Bilan 2020 : les peuples « ne peuvent plus respirer »

lundi 1er février 2021.
 

En 2020, la défaillance biopolitique des États face à la pandémie a aggravé une crise de légitimité déjà flagrante. Le face à face brutal des peuples et des pouvoirs se polarise aujourd’hui sur les enjeux de démocratie, de libertés et de gouvernance. La politique ne connaîtra aucun « retour à la normale ». À nous de construire ensemble le « jour d’après » démocratique que nous voulons.

« Un barrage a cédé. Des torrents de colères, d’anxiétés, de frustrations, de rêves, d’espoirs et de peurs déferlent. C’est comme si nous ne pouvions plus respirer » [1]. Comme mieux caractériser l’année que nous venons de vivre ? Et comment mieux se préparer à celle qui s’ouvre aujourd’hui sur des émeutes contre le confinement aux Pays-Bas comme au Liban ?

Après les soulèvements de 2019, le choc universel de la pandémie avec son lot de peurs, de dénis complotistes, de solidarité, d’obéissance et de révoltes a été un choc pour les peuples mais aussi pour les États. S’il est une occasion pour ces derniers d’accentuer le contrôle des populations, il est aussi, pour toutes et tous un révélateur de leur incompétence, de leur lien privilégié avec des puissances financières qui font même de la mort leur source de profit. Un fossé se creuse entre les peuples et leurs gouvernants qui a fait de 2020 une année record pour la violence civile et politique. Ce grand écart crée aujourd’hui une situation radicalement nouvelle qui relègue le « jour d’après » comme celui du « retour à la normale » au rang de conte de fée à l’usage des présidents et des ministres.

La violence des révoltes donne la mesure du divorce entre le « demos » et le « kratos » qui mine la légitimité des pouvoirs et détruit les conditions d’un dispositif de représentation à peu près pacifié. La mesure la plus sûre de la colère des peuples est l’oubli de soi dans l’affrontement avec le pouvoir, l’engagement et la mise en danger du corps dans une exigence d’interlocution, de parole ou de prise en compte obstinément refusée. La mesure la plus sûre de la brutalisation des pouvoirs est le bilan humain des violences d’État. Le travail de David Dufresne sur la répression du mouvement des Gilets jaunes nous montre qu’un seuil historique a été franchi en France en 2019. Il a été franchi ailleurs au terme de deux décennies de brutalisation des rapports sociaux et politiques dans le monde et de 30 ans de financiarisation prédatrice de l’économie.

Si « le monde n’est plus géopolitique », comme le démontre Bertrand Badie, il est clair que les « intersocialités » dont il annonce l’émergence s’installent dans la douleur collective. Car le ton monte des deux côtés. Si la rage de la révolte se forge dans l’autisme des puissants, leur mépris des classes populaires et leur indifférence à la violence sociale et économique qu’elles subissent, il est clair que l’incompétence grandissante des pouvoirs et leur indifférence au sort des populations va de pair avec leur autoritarisme et leur brutalité croissante. Une crise aussi politique que sanitaire

Cette année record restera-t-elle inégalée ? Rien n’est moins sûr. Depuis le début du siècle cette violence est en hausse avec, depuis 2016, une progression annuelle régulière. Les trois dernières années ont été plus violentes que l’année du printemps arabe (2011), au-delà de l’année 2013, année du début de la révolution ukrainienne, de la révolte initiée au parc Gezi d’Istanbul et des émeutes brésiliennes et même de 2019 qui fut véritablement une année historique de soulèvements dans le monde. Il est fort probable que l’année qui commence confirmera cette tendance.

Le Covid n’a pas fait taire les peuples, au contraire. La confirmation dramatique de la défaillance sociale et biopolitique des États a encore plus fortement mis à l’épreuve leur légitimité que les soulèvements de 2019. La colère se concentre sur l’efficacité de la gouvernance et son autoritarisme policier.

