Béton Enquête sur un matériau au-dessus de tout soupçon.

vendredi 8 janvier 2021.
 

Lorsqu’on songe aux maté­riaux nocifs pro­duits par la société indus­trielle capi­ta­liste, ce n’est pas le béton qui vient spon­ta­né­ment à l’esprit mais plutôt les pes­ti­ci­des, l’amiante, les matiè­res plas­ti­ques … Pourtant la très libé­rale revue The Guardian qua­li­fiait récem­ment le béton armé de « maté­riau le plus des­truc­teur sur Terre ». En 2015, l’écroulement à Gênes du pont Morandi (du nom de son prin­ci­pal archi­tecte) est venu nous rap­pe­ler que les cons­truc­tions en béton armé ne sont pas faites pour durer mille ans. Comme toutes les pro­duc­tions indus­triel­les en régime capi­ta­liste elles sont frap­pées d’obso­les­cence rapide et iné­luc­ta­ble.

Anselm Jappe, connu pour ces tra­vaux autour de la nou­velle cri­ti­que de la valeur, a saisi l’occa­sion de la catas­tro­phe de Gênes pour mener une enquête appro­fon­die sur ce maté­riau au-dessus de tout soup­çon. Le bilan est inquié­tant : ce n’est plus seu­le­ment l’effon­dre­ment sous sa forme économique, écologique et main­te­nant sani­taire qui nous menace. Il faut désor­mais crain­dre aussi l’écroulement de nom­breu­ses cons­truc­tions et la pers­pec­tive d’un monde cou­vert d’effroya­bles ruines.

Le béton est connu et uti­lisé depuis l’Antiquité, soit comme mor­tier pour lier les pier­res entre elles, soit — cas du béton romain — comme maté­riau des­tiné à rem­pla­cer les pier­res elles-mêmes. Deux inno­va­tions ouvrent une nou­velle ère au béton à la fin du XIXème siècle : d’une part la pro­duc­tion de ciment arti­fi­ciel grâce aux pro­grès de la chimie, d’autre part l’inven­tion du béton armé, c’est à dire l’uti­li­sa­tion d’une arma­ture d’acier qui ren­force la soli­dité du béton, sa doci­lité et sa plas­ti­cité. Le béton armé devient l’unique maté­riau pour bâtir ouvra­ges ou bâti­ments et permet des cons­truc­tions impos­si­bles sans lui. Avec le béton armé, nous sommes en pré­sence d’un maté­riau dis­po­ni­ble (le sable et le cal­caire sont abon­dants dans la nature) bon marché et « démo­cra­ti­que », en ce qu’il exige moins de moyens et de savoir faire pour sa mise en œuvre.

De fait, son succès est ful­gu­rant. A. Jappe rap­pelle qu’entre 1950 et 2019, la pro­duc­tion annuelle de béton a été mul­ti­pliée par 22 (de 200 mil­lions à 4,4 mil­liards de tonnes) soit un taux de crois­sance trois fois supé­rieur à celui de l’acier. Pourtant le béton armé est loin d’être un maté­riau pérenne et inof­fen­sif. Parmi les effets néga­tifs du béton, on peut citer : sa contri­bu­tion nota­ble au réchauf­fe­ment pla­né­taire (4 à 8 % des émissions de CO2) les besoins très impor­tants en énergie qu’il mobi­lise, la consom­ma­tion d’eau qu’il néces­site y com­pris dans des régions en défi­cit hydri­que, la per­tur­ba­tion des écosystèmes qu’il accé­lère en ren­dant pos­si­ble une urba­ni­sa­tion galo­pante etc. etc.

Par ailleurs, l’acier du béton armé cons­ti­tue son talon d’Achille. Il rouille au contact de l’humi­dité. « 70 % des patho­lo­gies du béton sont dues à la cor­ro­sion » (100) pré­vient un expert. De plus, miné­ral et métal n’ont pas le même coef­fi­cient de dila­ta­tion et se com­por­tent dif­fé­rem­ment. À terme, on sait donc que les cons­truc­tions en béton sont condam­nées. La catas­tro­phe du pont Morandi de Gênes est le memento mori de la civi­li­sa­tion du béton armé.

