La lutte des classes à l’heure du coronavirus

mardi 5 janvier 2021.
 

Classes populaires, peuple, « délaissés », « invisibles »… Les catégories mobilisées pour incarner la contestation sociale actuelle sont nombreuses. Et la question du travail semble plus essentielle que jamais pour penser les inégalités.

« Notre vie ne vaut pas mille euros mais encore moins : 350 euros », clamaient en avril des caissières d’Auchan, demandant une meilleure prime de risque. Il faut croire que la question sociale est tenace. Certes, le nouveau coronavirus qui a conduit le gouvernement à confiner toute la population pour désengorger les services de réanimation a soudain mis entre parenthèses la longue séquence des « Gilets jaunes ». Mais la peur de la maladie n’a pas étouffé la colère.

En dépit du discours martial d’un président appelant au rassemblement de toutes les forces du pays, des critiques sont venues fissurer l’union nationale de circonstance. Les remerciements adressés aux professions « essentielles » n’ont pas suffi à calmer la demande de justice sociale qui gronde. Les nouveaux héros – en majorité des héroïnes – ne se sont pas laissés bercer par les beaux discours. Applaudis tous les soirs à 20 heures, les soignants ont fustigé les manques de politiques qui n’ont pas su leur fournir assez de masques ni de tests.

Un regain des tensions

Depuis le déconfinement, la contestation s’est démultipliée. « Ni médailles, ni lacrymos. Des lits, du fric », scandaient fin mai des blouses blanches masquées devant l’hôpital Robert-Debré à Paris. À Toulouse, Brive, Bayeux ou encore Châlons, les personnels hospitaliers demandent une revalorisation des salaires, des embauches et des réouvertures de lits. À Bordeaux, ce sont les éboueurs qui se sont mis en grève pour protester contre le montant de la prime exceptionnelle, initialement fixé à cinq cents euros brut. Le travail s’est aussi ralenti dans une cinquantaine d’Ehpad du groupe Korian pour demander de meilleurs salaires et obtenir la prime.

Là-dessus est venu s’ajouter le discours du Medef demandant maintenant aux Français qui n’étaient pas « en première ligne » de sacrifier leur temps libre pour sauver l’économie : « Selon moi, l’idée sacrificielle, dans le langage patronal, va plutôt réactiver la conscience des inégalités foncières, et sans doute certaines colères provisoirement éteintes. Pas de sacrifice si les puissants n’y sont pas prêts aussi ! L’idée d’une communauté unie, nécessaire à la crédibilité des sacrifices, s’est rapidement effilochée », avance le sociologue David Courpasson dans Le Nouveau magazine littéraire. Loin d’effacer les tensions, la crise sanitaire les aurait-elle attisées ?

Aides-soignantes, caissières, éboueurs, femmes de ménage, livreurs : le retour sur le devant de la scène de ces « cols-bleus », d’habitude invisibles, questionne. Dans la bataille intellectuelle qui se joue autour des catégories à mobiliser pour qualifier les acteurs de la contestation, la « classe sociale » – vieil outil marxiste tombé en désuétude – reprend de la vigueur. Pour le sociologue Camille Peugny, « les classes sociales n’ont jamais disparu. Elles étaient juste devenues invisibles dans une société aveugle aux inégalités. Aujourd’hui, elles sautent aux yeux de tout le monde. Les professions les plus exposées pendant le confinement sont aussi les plus précaires ».

La disparition de l’ancien monde ouvrier, structuré par des syndicats puissants, a fait couler beaucoup d’encre. Le fait est que la conscience d’avoir des intérêts communs a faibli avec les transformations du monde de l’emploi. L’ubérisation de la société a ainsi achevé de défaire les collectifs de travail et d’isoler les travailleurs. Reste que la crise du Covid-19 a mis en lumière un cruel paradoxe : ce sont les métiers les plus mal payés qui se sont avérés les plus essentiels. Voilà qui pourrait, sinon réveiller une conscience de classe malmenée, du moins repositionner la focale sur le travail en matière de lutte contre les inégalités.

La centralité du travail

« Les métiers les plus exposés pendant le confinement recouvrent la France du smic. Ce type de constat avait commencé à émerger avec les Gilets jaunes, parmi lesquels beaucoup de salariés dénonçaient le fait de ne pas pouvoir vivre dignement de leur travail, et même avec le débat sur les retraites, qui a mis en avant l’argument de la pénibilité », rappelle Camille Peugny. L’embryon de conscience de classe qui a émergé du mouvement des ronds-points a été conforté par la crise sanitaire. Une conscience revisitée à l’aune d’une société postindustrielle, dans laquelle l’intérimaire partage avec l’ouvrier des conditions de travail dégradées.

