Droite-gauche, républicains des deux rives : deux impasses symétriques

vendredi 15 janvier 2021.
 

Point de vue de Denis Collin (site La Sociale)

Voilà déjà une vingtaine d’années que nous défendons l’idée que droite et gauche sont devenues des catégories politiques inutilisables. Dès 2001, [1] nous donnions les premiers éléments d’une analyse que les évènements n’ont fait que confirmer.

Électoralement, la gauche est au plus bas. Le PS, s’il conserve quel­ques places fortes muni­ci­pa­les n’est plus que l’ombre de lui-même. Le PCF est fan­to­ma­ti­que et son influence chez les ouvriers est réduite à pres­que rien. En 2017, l’électorat de gauche s’est très lar­ge­ment reporté sur Jean-Luc Mélenchon, can­di­dat qui avait expres­sé­ment répu­dié la vali­dité du cli­vage droite-gauche. Nous avons expli­cité les causes prin­ci­pa­les de cette muta­tion his­to­ri­que dans un livre paru en 2018, Après la gauche [2]. La raison fon­da­men­tale du déclin de la gauche réside dans le fait que la gauche était l’alliance du mou­ve­ment ouvrier avec les bour­geois répu­bli­cains plus ou moins réfor­mis­tes et qu’elle repo­sait sur deux piliers : 1° la puis­sance du mou­ve­ment ouvrier ayant conquis de nom­breu­ses case­ma­tes à l’inté­rieur de la société capi­ta­liste (syn­di­cats, muni­ci­pa­li­tés, ins­ti­tu­tions socia­les) ; 2° la stra­té­gie d’une partie de la classe domi­nante visant le com­pro­mis avec le mou­ve­ment ouvrier pour sauver l’essen­tiel, c’est-à-dire les rap­ports capi­ta­lis­tes de pro­duc­tion. Mais ces deux piliers se sont effon­drés. Le mou­ve­ment ouvrier a subi au tour­nant des années 1980 une série de défai­tes dont la plus emblé­ma­ti­que fut celle des mineurs bri­tan­ni­ques. Soumis à la pres­sion de la concur­rence mon­diale, il a été contraint de se battre le dos au mur, pen­dant que ses grands bas­tions étaient sys­té­ma­ti­que­ment démon­tés (la sidé­rur­gie et le tex­tile, l’auto­mo­bile, etc.). Avec la fin du « socia­lisme réel », la bour­geoi­sie, de son côté, s’est orien­tée vers une stra­té­gie de liqui­da­tion du com­pro­mis social issu de la Seconde Guerre mon­diale. Dès lors, les vieilles allian­ces poli­ti­ques appa­rais­saient comme un théâ­tre d’ombres, alors qu’en réa­lité se retrou­vaient face à face les deux clas­ses fon­da­men­ta­les, mais avec une classe capi­ta­liste dans une posi­tion de force comme elle n’en avait jamais connu aupa­ra­vant.

Face à cette situa­tion a émergé une nou­velle stra­té­gie poli­ti­que, mise en avant par Jean-Pierre Chevènement lors de sa cam­pa­gne de 2002, le « pôle répu­bli­cain » unis­sant les « répu­bli­cains des deux rives ». Cette stra­té­gie par­tait d’un cons­tat juste : la « mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste » dis­lo­que les nations et les cadres anciens de l’action poli­ti­que, pro­pul­sant à la place des gou­ver­ne­ments natio­naux une gou­ver­nance supra­na­tio­nale orga­ni­sée par la « classe capi­ta­liste trans­na­tio­nale ». La reconquête de la nation appa­raît ainsi comme un enjeu poli­ti­que déci­sif per­met­tant de réunir tous les citoyens, quelle que soit leur ori­gine sociale, qui sont atta­chés à la patrie. Le modèle sous-jacent est celui de la Résistance, alliant gaul­lis­tes, socia­lis­tes et com­mu­nis­tes dans le Conseil natio­nal de la résis­tance (CNR). Cette stra­té­gie a com­plè­te­ment échoué. En 2002, Chevènement a tout juste dépassé les 5 % des voix, talonné par Olivier Besancenot de la LCR ! Et depuis aucun regrou­pe­ment sur cette même ligne n’a dépassé le stade de quel­ques céna­cles intel­lec­tuels. Ce que Chevènement avait tenté depuis la gauche a été essayé depuis la droite par Dupont-Aignan, par Philippot depuis le FN/RN et tente de retrou­ver une cer­taine vie autour de la revue Front Populaire lancée par Michel Onfray.

