Sieffert presse la gauche de débattre sereinement des « questions qui fâchent »

dimanche 14 février 2021.
 

Par Laurent Mauduit

L’éditorialiste et ancien directeur de Politis dresse un état des lieux préoccupant des forces progressistes. Une analyse lucide qui invite à regarder en face les faiblesses ou dérives que la gauche doit surmonter si elle veut se refonder.

C’est peu dire que pour les citoyens dont les convictions sont ancrées à gauche, les temps présents sont particulièrement désespérants. Alors que la planète brûle et que la transition écologique devrait être accélérée de toute urgence ; alors que le pays traverse une crise économique et sociale majeure, sous les effets conjugués de la politique inégalitaire d’Emmanuel Macron et de la pandémie ; alors que les thématiques privilégiées de l’extrême droite, celles du racisme ou de l’islamophobie, sont constamment au cœur du débat public, la gauche semble en voie de disparition au moment où on aurait plus que jamais besoin d’elle.

Voilà le paradoxe qui constitue le prologue de l’essai revigorant de l’éditorialiste de Politis, Denis Sieffert, qui en fut aussi longtemps le directeur de la publication, sous le titre Gauche : les questions qui fâchent… et quelques raisons d’espérer (Éditions Les petits matins, 232 pages, 16 €). « On est frappé, écrit-il, par le grand paradoxe de l’époque. La gauche disparaîtrait au moment où elle n’a peut-être jamais été aussi indispensable. Une gauche évidemment transformée, capable de faire face au péril climatique que la pandémie de Covid-19 a rendu encore plus présent et plus immédiat. Si l’on osait s’approprier la célèbre alternative “socialisme ou barbarie” posée après-guerre par Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, on placerait l’avenir sous le signe d’une nouvelle opposition : “écologie sociale ou barbarie”. »

Le premier parti pris de l’essai, c’est donc celui de la lucidité : comme les temps que nous vivons sont incertains et dangereux, l’auteur invite à bien identifier les raisons pour lesquelles nous sommes encore loin de disposer de cette « gauche transformée » dont il parle – cette gauche rassembleuse, réinventée, généreuse, sans exclusive ni anathème, qui seule serait capable de déjouer les pièges de la prochaine élection présidentielle, et de faire en sorte qu’elle ne soit pas biaisée, comme le fut celle de 2017.

Pour ce faire, Denis Sieffert presse donc de faire avec lui un état des lieux apaisé mais sans concessions des gauches actuelles, de leurs forces et de leurs faiblesses. Et c’est dans cet esprit qu’il demande aussi – faute de quoi l’état des lieux serait incomplet – que l’on réfléchisse à quelques « questions qui fâchent » – lesquelles déclencheront sûrement ici ou là de violents coups de gueule, mais qui sont indispensables si l’on veut sortir de l’ornière actuelle.

Pour réaliser cet état des lieux, Denis Sieffert, qui tout au long de son livre fait des va-et-vient entre l’histoire et nos actualités, dresse donc d’abord le long inventaire des petits reniements ou des grandes trahisons des socialistes, ceux de la SFIO jusqu’à ceux du PS. Du vote des crédits de guerre en 1914 jusqu’au désespérant quinquennat de François Hollande, en passant par le vote des pleins pouvoirs à Pétain, l’abominable naufrage pendant la guerre d’Algérie, il arpente cette histoire longue d’un parti qui a fini par rallier les valeurs du camp d’en face.

Et s’il s’y attarde, c’est parce que cette clarification est décisive pour l’avenir. « Avant toute chose, il nous faudra dire ce que nous entendons par “gauche”, chasser les usurpateurs et défendre la pertinence d’une notion qui a encore du sens pour des millions d’hommes et de femmes », dit-il, avant d’ajouter un peu plus loin : « L’agonie de la social-démocratie s’est accélérée au cours de ces dernières années, au point que l’on peut considérer que les principaux dirigeants de ce mouvement ont cessé d’appartenir à la gauche. Après Manuel Valls, Emmanuel Macron apparaît comme un personnage pivot : celui qui passe d’une gauche ultra-droitière à une droite franche sinon assumée. »

Mais il est d’autres clarifications encore plus utiles, car si nul ne contestera que François Hollande a porté le coup de grâce à la social-démocratie ou que Manuel Valls fait partie des « usurpateurs » ciblés par l’auteur, il est d’autres questions qui ne font pas forcément consensus et qu’il nous faut regarder en face. Au titre de ces « questions qui fâchent », il y a d’abord la question de la République, ou plus précisément une certaine « abstraction républicaine » qui fait des « ravages » dans certains cénacles de gauche.