Alexis Cukier, attaché temporaire d’enseignement et de recherche au département de philosophie de l’université de Poitiers, en convient volontiers : « La crise sanitaire a produit un effet de réel concernant la place du travail dans les antagonismes de classe : ce sont les travailleurs, et surtout les travailleuses subalternes, pour beaucoup racisées, qui ont été en première ligne et ont dû continuer de travailler pendant l’épidémie, dans des conditions souvent très difficiles, tandis que c’était principalement les cadres qui ont pu rester travailler chez elles et eux, ou ont bénéficié du chômage partiel », relève-t-il. « Cette réalité que chacun a pu constater permet de mettre en discussion, y compris dans des milieux idéologiquement éloignés de cette lecture marxiste du monde – qui est aussi féministe et antiraciste – la centralité du travail dans la reproduction des inégalités et des classes sociales. »

Alors, à en croire Alexis Cukier, le meilleur outil pour préparer le monde demain n’est autre que le travail : « Il faut le libérer de l’emprise de la finance et le démocratiser radicalement, pour le mettre au service de la révolution écologique, du soin, de l’égalité », affirme-t-il. Le fait est que les premiers de corvée forment une catégorie de travailleurs qui transcende les oppositions géographiques, entre habitants des banlieues et du pavillonnaire notamment – une transversalité analogue à celle qui a rapproché la France des Gilets jaunes et celle des quartiers populaires. Ce mouvement est aussi venu balayer les clivages horizontaux entre les salariés du privé et les fonctionnaires, les chômeurs et les travailleurs.

Une conscience en commun

« Pour moi, le moteur d’une conscience en commun n’est plus lié au travail, mais au sentiment d’avoir un système qui joue contre soi. On est plus dans un discours des délaissés », pondère cependant l’économiste Thomas Porcher. Le trait d’union entre acteurs de la contestation se cristallise donc moins, selon lui, dans des conditions de travail concrètes que dans un sentiment. C’est pourquoi le terme de « délaissés » lui apparaît fédérateur. « C’est plus de 85% de la population. Un jeune cadre qui débute à Paris et vit dans un studio, même après un bac+5, ne se ressent plus comme un vainqueur, il est loin de l’élite mondialisée, pointe-t-il. Il existe entre eux des différences géographiques, culturelles, sociales et même économiques, mais beaucoup de personnes sont impactées par le modèle économique. » Aussi faut-il « le conscientiser pour que les délaissés se forment en force majoritaire ».

C’est un autre terme qu’a choisi le sociologue Pierre Rosanvallon avec son « Parlement des invisibles », lequel renvoie lui aussi au vécu d’individus qui ne se sentent plus représentés, mais cherche cependant moins à figurer un bloc homogène qu’à restituer le monde social dans sa diversité. « Ces concepts font écho à la manière dont les individus et les groupes se perçoivent. Mais ce ne sont pas des catégories scientifiques qui reposent dur des indicateurs », observe Camille Peugny. Le sociologue souligne les limites de ces désignations, mais aussi leurs vertus : « De même que les "99%" renvoient à une masse dominée par une toute petite élite, ces catégories ne permettent pas de penser rigoureusement la complexité de ces inégalités qui s’articulent à des questions économiques, territoriales, de genre, d’origine raciale… En revanche, elles sont mobilisables par le politique ».

C’est d’ailleurs tout l’enjeu du mot « peuple » théorisé par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, chantres d’un populisme de gauche. « Se donner les moyens de réduire l’écart entre l’utilité sociale et le revenu est au moins aussi porteur que de s’enfermer dans l’analyse du peuple contre les élites », conteste Camille Peugny. D’autant que ces dernières années, trois séquences successives ont mis l’accent sur les conditions de travail : la réforme des retraites, les Gilets jaunes et le nouveau coronavirus. « Les politiques de gauche auraient tout intérêt à investir cette question du travail. Il faut parler des métiers, des conditions concrètes d’existence, assure Camille Peugny. Quand Martine Aubry, alors première secrétaire du PS, avait essayé d’introduire la notion de care, j’avais essayé de défendre l’idée que cette sollicitude devait s’appliquer à la portion des travailleurs les plus utiles qui étaient aussi les plus mal payés. De ce point de vue, ce que fait François Ruffin est exemplaire ! » Une piste à considérer sérieusement pour revisiter la lutte des classes.

Par Marion Rousset


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