En vérité, la stra­té­gie « répu­bli­cains des deux rives » est condam­née pour les mêmes rai­sons qui condam­nent la stra­té­gie « union de la gauche » que cer­tains ten­tent aujourd’hui de faire renaî­tre. Cette stra­té­gie ne repose en effet sur aucune force sociale réelle, mais seu­le­ment sur des intel­lec­tuels ou pré­ten­dus tels qui ne savent qu’agiter les figu­res du passé, en appe­ler à la « gran­deur de la France », au « rôle de la France dans le monde » et autres bille­ve­sées. La « gran­deur de la France » était insé­pa­ra­ble de sa puis­sance dans le monde et notam­ment de sa puis­sance colo­niale, mais aussi indus­trielle, agri­cole et intel­lec­tuelle. Tout cela appar­tient au passé, un passé glo­rieux certes, mais passé dans un monde où la Chine « pro­duit » chaque année plus de doc­teurs que l’UE et les États-Unis réunis ! Et de fait, la classe domi­nante fran­çaise, les pos­sé­dants, les intel­lec­tuels à son ser­vice et la classe moyenne supé­rieure (les deux déci­les du haut de l’échelle) pen­sent leur avenir comme mon­dial. Ils par­lent ou font sem­blant de parler anglais. Leurs enfants vont dans les bonnes écoles et si pos­si­ble avec quel­ques années dans une uni­ver­sité amé­ri­caine ou anglaise. Et ils se voient comme des gagnants au moins poten­tiels du seul sys­tème pos­si­ble, et mépri­sent les « ratés », les « gens qui ne sont rien », les « déplo­ra­bles », etc. Ils se pen­sent par­fois encore comme des gens de gauche, mais cette gauche est « socié­tale » et non plus sociale, car sur le plan fon­da­men­tal ils sont ral­liés à la pro­priété privée capi­ta­liste et au marché, consi­dé­rant qu’« il n’y a pas d’alter­na­tive » comme le disait Mrs Thatcher ! La vieille droite est mori­bonde parce que ses valeurs et ses objec­tifs ont été repris par cette nou­velle classe domi­nante. Donc, ceux qui pour­raient être tentés par cette stra­té­gie des répu­bli­cains des deux rives sont des débris sans influence de cette vieille droite. Il y a là-dedans des « neu­neus » comme Villiers, et des hommes intel­li­gents comme Henri Guaino — qui traîne der­rière lui cette cas­se­role d’avoir été le porte-plume de Sarkozy. Mais s’il suf­fi­sait d’être intel­li­gent pour avoir une influence poli­ti­que, ça se sau­rait !

D’un autre côté, les clas­ses popu­lai­res, classe ouvrière et employés, tra­vailleurs indé­pen­dants, petits patrons, ne se reconnais­sent nul­le­ment dans cette alliance des belles gens du monde des répu­bli­cains des deux rives. Ils votent éventuellement pour Marine Le Pen, parce que c’est le vote contre les partis des « élites mon­dia­li­sées ». Ils peu­vent s’insur­ger, comme le fut cette puis­sance insur­rec­tion des « gilets jaunes ». Mais le pro­gramme du CNR et la « gran­deur de la France », ils s’en moquent comme d’une guigne. Ils savent qu’il y a six mil­lions de chô­meurs recen­sés, que huit mil­lions de Français ont recours aux ban­ques ali­men­tai­res et autres res­taus du cœur pour manger, et que tout cela n’est qu’un début et que demain sera pire qu’aujourd’hui. Pendant ce temps, le gou­ver­ne­ment vole au secours d’Arnaud Lagardère, un fils à papa propre à rien, et se pré­pare à ponc­tion­ner les retrai­tes pour per­met­tre aux mil­liar­dai­res de conti­nuer de s’enri­chir. Et au Sénat, des répu­bli­cains de l’autre rive se sont empres­sés de voter le report à 63 ans de l’âge du départ à la retraite.

Il y a les pali­no­dies poli­ti­cien­nes, de droite, de gauche ou au-delà de la droite et de la gauche. Et il y a la réa­lité impla­ca­ble d’une lutte de clas­ses féroce dans laquelle la classe domi­nante, toutes ten­dan­ces confon­dues veut faire payer les « sans-dents ». S’il y a quel­que chose à faire, ce n’est pas se réunir dans d’élégants col­lo­ques « répu­bli­cains », « citoyens » et « patrio­tes » où l’on va tenter de faire revi­vre un che­vè­ne­men­tisme mori­bond. Il faut repar­tir du point le plus élevé atteint par le mou­ve­ment social au cours des der­niè­res années, c’est-à-dire le mou­ve­ment des « gilets jaunes ». Il pren­dre en compte les ana­ly­ses de Christophe Guilluy qui montre que les clas­ses popu­lai­res, sous de formes diver­ses, ne se lais­sent plus mani­pu­ler par les clas­ses domi­nan­tes et, à la séces­sion des élites, répon­dent par une séces­sion du peuple. S’il y a une chose à faire, c’est œuvrer à la cons­truc­tion d’un bloc popu­laire, regrou­pant tra­vailleurs dépen­dants et tra­vailleurs indé­pen­dants, un « bloc de clas­ses » au sens de Gramsci, sur la ligne d’un affron­te­ment avec le grand capi­tal mon­dia­lisé. C’est une longue tâche qui fera renaî­tre les mots de socia­lisme et de com­mu­nisme : le socia­lisme pour défi­nir une orien­ta­tion poli­ti­que de réfor­mes de struc­ture anti­ca­pi­ta­liste, de pla­ni­fi­ca­tion, de par­tage des riches­ses, le com­mu­nisme indi­quant cette prio­rité que l’on accorde au bien commun sur les appé­tits indi­vi­duels. Unir la vieille visée com­mu­niste avec la répu­bli­que libre pour les citoyens y soient libres et égaux, voilà le pro­gramme assez simple, dont il faut main­te­nant trou­ver la manière de le mettre en œuvre. Mais, de grâce, ces­sons de tenter de réa­li­ser les vieilles chi­mè­res.

Le 6 jan­vier 2021.

[1] Denis COLLIN et Jacques COTTA, L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, JC Lattes, 2001

[2] Denis COLLIN, Après la gauche, éditons « Perspectives libres », 2018


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