Recherche médicale sous influence, citoyens en défiance

samedi 27 novembre 2021.
 

La manière de traiter les corps avec la médecine et de façonner les esprits avec les médias n’échappent pas aux politiques néolibérales dévastatrices. Les citoyens développent alors un système de défense plus ou moins conscient : la défiance.

Introduction.

On assiste depuis des années à une crise de la représentation politique se manifestant par des taux d’abstention très élevés témoignant ainsi d’une crise de confiance des citoyens envers leurs représentants et les institutions dont les partis politiques.

De la même manière, des sondages récents montrent que la confiance des citoyens envers les médias ne fait que se dégrader ; actuellement trois Français sur quatre ne font pas confiance aux médias.

Le pantouflage et rétro pantouflage de cadre de la fonction publique vers le privé jette le discrédit sur différentes institutions publiques supposées être indépendantes des groupes industriels et financiers.

C’est en particulier le cas de la collusion entre différents instituts médico nationaux ou internationaux avec les trusts pharmaceutiques.

La recherche scientifique et notamment médicale qui devrait être essentiellement publique et indépendante est de plus en plus subordonnée et téléguidée par les intérêts financiers d’entreprises privées.

Et on pourrait allonger la liste de ses dépendances dans un grand nombre de domaines.

Cette tendance généralisée de marchandisation de la recherche et de la production intellectuelle, la destruction tous azimuts de la frontière entre public et privé finissent par créer une perte de confiance des citoyens non seulement envers les politiques mais aussi envers les cadres des directions administratives de tous les secteurs, et même envers les scientifiques dont un certain nombre du secteur médical.

La mode de la « poste–vérité » constitue un symptôme de cette crise générale de confiance. Celle-ci se trouve de surcroît amplifiée par les incertitudes de la crise économique et sanitaire.

Les confinements cristallisent l’anxiété de cette situation où tous les repères sociaux–politiques se sont effondrés.

Il n’est donc pas étonnant que l’on constate d’ores et déjà des conséquences psychopathologiques chez de nombreux citoyens. La seule ressource pour le système politique néolibéral en place pour se maintenir reste donc la force brute et la multiplication des moyens de contrôle sociaux. Et la peur devient, plus que jamais, un moyen de « gouvernement »

Il ne faut donc pas non plus s’étonner des multiples dérives autoritaires actuelles.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’article suivant du Monde diplomatique illustre bien cette crise de confiance.

Hervé Debonrivage

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Une médecine sous influence

par Philippe Descamps

Source : Le Monde diplomatique. Novembre 2020

https://www.monde-diplomatique.fr/2...

La France affronte une seconde vague épidémique de Covid-19 dans un climat de scepticisme et d’abattement. La méfiance engendrée par l’incurie — doublée d’autoritarisme — des pouvoirs publics rend plus ardue encore la sortie d’une crise profonde, qui touche à tous les domaines de la vie. Le doute n’épargne plus l’expertise médicale, soupçonnée de succomber à des influences politiques, médiatiques et surtout économiques.

« Je refuse de aujourd’hui de recommander le port du masque pour tous, et jamais le gouvernement ne l’a fait. Si nous le recommandions, ce serait incompréhensible. » De tels propos n’émanent pas de « rassuristes » ou autres « complotistes ». Ils ont été tenus par le président de la République française à la mi-avril 2020 (1), alors que le Covid-19 avait déjà causé plus de 17 000 morts dans le pays. Dès son premier avis du 12 mars, le Conseil scientifique recommandait pourtant le renforcement des mesures barrières « en s’assurant de la disponibilité des moyens type gels hydroalcooliques et masques chirurgicaux pour les populations ». Le même conseil jugeait aussi « important pour la crédibilité de l’ensemble des mesures proposées qu’elles apparaissent dénuées de tout calcul politique ». Depuis, ne pas porter un masque est devenu passible d’une amende.