Un cinquième des affrontements concerne les politiques sanitaires et un cinquième les mobilisations contre la police et les violences policières. Inversement, les mobilisations sociales et universitaires qui étaient devenues majoritaires depuis deux ans passent en quatrième position. Si on ajoute les émeutes et affrontements liés aux élections, à la corruption des États où aux attaques contre les libertés, en 2020, plus de 60% des situations d’affrontement sont générées par une remise en cause fondamentale de l’autorité publique, de sa légitimité et de sa police.

Dans la suite des soulèvements de 2019

L’année 2019 s’était singularisée par un premier record d’affrontements civils dans le monde et surtout une cascade de soulèvements d’ampleur nationale, à commencer par le mouvement des Gilets jaunes en France dès le 17 novembre 2018. Rappelons la chronologie :

Janvier : mobilisations au Venezuela et Soudan.

Février : émeutes en Haïti contre la vie chère, violences électorales au Sénégal.

Mars : début du « Hirak » en Algérie

Avril (jusqu’en octobre) : mobilisation universitaire en Colombie

Mai (jusqu’en octobre) : émeutes au Honduras contre la privatisation de la Santé et de l’École.

Juin : émeutes à Hong Kong contre un projet de loi d’extradition.

Août : émeutes en Papouasie.

Septembre : émeutes anti Jovenel à Haïti ; et en Indonésie contre une réforme liberticide.

Octobre : soulèvement Oromo en Éthiopie ; soulèvement en Bolivie contre la fraude électorale, en Équateur contre le prix de l’essence, au Chili contre la hausse du prix du métro, à Panama contre une réforme constitutionnelle interdisant le mariage Gay, en Irak contre les pénuries et la corruption, au Liban contre une taxe sur WhatsApp, en Guinée Conakry contre le 3ème mandat du président Alpha Condé, en Catalogne contre la condamnation des dirigeants indépendantistes…

Novembre : émeutes en Iran contre l’augmentation du prix de l’essence.

Décembre : émeutes en Inde contre le Citizenship Amendment Act limitant l’accès à la nationalité des musulmans.

En Irak, en Iran, au Liban, à Hong Kong, en Inde, au Chili, mais aussi en France, ces soulèvements ont été brutalement réprimés. La colère ne s’est pas éteinte pour autant. Nombre de ces pays continuent en 2020 à être secoués par les mobilisations sociales et politiques violentes malgré la répression et le Covid.

Au Chili, la situation reste explosive et les manifestations antigouvernementales hebdomadaires se cumulent avec les revendications démocratiques (le référendum constitutionnel), sociales et budgétaires (la baisse des retraites pour financer les politiques sanitaires), les révoltes contre le manque d’aide alimentaire.

En Inde, la mobilisation s’est diversifiée. Les protestations contre les politiques sanitaires et leurs conséquences sociales ont été à l’origine de 48% des émeutes. Mais l’année a aussi été marquée par les mobilisations sociales : celle des paysans contre la dérégulation des marchés agricoles et celle des salariés contre la casse du droit du travail. Les syndicats indiens revendiquent 250 millions de grévistes le 26 novembre 2020, ce qui est la plus grande grève de l’histoire mondiale.

Au Liban, la colère populaire se réveille notamment après les explosions du 4 août 2020. Elle est directement dirigée contre la corruption de la classe politique et l’effondrement monétaire du pays.

En Irak, malgré la répression, la mobilisation reprend de façon sporadique et plus localisée, notamment dans le sud du pays.

En Colombie, pourtant marquée de longue date par la brutalité des pouvoirs, « la bavure de trop » déclenche des dizaines d’émeutes à l’automne et la jeunesse colombienne intègre la vague internationale de mobilisation contre les violences policières dynamisée par la Black Lives Matter (BLM) aux USA.

En Guinée, l’organisation des élections génère près de 80 émeutes, souvent meurtrières. Dans le même contexte, la Côte d’Ivoire voisine en compte plus de 60 qui, en raison des contentieux nationaux historiques, tournent souvent à l’affrontement communautaire.

En France, l’autoritarisme croissant et la succession de lois liberticides, font du pays le deuxième du monde pour le nombre d’émeutes et affrontements civils, presque à égalité avec les USA où les affrontements ont suivi le meurtre de George Floyd.

