Variété française : La créolisation en pratique

dimanche 29 novembre 2020.
 

Comme on le devine, j’ai reçu de nombreux courriers à propos de mon emprunt à Edouard Glissant du concept de « créolisation ». D’une façon générale, l’échange a été assez intellectuel et mes contradicteurs ont bien argumenté leur point de vue. Les partisans de l’idée et de son usage pour décrire le moment de dépassement entre « identité » et universalisation se sont le plus souvent appuyés sur des exemples concrets et ce fut assez stimulant. Un de ces courriers m’a fait bien plaisir. Il s’agit des remarques documentées d’un ami qui me faisait savoir comment il avait vu la créolisation s’exprimer dans la variété française. J’ai pensé que bien d’autres que moi seraient heureux d’avoir accès aux liens que mon lecteur me propose. Les voici donc tels que je les ai reçus. Et je vous en souhaite une dégustation aussi ravie que fut la mienne.

Loin d’être exhaustive, cette note se veut un petit tour d’horizon des diverses influences qui ont pu enrichir la chanson française. Des Antilles à l’Afrique en passant par l’Amérique du Sud, de la variété au rap en passant par le rock ou même le reggae, retour sur ces emprunts, adaptations, fusion, collaborations, samples etc. qui ont enrichi (et pourquoi pas créolisé) la musique au cours des décennies.

Musique antillaise et caribéenne

Trop souvent réduite à des clichés, la musique antillaise a néanmoins irrigué la variété française au fil des décennies. Loin des Francky Vincent, Zouk Machine et autre Compagnie créole, son influence est très présente.

On peut évidemment citer Henri Salvador qui, s’il a contribué au côté parfois parodique de la musique antillaise (Faut rigoler), a aussi su la populariser avec de belles chansons aux sonorités caribéennes comme Maladie d’amour ou encore Le Loup, la Biche et le Chevalier (Une chanson douce).

Plus tard, d’autres musiciens originaires de Guadeloupe ou de Martinique intégreront à leurs chansons des mélodies antillaises ou caribéennes.

C’est notamment le cas de Laurent Voulzy, originaire de la Guadeloupe, très influencé à la fois par le rock anglo-saxon de sa jeunesse mais aussi par le calypso ou le merengue de son enfance. Cela se retrouve notamment dans des chansons comme Le Cœur grenadine ou Le Soleil donne.

Autre chanteur d’origine guadeloupéenne, Julien Clerc composera notamment des chansons comme Melissa qui, bien que d’Ibiza d’après les paroles, s’inspire de sonorités antillaises. C’est aussi le cas d’une chanson comme This Melody.

Même Jean-Jacques Goldman s’inspirera d’un voyage aux Antilles et de sa découverte du zouk pour composer A nos actes manqués qu’il interprétera avec son trio Fredericks Goldman Jones.

Autre chanteur originaire cette fois de Martinique, Philippe Lavil, béké descendant d’une famille de colons, qui obtiendra des succès avec des chansons comme Elle préfère l’amour en mer, Il tape sur des bambous ou encore Kolé Séré chanté en duo avec Jocelyne Béroard, la chanteuse de Kassav.

Kassav sur qui on ne peut d’ailleurs manquer de s’arrêter. En s’inspirant des musiques traditionnelles antillaises (gwoka, kompas) qu’ils sont mélangées avec des rythmiques funk, africaines ou même rock, le groupe fondateur du zouk a rempli le Zenith, Bercy et même le stade de France avec des tubes comme Zouk la sé sel medikamen nou ni ou encore Sye Bwa. Aujourd’hui encore, ils tournent dans le monde entier.

Autre musique caribéenne qui connaitra un certain succès en France, le reggae avec évidemment l’album Aux armes et caetera de Serge Gainsbourg et sa fameuse reprise de La Marseillaise.

D’autres musiciens s’y essaieront, notamment Bernard Lavilliers avec des chansons comme Melody Tempo Harmony en duo avec Jimmy Cliff

Les années 1990-2000 verront également émerger une scène reggae en France avec des artistes comme Raggasonic, Pierpoljak ou encore Sinsemilia

Musiques sud-américaines

Les musiques latino-américaines ont également influencé les chanteurs français.