Le hiatus entre les promesses successives sur les masques, les tests ou le suivi des personnes infectées et la réalité explique sans doute la priorité affichée par le premier ministre Jean Castex lors de son arrivée à Matignon, en juillet : « Il faut rétablir la confiance ! » La tâche sera d’autant plus rude que la défiance atteint par capillarité l’expertise en santé publique (2). « On voit bien que, par rapport à la première vague, les citoyens ont davantage de mal à adhérer aux recommandations, constate Mme Dominique Le Guludec, présidente de la Haute Autorité de santé (HAS). Nous devons en permanence être extrêmement vigilants dans nos propos, respecter une certaine éthique, qui donne la légitimité. »

Président de la Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf), M. Pierre Tattevin s’inquiète : « C’est une maladie très grave, la crise de confiance. Et cela va s’étendre si on ne prend pas les bonnes mesures. »

Dès la fin mars, les déclarations du professeur marseillais Didier Raoult, défendant un traitement à base d’hydroxychloroquine et d’azithromycine, ont monopolisé l’attention. « La science se construit par la controverse et c’est normal, réagit M. Franck Chauvin, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Mais c’est devenu un spectacle en direct à la télévision, qui a transformé les scientifiques en gladiateurs. » Dans un contexte de forte incertitude scientifique, deux munitions principales nourrissaient le feu : des études difficiles à déchiffrer pour le profane et des accusations de conflits d’intérêts, à tout le moins de liens financiers avec l’industrie. Il n’est pas difficile de constater, en effet, que beaucoup d’experts siégeant dans les institutions publiques (Agence du médicament, HAS, HCSP, etc.) sont liés par des conventions, rémunérations, avantages à des sociétés privées directement impliquées dans la production de potentiels traitements : Sanofi, Gilead, Roche, Novartis, Bayer, etc. Un « lien », pas un « conflit » : c’est le leitmotiv entendu tout au long du procès du Mediator, en mars, puis en juin et en septembre dernier.

L’affaire a pris une autre dimension quand le président des États-Unis puis celui du Brésil ont fait la promotion de l’hydroxychloroquine. Tout le monde était sommé d’avoir un point de vue, alors que les faits scientifiques restaient ténus. « Nous qui évaluons les médicaments toute l’année, nous avons gardé un silence assourdissant sur le sujet, reconnaît Mme Le Guludec, parce que nous n’avions pas de données. On ne voulait pas ajouter de la cacophonie à la cacophonie. » La Spilf, qui rassemble plus de cinq cents spécialistes des maladies infectieuses, a fini par déposer une plainte contre M. Raoult devant le conseil de l’ordre, en rappelant le code de déontologie : « Les médecins ne doivent pas divulguer dans les milieux médicaux un procédé nouveau de diagnostic ou de traitement insuffisamment éprouvé sans accompagner leur communication des réserves qui s’imposent. Ils ne doivent pas faire une telle divulgation dans le public non médical (3). »

« Big Pharma » inquiet pour son image

Cette polémique, qui a sapé la confiance, doit probablement beaucoup aux réseaux sociaux et aux plateaux de télévision, mais également aux failles de l’organisation des soins et de la production du savoir. L’équipe de l’institut hospitalo-universitaire de Marseille testait en masse la population, quand ce n’était quasiment pas possible ailleurs. Elle répondait aussi à une attente, lorsque la plupart des patients devaient souffrir seuls, avec la consigne de ne rappeler les urgences que si leur état s’aggravait. Pressée de disqualifier l’hydroxychloroquine, une des revues médicales les plus prestigieuses du monde, The Lancet, a dû admettre ne pas pouvoir garantir la véracité des sources utilisées et a fini par devoir désavouer un article présentant le traitement comme dangereux (4).