De nouvelles mobilisations de masse génératrices d’affrontements émergent durant l’année en Israël, au Sénégal, au Nigéria, au Costa Rica. Exaspérés par la corruption comme par la gestion de la pandémie, à compter du mois d’août, les Israéliens vont directement manifester leur colère sous les fenêtres de Netanyahu. Au Costa -Rica, l’opposition à un plan du FMI se manifeste de façon violente en octobre novembre 2020. Le Sénégal, un peu comme en 2011, connait une année agitée sur plusieurs fronts : à la contestation des mesures sanitaires s’ajoute le prix de l’électricité, les déguerpissements, la mobilisation des étudiants et les perspectives électorales. Le Nigéria, plutôt marqué par les violences communautaires entre éleveurs nomades et agriculteurs en raison de l’avancée du désert, connait une explosion de colère urbaine de masse à l’automne. Déclenché par des violences policières suivies d’émeutes dans de nombreuses villes en octobre, un soulèvement de trois jours (24-26 octobre) génère affrontements et pillages dans la plupart des régions.

Une gestion sanitaire contestée

Les politiques sanitaires durant la pandémie créent des situations de violence assez diverses. Les plus médiatisées sont sans doute celles des opposants directs à ces politiques : anti-masques, anti-confinements, anti-vaccins. Marquées à l’extrême droite ou par un fondamentalisme religieux comme en Israël, ces violences sont surtout présentes en Europe ou en Amérique du nord. Elles sont très différentes des mobilisations de désespoir social qui se développent en Amériques latine, en Afrique, en Asie du sud, parfois accompagnées de pillages. Plus spécifiques encore, celles, ponctuelles réclamant des mesures sanitaires plus strictes comme le mouvement lycéen en novembre 2020 en France, fortement réprimé à Paris, Saint-Denis, Alès, Nantes, Saint-Nazaire , Lyon, Mantes la Jolie, Pau, Montataire, Limoges, Saint-Nazaire, Compiègne et Cergy.

En marge de ces mobilisations explicitement motivées par les réponses gouvernementales au Covid, voire l’absence de réponse adéquate, il est évident que l’autoritarisme souvent policier, des politiques sanitaires génère d’autres tensions et d’autres affrontements entre les populations et la police. Il est ainsi frappant de constater qu’en France, la chronologie des incidents entre les jeunes et la police dans les quartiers populaires est calquée sur la chronologie des confinements.

Violence policière et racisme d’État : pour une nouvelle universalité

L’autoritarisme policier qui a accompagné la gestion publique de la pandémie a donc contribué à tendre en général les rapports police/population. Les émeutes et affrontements déclenchés par la brutalité de la police ont doublé entre 2019 et 2020. Mais surtout des violences qui étaient jusqu’ici marginalisées et invisibilisées car elles touchaient des populations discriminées et stigmatisées (noirs aux USA, quartiers populaires en France) sont devenues évidentes pour toutes et tous. Cette mise en visibilité a été l’un des effets du mouvement des Gilets jaunes et de sa répression en France en 2019.

L’ampleur et la résonnance mondiale du mouvement Black Lives Matter et de la mobilisation sans concession qui a suivi le meurtre de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis (Minnesota) restera l’un des événements majeurs de l’année. En France, l’affaire Adama Traoré et la mobilisation du Comité Justice pour Adama sortent de la confidentialité militante. Contre toute attente et malgré l’interdiction par la Préfecture de Police, la manifestation pour Adama devant le Palais de justice de Paris rassemble plus de 20.000 personnes le 2 juin 2020, et se termine dans les gaz lacrymogènes. La résistance aux pratiques policières, comme aux lois sécuritaires liberticides qui se succèdent, gagne en détermination et perd en tranquillité.

Aux États-Unis mêmes, la force, la concentration dans le temps, l’extension géographique de la mobilisation est sans commune mesure avec les émeutes qui avaient éclaté en 2014-2015 après des meurtres policiers racistes du même type à Ferguson et Baltimore : 188 émeutes dans 72 villes de 32 États en quatre mois en 2020 pour 32 émeutes dans 10 villes de 9 États sur 10 mois en 2014-2015.

