reçus par les médias. Ces communautés agissent comme des barrières idéologiques.

Mais voilà le résultat le plus important : parmi les gens qui donnent des conseils, il y a des super conseillers, particulièrement écoutés, à qui on vient demander conseil. Lazarsfeld et Katz vont les appeler des “leaders d’opinion". Ils et elles ont pour caractéristiques d’être très sociables, et surtout de s’intéresser particulièrement aux sujets sur lesquels ils et elles donnent des conseils. Ils et elles consomment beaucoup plus d’informations que leurs proches, sont beaucoup plus exposé.e.s aux médias, mais digèrent, sélectionnent, filtrent les informations qu’ils et elles vont restituer au groupe.

Tout se passe comme si le flux de communication se déroulait en deux temps : l’information est d’abord reçue par le leader d’opinion, qui la tourne à sa sauce avant de la transmettre aux autres membres du groupe.

Les effets de la propagande politique ou de la publicité sont donc limités car les messages transmis par les médias viennent se heurter à la cohésion du groupe et de son leader d’opinion, son influenceur, qui joue le rôle de “portier”.

Pour toucher les individus et les influencer, il faut donc percer le groupe en s’appuyant sur le leader. On pourra alors non seulement toucher des gens qui ne sont pas forcément exposés aux canaux de communication habituels de l’exécutif (télé, radio, journaux), mais on bénéficie surtout du savoir-faire de l’influenceur, de sa capacité à parler à ses pairs.

L’influenceur sur le web n’est plus proche géographiquement de ses abonnés, comme dans les études de Lazarsfeld, mais il bénéficie d’un fort lien de confiance avec eux. On l’écoute pour s’informer sur une thématique plus ou moins précise (sport, politique, beauté, développement personnel). Sa communauté lui fait plus confiance qu’à une marque, ou une institution officielle. Les interessés ont beau jouer les naïfs, c’est bien ce lien qui est exploité dans les collaborations avec les politiciens.

Est-ce que ça marche ? Le public n’est pas entièrement conquis : en témoignent les masses de commentaires négatifs ou le hashtag #étudiantsPasInfluenceurs, par lequel des étudiants critiquent le choix d’influenceurs "privilégiés" pour les représenter dans l’émission SansFiltre de Gabriel Attal.

On pourra certes se croire totalement immunisé, mais la chanson reste néanmoins dans la tête...


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