La République ou la famille ? La loi « séparatisme » relance la querelle scolaire

mercredi 10 février 2021.
 

En légiférant sur l’instruction en famille et l’école hors contrat dans sa loi contre le séparatisme, le gouvernement ravive de profonds clivages politiques, à droite comme à gauche. Masquée par ces débats, une implacable segmentation du marché de l’éducation.

Parce qu’il veut contrôler plus étroitement les établissements hors contrat, et surtout l’instruction en famille (IEF), l’exécutif a ouvert une nouvelle brèche dans la sacro-sainte liberté scolaire française et le rapport complexe qui unit l’école et la République. Le tout au nom de la lutte contre le « séparatisme ».

Dans le projet de loi « confortant le respect des principes de la République », deux articles ont fait l’objet d’une avalanche d’amendements, en commission spéciale d’abord, puis en séance publique. L’objet de la discorde tient surtout à l’article 21 qui prévoit de passer, en ce qui concerne l’instruction à la maison, d’un régime déclaratif à un régime d’autorisation par le rectorat.

Quant aux écoles privées hors contrat, après une révision des conditions de leur ouverture dans la loi Gatel votée en 2018, l’article 22 du texte accroît la possibilité d’une fermeture administrative en cas de manquement aux « valeurs de la République ».

Le projet de loi s’est déjà pourtant adouci, au regard des déclarations initiales d’Emmanuel Macron lors de son discours des Mureaux. En octobre 2020, pour se prémunir contre les « écoles illégales, souvent administrées par des extrémistes religieux », le président de la République annonçait une instruction en famille « strictement limitée à des impératifs de santé ».

Emmanuel Macron savait, à cette occasion, qu’il prenait « sans doute l’une des mesures des plus radicales » depuis 1882 dans le domaine de l’instruction, selon ses propres mots. 1882, l’année où sont adoptées les lois Ferry qui bâtissent les fondations sur lesquelles l’école républicaine et laïque a prospéré jusqu’à aujourd’hui.

Jules Ferry a d’ailleurs été cité abondamment par les défenseurs du texte examiné ces jours-ci. François de Rugy, président de la commission spéciale, a lu sa célèbre Lettre aux instituteurs pour convaincre ses collègues parlementaires. Paradoxal ? « Si l’État s’intéresse à la fin XIXe siècle à diriger l’école, c’est effectivement pour former des petits républicains, remarque Claude Lelièvre, historien de l’éducation. Mais Jules Ferry était également un anti-jacobins, donc un anti-monopole. Il était libéral. Ces lois sont le fruit d’un compromis trouvé avec l’Église catholique, mais aussi avec sa propre conception de la liberté. »

La République française vit sur cette équation, qui n’est pas constitutionnelle à proprement parler, mais considérée comme telle en vertu de sa pratique historique. « La liberté scolaire s’est apparentée au fil du temps à un principe fondamental. Pourquoi Macron s’est donc mis dans ce guêpier en s’y attaquant, cela reste un mystère », poursuit Claude Lelièvre.

Dans le texte présenté à l’Assemblée nationale lundi 1er février, l’interdiction de l’instruction en famille n’est plus au programme, mais il s’agit quand même de passer d’un régime de contrôle a posteriori à un régime d’autorisation, sur des critères qui seront définis ultérieurement par décret. Le gouvernement a fait machine arrière, alerté notamment par des députés de la majorité ensevelis sous les messages de familles indignées. Ce mode d’instruction, encore marginal – 0,5 % des élèves de tous niveaux confondus – est en expansion, comme les chiffres récents le démontrent. Ils étaient 19 000 en 2010 à être instruits à domicile contre 62 000 en 2020.