À l’évidence, dans nombre de villes, mais notamment dans le Nord-Ouest (État de Washington et Oregon), une jonction s’est opérée à cette occasion entre le mouvement BLM et la mouvance « antifa », courant non racisé présent dans d’autres pays. Il est en France au cœur des pratiques de « Black Bloc ».

Le diagnostic d’une « l’impasse des politiques identitaires » proposé par Stéphane Beaud et Gérard Noiriel apparaît surtout comme l’impasse d’une analyse un peu hors sol, celle des seuls discours militants et politiques avec, qui plus est, les lunettes d’une époque révolue. En France comme aux USA, sur le terrain des mobilisations, des émeutes comme dans le débat public ,on observe en effet cet apparent paradoxe : plus la révolte impose la dénonciation d’une violence d’État racisée ou d’une violence sociale genrée et la met en perspective historique et « décoloniale » et plus elle universalise sa portée rassemble largement. Ici « l’identitaire » ne s’oppose pas à l’universel mais dénonce les obstacles politiques à l’universalité, propose de la refonder sur un nouveau socle commun, un nouveau récit historique, quitte à déboulonner quelques statues. On ne sera donc pas étonné que ces nouvelles exigences et leur convergence soit devenues la cible prioritaire des diatribes gouvernementales françaises soutenues par quelques nouveaux chiens de garde, acharnés à dénoncer pêle-mêle « l’islamogauchisme », cancel culture, analyses décoloniales qualifiées de « racialisme » et « d’indigénisme ».

Une crise générale de la légitimité des États

En 2019, presque tous les soulèvements ont visé la totalité de la classe politique, sa corruption, son incompétence, sa brutalité. Les forces politiques, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition, ont été en retour unies dans la peur de la rue, de sa radicalité et de sa violence, en France comme au Liban, en Irak comme au Chili.

Aggravée par la défaillance biopolitique des États, cette défiance se manifeste crûment en 2020 et singulièrement sur les questions directement institutionnelles : les élections, les débats constitutionnels et les dérives liberticides des législations nationales. Concernant précisément les processus électoraux, les mobilisations populaires remettent tout en cause, de la procédure de sélection des candidats à la procédure de vote en passant par la sincérité du comptage. La situation s’aggrave brusquement dans certains pays et, dans le même temps, gagne en extension géopolitique.

Le continent africain, notamment l’Afrique subsaharienne, est plus coutumier de ces soubresauts. En 2020, l’Afrique de l’Ouest est particulièrement impactée. En Guinée Conakry et en Côte d’Ivoire, les élections présidentielles sont marquées par des émeutes et des affrontements sanglants avant, pendant et après les scrutins du 18 octobre (en Guinée) et 31 octobre (en Côte d’Ivoire). L’élection d’Alassane Ouattara qui avait passionné le pays en 2010 avec une participation de 84% a été boudée par près de la moitié du corps électoral (chiffre officiel sans doute surestimé). Dans ce naufrage démocratique, la Côte d’Ivoire a renoué avec ses vieux démons et la haine communautaire a fait resurgir le spectre de la guerre civile de 2002-2007.

Début 2021, des Américains, devant l’invasion du Capitole par des hordes fascisantes hurlant à la fraude, ont exprimé le niveau de leur sidération en qualifiant ces événements d’actes dignes d’une « république bananière ». Cette expression ne manifeste pas un respect très élevé des démocraties des continents anciennement colonisés. Elle montre la panique qui prend la classe politique qui constate que la fragilité démocratique n’est plus l’apanage des pays de la périphérie mais gagne aujourd’hui les pays du centre. Elle gagne l’Europe avec la contestation violente en Biélorusse après la réélection frauduleuse du président dictateur Alexandre Loukachenko du 9 août et la Géorgie près l’élection législative du 31 octobre. Paradoxalement, aux États-Unis, la marée de défiance s’exprime d’abord par une participation record. Après quatre années calamiteuses, dans un pays où l’épidémie de Covid n’a cessé de s’aggraver depuis des mois, Donald Trump rassemble près de 9.000.000 de voix de plus qu’en 2016 et dépasse le score d’Obama en 2012. Le scrutin est marqué par des manifestations violentes voire armées des trumpistes devant les centre de comptage, criant à la fraude et réclamant ni plus ni moins que l’arrêt du décompte des voix ! Le mythe démocratique américain est en miette, le consensus constitutionnel est ébranlé. Comme en Côte d’Ivoire, l’unité nationale elle-même est en cause.