Dénonçant ceux qui s’appliquent à construire un « roman national », l’auteur leur fait grief de défendre de la sorte une forme d’universalisme qui est très pernicieux car il insère notre histoire dans un récit univoque et trompeur. « Ce que l’on a coutume d’appeler “universalisme” n’est qu’une vision, majoritaire sans doute et culturellement dominante, mais qui ne peut plus être exclusive. Colbert ne peut plus être seulement le précurseur de l’industrialisation et le père de l’administration : il est désormais aussi l’auteur du sinistre Code noir, qui généralise l’esclavage et encourage les mutilations des fuyards trop épris de liberté. De même, Jules Ferry et Paul Bert, glorieux fondateurs de l’école laïque, gratuite et obligatoire, sont désormais identifiés pour ce qu’ils ont été aussi : de fieffés colonialistes auteurs de propos racistes que les connaissances de l’époque ne pouvaient déjà plus excuser », relève-t-il ainsi.

Pour expliquer encore plus nettement les choses, Denis Sieffert dit même de cet universalisme qu’il a été longtemps « l’alibi de l’impérialisme français et de toutes ses aventures coloniales ». Mais un alibi fallacieux car – l’auteur abonde dans le sens de l’historien Olivier Le Cour Grandmaison –, la République française n’a en fait « jamais été véritablement universelle ». Et surtout pas, précise Sieffert, « celle qui a revendiqué le plus bruyamment ce principe, la IIIe République, qui a réduit les colonisés au rang de sujets, les privant de libertés et de droits élémentaires et les traitant en êtres inférieurs dans un code de l’indigénat ».

Cette première « question qui fâche » met donc en cause une certaine gauche républicaniste. D’abord, celle des républicains bon teint, style Jean-Pierre Chevènement hier, ou Arnaud Montebourg aujourd’hui, toujours disposés à tendre la main au camp d’en face, et qui affichent des convictions en réalité non pas socialistes mais nationalistes ou souverainistes.

Mais la critique va au-delà. L’auteur relève que Jean-Luc Mélenchon a parfois joué de l’ambiguïté sur la question. « Maître de l’ambivalence, écrit-il, Jean-Luc Mélenchon cultive lui aussi […] cet ethnocentrisme patriotique tout en manifestant dans la rue – ce qui est à son honneur – aux côtés des antiracistes fustigés par Élisabeth Badinter. »

Parmi les autres questions qui fâchent, et qui peuvent diviser la gauche, il y a aussi, sans surprise, la laïcité. À l’encontre de ceux qui la manipulent, l’auteur rappelle qu’il s’agit d’abord plus d’une « histoire de compromis que de dogmes en bataille ». Soulignant que Jaurès, en son temps, a joué un rôle majeur dans le triomphe de cet esprit de compromis, il ajoute : « La laïcité, la vraie, doit demeurer un principe social, et non l’instrument d’un discours culturel et sociétal que les pouvoirs ressortent chaque fois qu’ils veulent détourner l’opinion de la question sociale ou stigmatiser les victimes du racisme plutôt que de combattre le racisme. »

Autre débat majeur au sein de la gauche, celui qui porte sur la question démocratique. C’est à ce propos que Denis Sieffert lance les interpellations les plus fortes, puisqu’elles concernent Jean-Luc Mélenchon, la figure centrale de la gauche aujourd’hui. De lui, l’auteur parle souvent avec estime, mais aussi avec lucidité. « En dix ans d’action politique hors du Parti socialiste, résume-t-il, Jean-Luc Mélenchon a autant enchanté la gauche qu’il l’a désespérée. »

Denis Sieffert pointe ainsi une « meurtrière ambiguïté », celle qui a conduit le chef file de La France insoumise à ne pas se prononcer entre Macron et Le Pen, à la veille du second tour de l’élection présidentielle de 2017. « Mélenchon, écrit-il, aurait dû se souvenir de l’enseignement de Trotski – dont il fut pourtant un adepte –, qui écrivait en 1932, avec l’intention avouée de “susciter l’effroi sincère ou l’indignation feinte des imbéciles et des charlatans”, que, “dans la lutte contre le fascisme”, il faut être prêt “à conclure des accords pratiques militants avec le diable, avec sa grand-mère et même avec Noske et Zörgiebel” », les deux dirigeants sociaux-démocrates qui avaient réprimé l’insurrection allemande de 1919, assassinant Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.

Relevant que « ce jeu dangereux trahit la relation conflictuelle que Mélenchon entretient avec la question démocratique », Sieffert apporte à l’appui de ses dires de très nombreuses illustrations. Il pointe la « tentation hégémonique » du leader de La France insoumise qui peut se laisser aller à manier l’insulte ou l’anathème contre certains de ses alliés ou même certains de ses propres camarades, un jour contre le communiste Pierre Laurent (« Vous êtes la mort et le néant »), le lendemain contre sa propre liste LFI à des élections en Corse ou en Guyane. Il pointe encore l’absence de démocratie interne au sein de La France insoumise, qui ne connaît ni courants ni élections. Jean-Luc Mélenchon, observe-t-il, ne « s’embarrasse pas à fabriquer des unanimités puisqu’il n’y a tout simplement pas de vote. Il ne simule pas la démocratie, il la rejette ouvertement ».