Mais le pro­blème du béton, au-delà des catas­tro­phes qu’il occa­sionne ou ampli­fie, c’est aussi les formes de vie qu’il impose. Des condi­tions his­to­ri­ques de sa pro­duc­tion, Anselm Jappe passe à l’examen des cons­truc­tions qu’il permet. L’occa­sion d’inter­ro­ger l’archi­tec­ture dite « moderne » et les rava­ges de l’urba­nisme contem­po­rain. Bien sûr le pro­blème est vaste et dépasse le cadre res­treint de ce petit livre. Mais enfin quel­ques véri­tés sont tou­jours bonnes à dire ou à être rap­pe­lées. Pêle-mêle : la conni­vence des archi­tec­tes contem­po­rains, et des plus fameux tel Le Corbusier, avec les régi­mes tota­li­tai­res ou fas­cis­tes ; l’impo­si­tion à des mil­lions de gens, sous cou­vert de moder­nité, de cadres de vie inhu­mains pro­duc­teurs de vio­lence et de déses­poir ; la des­truc­tion de l’auto­no­mie des popu­la­tions qui maî­tri­saient autre­fois des savoirs faire archi­tec­tu­raux ver­na­cu­lai­res ; l’enlai­dis­se­ment du monde, son homo­gé­néi­sa­tion, la condam­na­tion à terme des par­ti­cu­la­ris­mes qui font le charme et la poésie des dif­fé­rents habi­tats.

La der­nière partie de l’ouvrage est celle qui est la plus ori­gi­nale, puis­que l’auteur pro­pose une ana­lyse qui expose « l’iso­mor­phisme » entre le béton et la logi­que de la valeur mar­chande. Qu’est-ce à dire ? Selon Anselm Jappe, « le béton cons­ti­tue l’un des cotés concrets de l’abs­trac­tion mar­chande pro­duite par la valeur qui est crée elle-même par le tra­vail abs­trait. » (175) Il faut rap­pe­ler tout d’abord que l’abs­trac­tion dont on parle ici a un carac­tère bien réel. L’ana­lyse de la valeur par Marx a en effet mis en évidence le double carac­tère du tra­vail : d’une part tout tra­vail est concret (le tra­vail du maçon n’est pas celui du char­pen­tier qui n’est pas celui de l’infor­ma­ti­cien etc.) mais d’autre part tous ces tra­vaux ne sont com­men­su­ra­bles que parce qu’ils repré­sen­tent dit Marx « une même gelée de tra­vail humain indif­fé­ren­cié. » C’est ce que Marx nomme le tra­vail abs­trait. La valeur des pro­duits du tra­vail est déter­mi­née à partir de cette abs­trac­tion.

Le triom­phe de la valeur dans les socié­tés où règne le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste est donc aussi le triom­phe de l’abs­trac­tion, une gigan­tes­que reduc­tio ad unum. Il existe, expli­que A. Jappe, « deux maté­riaux qui démon­trent une adé­qua­tion par­faite avec le tra­vail abs­trait et qui pri­ment sur tous les autres par leur syn­to­nie par­faite avec la valeur, par un véri­ta­ble iso­mor­phisme : le béton et le plas­ti­que » (185). Osons un rap­pro­che­ment : de la même façon que dans la phi­lo­so­phie kan­tienne l’intui­tion sen­si­ble est néces­saire au concept pour qu’il ne reste pas vide, cer­tains maté­riaux, comme le béton ou le plas­ti­que, nous per­met­tent d’intui­tion­ner la valeur mar­chande, de la rendre en quel­que sorte sen­si­ble, repré­sen­ta­ble. Mais, et il faut bien y insis­ter, cette abs­trac­tion n’est pas une vue de l’esprit. Elle est un procès effec­tif qui trans­forme notre monde, l’homo­gé­néise, l’appau­vrit, ramène tout le divers au Même. Le monde capi­ta­liste est un monde dans lequel le mort saisit le vif.

Au total donc, malgré ses limi­tes, la lec­ture du nouvel opus d’Anselm Jappe est sti­mu­lante et ins­truc­tive. Cet auteur a déjà pro­duit une œuvre impor­tante. Son incur­sion sur un ter­rain moins théo­ri­que et qui relève davan­tage de l’enquête est une occa­sion de faire fonc­tion­ner les concepts qu’il arti­cule dans ses autres ouvra­ges et d’en éprouver la fécondité. Ce tra­vail est loin d’être inu­tile et donne des clés pré­cieu­ses pour com­pren­dre le (triste) monde contem­po­rain.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message