Qu’on ne s’y trompe pas. Cet affaissement ne concerne pas que la forme institutionnelle de la démocratie parlementaire mais se noue avec le rejet de la corruption et la résistance à l’autoritarisme de l’incompétence. C’est la légitimité globale des pouvoirs qui est visée comme au Liban, comme dans la plupart des soulèvements de 2019.

Émeutes et soulèvements prennent le pas sur le terrorisme

La crise des légitimités politiques et la brutalisation qui en découle depuis 20 ans se manifeste aussi par la montée du terrorisme parfaitement documentée par la base de données constituée par l’Université du Maryland et librement accessible en ligne (GTB Database).

Or la courbe du terrorisme s’est inversée depuis six ans. L’Institut pour l’Économie et la Paix (Australie) publie un rapport annuel sur le terrorisme qui s’appuie notamment sur les données de la GTB Database. Nous n’avons pas encore les chiffres de 2020 mais ceux de 2019 qui dessinent et confirment une tendance. Si le terrorisme a tué 13.826 personnes dans le monde en 2019, c’est 15% de moins qu’en 2018, 59% de baisse en 5 ans. L’essentiel des actes terroristes et des victimes sont localisés aujourd’hui dans les pays en guerre, notamment en Afrique et au Moyen Orient. Les quatre pays les plus touchés réunissent 58 % des victimes comptabilisées : il s’agit de l’Afghanistan (5725 morts, 41% du total), du Nigéria (1246 morts, 9%), du Burkina Faso (593 morts, 4%) et du Mali (592 morts, 4%). Mais même ces quatre pays connaissent une baisse significative des victimes. Le terrorisme qui frappe principalement les pays occidentaux est un terrorisme d’extrême droite, responsable de 89 des 108 victimes dans ces pays en 2019. Une tendance s’affirme donc depuis plusieurs années : la colère politique et sociale s’exprime de façon de plus en plus collective. L’émeute prend le pas sur les attentats.

Dans le même temps en effet, le recul relatif des émeutes et affrontements de type communautaire ou géopolitique (lié à des revendications nationales ou régionales) se confirme depuis quatre ans. Leur courbe est similaire à celle des attentats, en léger décalage. Depuis 2016 les mobilisations sociales et politiques non directement « identitaires » l’emportent de façon massive dans les situations d’affrontement avec les pouvoirs en place. Ce constat est en décalage évident avec les dominantes du débat public sur le séparatisme en France, malgré quelques comptes rendus journalistiques fort bien documentés.

« L’effet Macron » sur la brutalisation des rapports sociaux et politiques

À reprendre continent après continent la carte des colères du monde, on en vient à penser que la France y tient une place presque emblématique de l’époque. Aucune facette ne manque. En fait, si le pays s’inscrit dans le trend décennal des violences civiles, le nombre d’événements a doublé en 10 ans avec une accélération nette en 2017 , année de l’élection présidentielle. La courbe comparative en indice le montre avec évidence. Les « années Macron » ont été celles d’une aggravation brutale de la longue crise démocratique.

Après les mobilisations contre la « loi Travail » en 2016, l’année électorale elle-même est marquée par les mobilisations liées aux affaires Adama et Théo. 2018 est l’année du début des Gilets Jaunes et la répression du mouvement lycéen en novembre. 2019 est évidemment celle de la répression d’une brutalité inédite du mouvement des Gilets jaunes. La pandémie, l’autoritarisme sanitaire et la pente liberticide du pouvoir concentrent l’affrontement sur l’essentiel du « monopole de l’État » celui de sa violence et de sa « légitimité », rassemblant, on l’a vu, les héritages des mobilisations de 2017, 2018 et 2019 dans une même dynamique de contestation et de résistance.