La musique brésilienne a notamment connu un grand succès avec de nombreuses adaptations parmi lesquelles on peut citer sans être exhaustif :

– Fais comme l’oiseau de Michel Fugain – Reprise de Voce Abusou

– Tu verras de Claude Nougaro – Reprise de O que sera

– Qui c’est celui-là ? de Pierre Vassiliu – Reprise de Partido alto de Chico Buarque

D’autres interprètes, influencés par ces mélodies, livreront également des chansons originales aux sonorités brésiliennes comme Nino Ferrer avec La Rua Madureira.

Bernard Lavilliers, encore lui, enregistrera des chansons comme O Gringo.

Mais la musique brésilienne n’est pas la seule. Sa voisine argentine a également marqué la chanson française. On pense naturellement à La Foule d’Angel Cabral adaptée par Edith Piaf.

Plus récemment, Benjamin Biolay, qui réside en partie en Argentine, a sorti un album intitulé Palermo Hollywood (du nom d’un quartier de Buenos Aires) qui contient des chansons inspirées des musiques locales.

Musique africaine

Dans les années 80, la variété française tentera de s’inspirer de l’Afrique, dans ses textes mais aussi parfois dans ses sonorités pour le meilleur et pour le pire : Babacar de France Gall, Afrique Adieu de Michel Sardou ou encore Africa de Rose Laurens

On peut aussi évoquer Maxime Le Forestier et son album Né quelque part dans lequel figure notamment la chanson titre qui contient un refrain chanté en langue zoulou par la chanteuse sud-africaine Aura. L’album contient également la chanson Ambalaba, reprise d’un séga mauricien de Claudio Veeraragoo.

À la fin des années 90, le rappeur Passi crée le collectif de hip hop franco-congolais Bisso na Bisso composé entre autres de rappeurs des groupes Arsenik ou des Neg’s Marrons. Sur leur deux albums, ils feront appel à de grands noms de la musique africaine ou antillaise comme Angélique Kidjo, Manu Dibango, Ismaël Lo, Papa Wemba ou encore Jacob Desvarieux.

Mais l’influence de la musique africaine se fait encore plus présente dans les années 2010 avec l’émergence de Maître Gims qui dans son tube Sapés comme jamais mélange habilement hip hop et influences congolaises et dont le refrain est d’ailleurs chanté en lingala. La chanson sera élue meilleure chanson originale de l’année en 2016 aux Victoires de la Musique.

On peut également citer MHD et son Afro trap et Stromaé qui mixe quant à lui house et guitare congolaise dans Papaoutai.

Même Booba qui, dans son morceau DKR rendant hommage à la ville de Dakar et à ses origines sénégalaises, fait appel à la kora de Sidiki Diabaté.

Pour finir on peut également mentionner l’album Lanomali qui réunit autour de Mathieu Chedid des artistes africains comme Amadou et Mariam ou Fatoumata Diawara mais aussi Nekfeu, Oxmo Puccino, Ibrahim Maalouf ou Jain pour un album mélangeant rock, rap et musique africaine

Jain dont les influences africaines sont également très présentes, notamment sur son titre Makeba en hommage à la chanteuse Miriam Makeba.

Musiques orientales

Parmi les chanteurs à avoir popularisé les mélodies orientales, un nom vient immédiatement en tête, celui d’Enrico Macias avec des chansons comme L’Oriental justement mais aussi Les filles de mon pays ou Enfants de tous pays.

On peut également citer l’Égyptienne Dalida avec son Salama ya Salama (reprise d’un air traditionnel) qui remportera un grand succès en 1977.

Dans les années 1980, le groupe Carte de séjour, emmené par Rachid Taha, réussit à mélanger rock et rai et connait un grand succès avec sa reprise de Douce France de Charles Trénet

Rachid Taha qui donnera en 1998 un concert de musique rai avec Faudel et Khaled dont sortira un album live intitulé Un, deux, trois, soleils qui popularisera des chansons comme Ya Rayah ou Abdelkader.

Faudel connaitra lui un grand succès avec Tellement N’brick mais c’est surtout Khaled avec Aïcha (composée par Jean-Jacques Goldman) qui donnera à la musique rai un immense tube en France.

Musiques tziganes et gitanes

La figure du gitan ou du tzigane est un thème assez fréquent dans la chanson française. On peut bien sûr citer Daniel Guichard (Le Gitan), mais de Charles Aznavour (Deux Guitares) à Dalida (Tzigane) en passant par Higelin (Aï) ou Renaud (Salut Manouche), nombreux sont les artistes à avoir abordé ces cultures et ces sonorités.

