Les gou­ver­ne­ments tech­ni­ques s’ins­cri­vent dans une stra­té­gie néo-libé­rale

vendredi 26 février 2021.
 

par Diego FUSARO, février 2021

Avec cette brève inter­ven­tion, j’essaie d’expo­ser, de manière très syn­thé­ti­que, les rai­sons pour les­quel­les nous devrions tou­jours regar­der avec inquié­tude les gou­ver­ne­ments tech­ni­ques, quels que soient les "tech­ni­ciens" qui opè­rent de temps en temps dans la pra­ti­que. Il est clair qu’il y a peut-être des tech­ni­ciens meilleurs que d’autres. Mais cela n’enlève rien, pour les rai­sons que je vais immé­dia­te­ment expo­ser, au fait que le gou­ver­ne­ment tech­ni­que en tant que tel pré­sente un cer­tain nombre d’aspects néga­tifs qui ne peu­vent être négli­gés. Je vais en énumérer trois, qui me parais­sent de la plus haute impor­tance.

En pre­mier lieu, le gou­ver­ne­ment tech­ni­que, par défi­ni­tion, ne répond pas à la sou­ve­rai­neté popu­laire. Et, par la même occa­sion, il n’est pas appe­lée à rendre des comp­tes. Il est pré­sumé être là où il se trouve pour diver­ses rai­sons, qui de toute façon ne font pas réfé­rence à la sou­ve­rai­neté popu­laire. Habituellement, le gou­ver­ne­ment tech­ni­que est nommé dans les cas d’urgence, pour sauver - dit-on - la situa­tion qui est main­te­nant proche de l’abîme. Ainsi - c’est le point essen­tiel - le gou­ver­ne­ment tech­ni­que opère tou­jours au nom d’une situa­tion ardue, urgente, hau­te­ment cri­ti­que, pour résou­dre ce qu’il n’est pas néces­saire, et pour­rait même être dan­ge­reux, de se réfé­rer à la volonté du peuple.

Le gou­ver­ne­ment tech­ni­que est un gou­ver­ne­ment qui, à cet égard sem­bla­ble au méde­cin, opère dans le but de la santé, pour laquelle il est sou­vent néces­saire de faire des sacri­fi­ces et de pren­dre des médi­ca­ments par­ti­cu­liè­re­ment désa­gréa­bles. C’est pré­ci­sé­ment dans ce désen­ga­ge­ment de la sou­ve­rai­neté popu­laire que réside l’élément dan­ge­reux du gou­ver­ne­ment tech­ni­que.

En deuxième lieu - et c’est un argu­ment lié à la contin­gence his­to­ri­que, je le sais - le gou­ver­ne­ment tech­ni­que est censé être confié, pré­ci­sé­ment, à des tech­ni­ciens au-dessus des partis, qui doi­vent sim­ple­ment tra­vailler pour l’inté­rêt col­lec­tif dans le moment le plus dif­fi­cile.

Et pour­tant, à l’ana­lyse, on décou­vre tou­jours sans trop de dif­fi­cultés que - au moins au cours des quinze der­niè­res années - les tech­ni­ciens dési­gnés ne sont jamais, pré­ci­sé­ment, des tech­ni­ciens au-dessus des partis, mais répon­dent plutôt à un posi­tion­ne­ment précis qui est tout sauf neutre dans le schéma des rap­ports de force et des visions du monde : Qu’il s’agisse de cadres supé­rieurs comme Colao, d’économistes de confes­sion ortho­doxe et libé­rale de l’uni­ver­sité Bocconi [1] comme Monti ou, encore, de ban­quiers aux pers­pec­ti­ves de pri­va­ti­sa­tion tout sauf voi­lées comme Draghi, nous avons tou­jours affaire à des repré­sen­tants des clas­ses domi­nan­tes qui se font hypo­cri­te­ment passer pour des tech­ni­ciens, quand ce n’est pas pour des sau­veurs du pays.

Au contraire, on a l’impres­sion que les gou­ver­ne­ments tech­ni­ques s’ins­cri­vent dans une stra­té­gie néo-libé­rale pré­cise de contour­ne­ment du prin­cipe de la démo­cra­tie par­le­men­taire et d’impo­si­tion, par le biais du deus ex machina, de per­son­na­ges qui ne sont pas élus, qui doi­vent être accep­tés comme des com­pé­tents au-dessus des partis.

N’est-il pas vrai que la "nou­velle raison libé­rale" aspire depuis quel­que temps déjà à impo­ser l’idée d’une exper­tise pour rem­pla­cer les incom­pé­ten­ces néces­sai­re­ment liées - comme elle aime à le répé­ter - aux masses popu­lai­res natio­na­les des démo­cra­ties par­le­men­tai­res tra­di­tion­nel­les ?

J’en arrive au troi­sième et der­nier point, que je consi­dère comme le plus impor­tant. Un tech­ni­cien peut-il diri­ger les affai­res publi­ques ? Un "expert" économique ou com­mer­cial peut-il admi­nis­trer l’État ? La ques­tion, si l’on écoute Platon, ne connaît qu’une réponse néga­tive.

Le tech­ni­cien est indis­pen­sa­ble dans des domai­nes tech­ni­ques spé­ci­fi­ques - le potier pour la pro­duc­tion de vases, le pilote du navire pour la navi­ga­tion - mais il est congé­ni­ta­le­ment ina­dapté pour la direc­tion poli­ti­que de la cité. Pour gou­ver­ner les hommes, il faut un homme qui n’ait pas de "techne" mais de la "pai­deia", c’est-à-dire une for­ma­tion cultu­relle glo­bale, une éducation poli­ti­que et phi­lo­so­phi­que.

En bref, en sui­vant Platon, on doit dire que mettre un tech­ni­cien à la tête de la polis est la pire erreur qui puisse être com­mise. Le tech­ni­cien ne peut pas struc­tu­rel­le­ment viser le bien com­mu­nau­taire de la polis. Et dans le cas précis, après Platon, il y a un risque élevé qu’il se limite à veiller aux inté­rêts des mar­chés et de leurs clas­ses.

[1] L’université Bocconi de Milan est une université commerciale, bastion de la pensée "libérale".


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