« L’instruction en famille est désormais beaucoup plus visible car beaucoup plus structurée, note Julien Cahon, historien de l’éducation à l’université de Picardie Jules-Verne. Elle utilise désormais la communication aussi bien que les autres, a le soutien de fondations, d’associations, il ne s’agit plus de familles isolées mais presque d’une forme de lobby. »

Un lobby qui s’est montré en l’occurrence très efficace puisque depuis presque tous les bancs de l’Assemblée nationale, il s’est trouvé des députés pour défendre l’IEF, même à demi-mot. La majorité, et notamment son axe centre-gauche, a semblé encore une fois piégée sur sa colonne vertébrale idéologique. À défendre un texte coercitif là où on l’attendait libérale.

« Je préférerais une déclaration exigeante à une autorisation indigente », tâtonne Gaël Le Bohec, de La République en marche (LREM), devant la commission spéciale chargée d’examiner le texte. Son collègue, membre du MoDem, Jean-Michel Mattéi, qui souhaite lui aussi un aménagement de l’article 21, prend l’exemple des écoles et pédagogies Montessori, du nom de cette éducatrice italienne qui a fait de nombreux émules en France. « Je suis contre l’IEF qui archipélise notre société, je suis pour l’IEF qui cherche l’excellence pour notre société », a affirmé le député centriste.

Charles de Courson, même famille politique, a plaidé lui avec force devant Jean-Michel Blanquer l’argument de la liberté : « Comment interdire de recourir à l’instruction en famille pour des motifs philosophiques ou religieux ? C’est inacceptable, la liberté d’enseignement est un bloc ! » Un discours suivi d’assez près par ses collègues Les Républicains. « Exercer une liberté en levant le doigt pour demander à l’État s’il l’autorise, ce n’est pas tout à fait une liberté, remarque le député Xavier Breton, qui interpelle à son tour le ministre de l’éducation. Ce n’est pas la seule conception de fond qui nous oppose. Quelle vision de la famille avez-vous ? La République seule définirait l’enfant, qu’il faudrait arracher à son milieu ? »

De l’autre côté de l’échiquier, les orateurs ravivent un clivage gauche-droite qui imprègne la question éducative depuis l’Ancien Régime : « L’enfant n’est pas la propriété des familles, s’insurge Éric Coquerel, membre de La France insoumise. L’école est la matrice de l’enseignement et la République n’est pas un régime neutre. » Avant de regretter que le débat soit « néanmoins déloyal », car « on ne donne pas à l’école publique les moyens d’accueillir tous les enfants ».

Liberté et laïcité. Ces deux principes répétés à l’envi à l’occasion de ces récents débats parlementaires sont interprétés ou mobilisés différemment depuis des décennies d’un côté ou de l’autre du champ partisan, voire même à l’intérieur des grandes familles politiques, estime Julien Cahon. « Les arguments d’aujourd’hui recoupent ceux utilisés en 1984 pour la défense de l’école privée, dite l’école libre. »

Le chercheur fait référence aux intenses mobilisations, sous le premier mandat de François Mitterrand, largement soutenues par l’Église catholique et la droite, contre le projet de loi Savary qui imaginait un service public de l’éducation « unifié et laïc » regroupant dans un même statut les professeurs du public et du privé. En 1989, nouvelle rupture : « Au moment de l’affaire de Creil sur le voile, certains militants socialistes opposés à une laïcité ouverte se disent qu’ils se sont fait avoir en 1984 sur la liberté de choix, et qu’il n’est pas question de se faire avoir sur la laïcité cinq ans plus tard », indique Julien Cahon, auteur d’un livre sur cette première polémique d’ampleur sur le port du foulard à l’école.

Dans le camp adverse, on verra aussi à l’époque un Philippe de Villiers, fervent de la liberté religieuse, tomber d’accord avec un Lionel Jospin, partisan d’une laïcité moins rigoriste que ses camarades du Parti socialiste. Au long de ces mêmes années, l’instruction en famille va mobiliser des partisans chez les religieux, plutôt à droite, comme chez certains libertaires, plutôt à gauche, pour soustraire l’enfant à l’emprise de l’école et de l’État. « Un vrai kaléidoscope », concède Julien Cahon.