Plus sévère encore, Denis Sieffert relève « le faible » de Mélenchon « pour les hommes forts ». « Comment ne pas s’interroger, écrit l’auteur, sur la fascination pour Vladimir Poutine, lui-même soutien de Bachar al-Assad, massacreur de centaines de milliers de Syriens, sur sa défense de leaders sud-américains qui n’ont pas brillé pour leur sentiment démocratique et même sur ses faiblesses pour Donald Trump, pourvu que celui-ci bataille contre “l’État profond” » ? Très bon connaisseur du Moyen-Orient, auquel il a consacré de nombreux ouvrages, l’auteur s’attarde tout particulièrement sur la question syrienne et les prises de position de Jean-Luc Mélenchon à ce sujet, qu’il juge en connaissance de cause avec une grande sévérité.

Sans doute Jean-Luc Mélenchon prendra-t-il en très mauvaise part ces interpellations. Elles retiennent pourtant d’autant plus l’attention qu’elles viennent du responsable d’un journal qui l’a souvent accompagné. Dans les années 1990, Jean-Luc Mélenchon avait en effet fait de Politis sa petite grotte afghane et y tenait régulièrement sa chronique. Alors qu’il était au fond du trou, en 2006, le même journal lui avait même rendu un service insigne en croyant en ses chances pour la prochaine présidentielle – il était bien le seul ! – et en en faisant cette « manchette » : « Et si c’était lui ? ».

Tout l’intérêt des « questions qui fâchent », soulevées par Denis Sieffert, n’est pas, quoi qu’il en soit, de ressasser de vieilles querelles. Elles visent à identifier les problèmes que la gauche devra surmonter, si elle veut un jour se refonder et dessiner un autre avenir.

« Inventivité ouvrière » et « réformisme révolutionnaire »

Dans cette perspective – et c’est l’autre intérêt de l’essai –, l’auteur sème aussi au fil des pages des petits cailloux qui finissent par tracer un chemin possible pour l’avenir. Prenant ses distances avec les deux grandes révolutions qui ont longtemps constitué la mythologie de la gauche française ou de certains de ses courants – la révolution de 1789, et la révolution d’Octobre –, l’auteur invite plutôt à se replonger dans l’atmosphère de la révolution de 1848 ou de la Commune de Paris – dans le premier cas à cause de la vitalité démocratique, dans le second à cause de « l’inventivité ouvrière ».

De la révolution et de sa mythologie, qui a si fortement pesé sur l’histoire de la gauche française, Denis Sieffert dit d’ailleurs se défier. Il préfère un autre chemin, celui esquissé jadis par Jaurès, celui du « réformisme révolutionnaire ». « J’aime, dit-il, cet oxymore. Point de révolution violente dans cette stratégie, mais des réformes qui se révèlent rapidement incompatibles avec le capitalisme. Il est clair que l’écologie sociale est porteuse de ce réformisme-là. » Il y a donc un petit air de Paul Brousse, remis au goût du jour, dans ces lignes-là ; au détour d’une démonstration, l’auteur fait d’ailleurs lui-même référence au chef de file du possibilisme…

Reste pourtant une difficulté majeure : comment, concrètement, avancer dans cette direction ? En conclusion du livre, Denis Sieffert se prend à espérer que le bon sens l’emportera et que les deux pôles principaux de la gauche actuelle, celui de La France insoumise et celui d’Europe Écologie-Les Verts, finiront peut-être par s’entendre. Il pointe ainsi les appels multiples pour une candidature unique de la gauche mais il connaît trop bien les leçons du passé pour ignorer que « cette élection du président de la République au suffrage universel est pour la gauche une broyeuse d’espoir » car elle abaisse le débat collectif au sort d’un seul homme.

Alors, sans trop y croire, pour surmonter cet obstacle du présidentialisme qui fait des ravages au sein même de la gauche, Denis Sieffert recense les propositions qui sont évoquées ici où là, celle d’une candidature collective ; d’un « shadow » gouvernement à la britannique ; ou celle d’un ticket à l’américaine. « En septembre 2017 – trop tard hélas ! – Jean-Luc Mélenchon avait regretté de n’avoir pas pu présenter un ticket président/premier ministre avec Benoît Hamon », rappelle-t-il.

Quoi qu’en dise l’auteur, et même s’il souligne que « des personnalités de bonne volonté existent dans tous les courants », telle Clémentine Autain ou Manon Aubry, sa conclusion est plutôt pessimiste. Comme si la France devait être perpétuellement prisonnière de ces institutions très antidémocratiques et des rapports d’appareils.

Heureusement, il arrive pourtant, même quand l’histoire apparaît bloquée, que des basculements surviennent. C’est la note optimiste, la seule, qu’évoque en fait l’auteur : « Soyons attentifs à ce que Daniel Bensaïd appelait l’inouï. » Sans doute aurait-on aimé que l’auteur nous en dise un peu plus sur ce que « l’inouï » pourrait être. Sur le surgissement qu’il suggère, venant du mouvement de la société ou du mouvement social.

Mais enfin, il y a aussi, conclut Sieffert, « quelques raisons d’espérer ». On aimerait le croire.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message