Dans les années 2000, on peut également citer deux artistes influencés par le style manouche de Django Reinhardt : Sanseverino (Les Embouteillages) et Thomas Dutronc (J’aime plus Paris)

Django Reinhardt qui est, soit dit en passant, l’auteur d’une magnifique version de La Marseillaise

Et puis comment ne pas évoquer le succès des Gipsy Kings avec des succès comme Volare ou Bamboléo qui ont popularisé un style gitan plus hispanisant que poursuivra des années plus tard le jeune Kendji Girac vainqueur de The Voice avec des chansons comme Gitano.

Groupes aux influences multiples

Si on a déjà évoqué des chanteurs comme Lavilliers dont les influences sont multiples, on peut aussi parler de groupes comme la Mano Negra qui mélange rock, punk, reggae, ska, java chantant en français, en espagnol, en anglais et en arabe. On peut citer Mala Vida, Out time man ou encore Sidi h’ Bibi.

Dans une moindre mesure, on peut aussi citer un groupe comme les Négresses vertes qui mélange aussi le punk avec un style guinguette et des musiques latines ou méditerranéennes (Sous le soleil de Bodega, Zobi la mouche).

À noter que le leader de la Mano Negra, Manu Chao, reprendra ces influences multiples tout au long de sa carrière solo avec notamment l’album Clandestino.

La Figure de l’émigré, du déraciné du clandestin

En parlant de Clandestino justement, on peut s’arrêter un moment sur la figure du déraciné, de l’émigré et donc du clandestin. Elle est en effet très présente chez les chanteurs d’origine étrangère, l’occasion pour eux d’emprunter les musiques de leur pays d’origine.

À propos de la figure de l’émigré, on peut citer L’Italien de Serge Reggiani, magnifique chanson sur l’émigration et ces italiens déracinés partis chercher la gloire et la fortune à travers le monde. La chanson alterne d’ailleurs paroles en français et en italien.

Même s’il est sans doute un peu moins marquant, on peut aussi mentionner le chanteur d’origine italienne Claude Barzotti avec son tube Le Rital qui va essayer de transformer un terme terriblement péjoratif en quelque chose de joyeux.

Ce qui est d’ailleurs ce qu’a réussi à faire encore mieux Georges Moustaki avec sa chanson Le Métèque où le chanteur d’origine grecque s’approprie lui aussi un terme insultant pour les étrangers et réussit à en faire un terme quasiment positif. Cette chanson deviendra à ce point universelle qu’elle sera samplée des années plus tard par Joeystarr.

Le sample

Le sample justement est également une bonne définition de ce que peut être une créolisation de la musique. En empruntant des sons du passé, en les réarrangeant et en y superposant d’autres sons et en posant de nouvelles paroles, on crée une nouvelle musique, héritière de tous ces collages et influences. Parmi les samples de chansons françaises utilisées dans le rap, on peut mentionner :

– Le Métèque de Joeystarr qui sample Le Métèque de Georges Moustaki

– Les Autres d’Abd al Malik qui sample Ces Gens-là de Brel

– Hold up mental de IAM qui sample Requiem pour un con de Gainsbourg

– Nouveau Western de MC Solaar qui sample Bonnie and Clyde de Gainsbourg

– Hexagonal de Doc Gynéco qui sample Hexagone de Renaud

La musique comme vecteur d’une créolisation du français

Qu’ils les créent ou qu’ils se contentent de les populariser via leurs chansons, les rappeurs permettent la diffusion de nouveaux mots et de nouvelles expressions dont certaines finissent par passer dans le langage courant.

Booba en est un bon exemple avec OKLM, Turfu ou Garde la pêche. On pense aussi à Soprano avec son « À la bien » ou à Rohff avec son « En mode ». Pour creuser sur le sujet, un très bon article de Booska-P résume assez bien le propos.

On peut aussi rajouter Aya Nakamura qui a permis de populariser des termes comme pookie ou djadja.

Le featuring

Sous l’influence du rap, de plus en plus de duos ou collaborations voient le jour. Souvent réalisés dans un but commercial, ils permettent néanmoins de faire se rencontrer des univers musicaux. Parmi ces collaborations, on peut citer :

– Calogero et Passi – Face à la mer

– Christine and the Queens et Booba – Here

– Vanessa Paradis et Nekfeu – Dans l’univers

– Benjamin Biolay et Orelsan – Ne regrette rien

– Vianney et Gims – La Même

– Gims et Kendji Girac – Dernier Metro


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