La République contre la famille, la laïcité contre le cléricalisme, l’école privée « libre » contre l’école publique « creuset social »… à ces différentes couches s’est donc ajouté un dernier front, celui de l’islam radical, et c’est ce que défend aujourd’hui le gouvernement. Or le débat est sous-jacent depuis la fin de la guerre d’Algérie, rappellent les historiens, jusqu’aux années 1980, où l’on s’interroge vivement sur ces enfants issus de l’immigration, présents désormais en nombre dans les écoles (voir le rapport Jacques Berque remis au ministre de l’éducation nationale Jean-Pierre Chevènement).

Emmanuel Macron, Jean-Michel Blanquer ou encore Gérald Darmanin ont ainsi évoqué à plusieurs reprises ces derniers mois « ces fillettes voilées », éduquées à l’abri des regards dans la haine de la République, sous le faux nez de l’instruction en famille. L’inquiétude et la méfiance vis-à-vis de l’institution scolaire se seraient par ailleurs accrues depuis 2015 et les attentats, au point de susciter une demande de contrôle de la Miviludes, mission interministérielle de lutte et de vigilance contre les dérives sectaires. Pas grand-chose cependant, dans l’étude d’impact produite avec le texte de loi contre le séparatisme, ne vient accréditer la thèse d’un phénomène de radicalisation religieuse dans l’IEF.

« Et même si c’était un seul enfant ! Le droit d’un seul enfant ça compte ! Une petite fille dans un hangar en Seine-Saint-Denis, vous ne pouvez pas l’ignorer ! » a tonné Jean-Michel Blanquer, au Parlement. Le fameux « droit de l’enfant », invoqué dans les mêmes termes par les familles instruisant à domicile, notamment pour des raisons pédagogiques. « Plus largement, et au-delà de cette instrumentalisation de part et d’autre, on retrouve cette volonté d’une mainmise sur les enfants qui échappent au contrôle de l’école, relève Julien Cahon. Gérald Darmanin parle des “petits fantômes de la République”. Il y a un siècle, le président du Conseil, le radical Léon Bourgeois, parlait “d’enfants hors la loi”. Il y a donc un très long fil conducteur de l’État éducateur, quel que soit le bord politique. »

Masqué par cette « surcom’ » autour de l’islamisme, pour reprendre les mots de Claude Lelièvre, et par la discussion « quasi métaphysique » sur la laïcité et la liberté, un autre compromis, une autre hypocrisie diront certains, s’est finalement imposé, sans provoquer de grands remous : la forte segmentation du marché scolaire.

En effet, l’État contrôle officiellement l’instruction en famille, même si la réalité de ces contrôles laisse à désirer, faute de personnel formé, car il sait qu’il n’arrive pas à scolariser tout le monde dans l’école publique, tous les « refusés d’école », enfants souffrant d’un handicap, d’une phobie scolaire, d’un trouble du comportement, décrocheurs, etc. Il contractualise et finance aussi largement l’enseignement privé, et contribue même à faire vivre indirectement l’école privée hors contrat par le biais de subventions ou de réductions d’impôts. La moitié des familles utilisent pour au moins un de leurs enfants l’un des deux secteurs. Toute une galaxie de l’éducation, loin, très loin, d’un prétendu monopole de l’école publique sur les corps et les esprits.

« Il y a une tendance à l’individualisation, où se superpose à la question religieuse et à la vieille querelle scolaire une autre grille de lecture, plus sociale, qui recouperait en particulier la hausse exponentielle d’un secteur privé marchand et donc une privatisation de l’éducation, détaille Julien Cahon. Certaines structures veulent instituer une vraie concurrence, dans une perspective plus libérale, et ce depuis les années 1980. Est-ce qu’il n’y a pas là une autre forme de séparatisme, social cette fois ? » Un séparatisme qui fait assurément beaucoup moins parler de lui.


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