La gestion de la pandémie en France est caricaturale : retard et mensonge sur les masques et les tests en mars avril, manque cruel de lits de réanimation laissé en l’État après la première vague, manque d’anticipation et retard systématique des décisions prises sur les recommandations du Conseil scientifique (en octobre réitéré en janvier 2021), chaos logistique de la vaccination en décembre puis janvier, dévastation de la vie sociale et culturelle pour préserver l’emploi (et le profit) dans les grandes entreprises.

Le pays fait en direct l’expérience des effets de l’affaiblissement des services de l’État après des années de démantèlement, de l’incompétence structurelle et autoritaire de celles et ceux qui le dirigent, de la crudité cynique des choix économiques au détriment de la vie sociale dans toutes ses dimensions (culturelles, festives, amicales), du sacrifice massif de la jeunesse assignée au télé-enseignement, privée de petits boulots, culpabilisée, réprimée.

L’effet de dévoilement amorcé par le mouvement des Gilets jaunes fut dévastateur. La réponse du pouvoir reste obstinément celle de la fuite en avant sécuritaire : violence de la répression, lois liberticides, islamophobie d’État au nom d’une République qu’il contribue ainsi à défigurer. Recherche politique… désespérément ?

Les mobilisations investissent donc de nombreux terrains nouveaux, notamment celui des dominations structurelles restées jusqu’à ce jour marginalisées comme la violence et les discriminations post coloniales (Black Live Matter aux USA, comité Adama en France), violence et domination genrée (particulièrement forte au Mexique). On a vu à quel point leur capacité tant à porter une exigence d’universalité qu’à rassembler bien au-delà des victimes des violences dénoncées, fragilise sérieusement les accusations acharnées de « racialisme » ou « d’identitarisme » qui les visent aujourd’hui.

Il est vrai que la rage émeutière désoriente les repères militants traditionnels qui nous somment souvent de séparer le bon grain de l’ivraie, de distinguer la « bonne » violence consciemment révolutionnaire et la « mauvaise violence populiste. Quelle est donc la couleur politique de l’exaspération endémique du peuple vénézuélien vis-à-vis du pouvoir chaviste corrompu ? Quelle est donc la couleur politique du soulèvement qui suit l’élection présidentielle bolivienne en 2020 ?

Le fossé qui se creuse entre l’État et les peuples dont j’ai tenté de faire le tableau dans Time Over, le temps des soulèvements, invalide pour une part les anciennes façons de penser la politique, ses objectifs, sa stratégie, la subjectivité collective qu’elle est censée mobilisée. Les soulèvement du printemps arabe n’avaient pas de stratégie de pouvoir (Dégage !), ni ceux qui leur ont succédé dans les années 2012-2015.

Lorsqu’elle se fait mouvement de masse, la contestation des pouvoirs autoritaires et défaillants ouvre à chaque fois une page blanche sur laquelle elle écrira son propre récit. Sa direction n’est pas donnée d’avance. On l’a vu en France avec le mouvement des Gilets jaunes dans lequel le décloisonnement de la lutte contre la violence policière (Gilets jaunes et quartiers populaires ensemble) et donc une certaine « défragmentation » des classes populaires a fini par en évincer l’extrême droite. La réponse sécuritaire et islamophobe du pouvoir vise d’ailleurs à restaurer cette fragmentation si rassurante pour les puissants. On voit pourtant les dégâts d’une opposition des colères aux USA où la rage anti-institutionnelle est aussi forte du côté de BLM que du côté des milices trumpistes.

Faut-il rappeler que l’effondrement géopolitique et culturel du communisme, ce « désastre obscur »[13], a réouvert les chantiers du contre-récit : pour le meilleur avec l’altermondialisme au début des années 2000, pour le pire avec le retour en force d’un mahdisme djihadiste dix ans plus tard. Les deux décennies que nous venons de vivre sont marquées par cette recherche par les grandes mobilisations aux stratégies erratiques qu’ont été les printemps arabes en 2011 ou les soulèvements de 2019 dans le monde.

Durant ces dernières années, deux mobilisations ont montré une puissance de rassemblement intercontinentale et de critique fondamentale de l’ordre crépusculaire du capitalisme financier : le combat contre la domination masculine et l’antiracisme politique. Dans les deux cas la relecture historique de millénaires de domination ébranle la conception même que l’humanité peut avoir d’elle-même au moment où sa survie est en question . Dans les deux cas ces mobilisations s’ancrent fortement dans l’urgence biopolitique et sociale. En France, la génération Adama a jeté des ponts tant du côté des Gilets jaunes qu’avec la « Génération climat ». L’écoféminisme de son côté est en train d’imposer sa puissance heuristique et politique. Mais ces mobilisations enracinées dans les nouvelles générations n’ont pas de dynamique représentative a l’instar de ce qu’ont connu les mobilisations sociales et notamment le mouvement ouvrier au siècle dernier. Elles ne rentrent pas dans le moule séculaire des mobilisations politiques et électorales. Qui doit s’adapter à qui ?

Le « jour d’après » reste à construire

Combien d’entre nous ont salué la fin de cette « année maudite » ? Mais qui nous dit que 2021 ne sera pas pire ? Sur le plan sanitaire les voix les plus autorisées nous promettent des mois difficiles avec l’arrivée de « variants » qui sont autant de nouvelles pandémies potentielles. Il est temps de prendre au sérieux cet « Avis de tempête » qui s’impose et que décrit si bien John Holloway.

Les autorité publiques qui se sont refusées jusqu’ici à inscrire la crise sanitaire dans la durée semblent arriver au bout de la succession des bricolages. Les mesures purement restrictives de libertés et de destruction de la vie sociale, dont l’efficacité est toujours provisoire, risquent d’être de moins en moins acceptées.

Au regard du bilan de 2020, les mois qui viennent dessinent quatre enjeux majeurs :

La crise de légitimité des États dont la défaillance climatique et biopolitique a été brutalement révélée par la pandémie et que l’inscription de la crise dans la durée ne peut que décrédibiliser davantage.

Le caractère mystificateur des discours sécuritaires anti-terroristes et islamophobes démontré par le recul mesurable tant du terrorisme que des conflits communautaires ne va pas invalider leur usage politique. Mais cet usage nécessitera une hystérisation sans précédent du débat public. Elle a déjà commencé.

La montée d’un affrontement brutal entre les peuples et les pouvoirs dans une dérive autoritaire qui correspond aux besoins des formes nouvelles et hyperprédatrices du capitalisme financier.

L’émergence de mouvements de lutte contre des discriminations structurelles (raciales, coloniales et postcoloniales, masculines), qui contribuent à poser l’exigence de refondation du grand récit de l’Humanité et de l’Universalité.

Aucune stratégie politique ne peut s’exempter de ces quatre défis qui pèseront sur la façon dont nous allons, dans les mois qui viennent, faire face à une menace sanitaire dont tout indique qu’elle va s’accentuer. C’est à sa façon de les affronter, d’y répondre, de les intégrer dans ses pratiques immédiates tout autant que dans ses projets qu’elle sera au bout du compte jugée. Les coups de menton républicains et laïcistes voire islamophobes, les évitements politiciens des questions qui fâchent, la démagogie populiste, la mise entre parenthèses de l’urgence d’une véritable démocratie sanitaire, la rhétorique de l’identitaire qui s’opposerait au social ont tous la même sonorité : celle d’une politique à distance de la vie réelle, de ses injustices, de ses angoisses et de ses colères. Le personnage de Netchaïev dans Le Maître de Pétersbourg de J.M. Coetzee fustigeait ainsi « l’ingéniosité » des politiques dans une tirade glaçante qui résonne aujourd’hui [2].

Qu’on se le dise : le « jour d’après » n’aura lieu que si nous le construisons ensemble. En France, celles et ceux qui se projettent déjà dans l’échéance présidentielle feraient bien d’y réfléchir et de ne pas se tromper d’époque et de monde. Car, si comme le concluait simplement Netchaïev « le temps des gens ordinaires arrive », c’est que « la démocratie est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir. » [3]

Alain Bertho


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