Entre-temps, cette publication avait conduit à arrêter le test de ce traitement dans l’essai français Discovery…

Mme Karine Lacombe, cheffe de service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine (Paris), a voulu sonner l’alarme sur le mauvais rapport bénéfice-risque de l’hydroxychloroquine. Mais ses nombreux liens avec l’industrie pharmaceutique lui sont revenus comme un boomerang. Notamment ceux avec Gilead, qui fabrique le remdésivir, un autre remède potentiel — tout aussi inefficace, selon l’essai à grande échelle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (5). « Il y a eu des accusations de conflit d’intérêts, alors que ce sont des liens qui sont encadrés par la loi, se défend-elle. En outre, ces liens concernaient le VIH et l’hépatite virale, pas du tout le Covid. C’est vraiment de la manipulation. Je pense qu’il y a eu des attaques personnelles dues à ce que je représente : l’émergence de femmes expertes, capables de s’exprimer. »

Ses mésaventures ont surtout remis en lumière l’omniprésence de l’industrie pharmaceutique dans la recherche médicale et la formation des médecins. Même si elle a été instrumentalisée par les partisans de M. Raoult, l’emprise des intérêts industriels n’en représente pas moins une question majeure, trop souvent mise sous le boisseau. En témoigne la légèreté avec laquelle ont été constitués le Conseil scientifique et le Comité analyse recherche et expertise, dont plusieurs membres bénéficient de rémunérations, d’« hospitalités » ou de contrats divers, parfois déclarés tardivement. « C’est malheureusement caractéristique de la situation actuelle, commente Bruno Toussaint, directeur éditorial de la revue Prescrire. Malgré tous les scandales et désastres, on en est encore là. Beaucoup d’experts ont des liens d’intérêts et sont en situation de conflit d’intérêts dès qu’ils sont mobilisés pour l’intérêt général. »

Fondée en 1981, Prescrire fonctionne sans publicité, sans subventions et avec une procédure de relecture rigoureuse. Elle évalue régulièrement les médicaments et dresse chaque année une liste de ceux qu’il faudrait écarter. Très tôt, elle a alerté sur le danger du Mediator, comme sur celui d’autres produits à l’origine de catastrophes sanitaires, toutes indissociables de conflits d’intérêts (lire « Épidémie d’affaires »). Depuis cette affaire, dont le jugement sera connu au début de l’année prochaine, Servier fait toujours bénéficier de ses largesses de nombreux médecins, mais aussi des sociétés savantes, et même l’Académie de médecine pour un total de 150 000 euros entre 2014 et 2018 (6). « Pour nous, le Mediator n’est qu’un révélateur, déclare Toussaint. Au fil des décennies, on observe que, lorsque les médicaments commencent à être connus, leur efficacité est globalement surestimée et leurs dangers sont globalement sous-estimés. Vu leur poids dans l’économie et leur grande influence dans le monde de la santé, les sociétés pharmaceutiques sont à l’origine d’essais biaisés, de promotions hâtives, etc. Mais elles n’en ont pas le monopole ! Il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire, et on en a vécu un grandeur nature au printemps 2020. Un expert ou un groupe d’experts peut avoir une conviction et prendre les choses à l’envers en décidant que les données vont être d’accord avec sa conviction. » Dès le début avril, Prescrire recommandait la prudence : « Les résultats observés à Marseille ne permettent pas de valider, ni d’exclure, l’intérêt d’un traitement particulier. » Avant de conclure fin juillet : « La balance bénéfice-risque paraît de plus en plus clairement défavorable. »

« Comme c’était le seul sujet à l’ordre du jour, avec le décompte quotidien du nombre de morts, on invitait finalement le grand public à participer aux cellules de crise, remarque M. Tattevin. Les gens se sont rendu compte très vite que même les experts se trompaient. Pas parce qu’ils sont mauvais, mais parce que c’était nouveau. Dans ces cas-là, beaucoup se disent qu’ils vont réfléchir par eux-mêmes. »

Selon les enquêtes d’opinion, la pandémie aurait plutôt renforcé la vision positive que les Français ont de la science : 69 % des personnes interrogées disaient en juin dernier avoir « plutôt confiance dans la science » et 24 % « tout à fait confiance », soit un total supérieur à celui de l’année précédente (7). En revanche, les deux tiers estimaient que les chercheurs n’avaient « pas bien su anticiper la montée du coronavirus », et 53 % qu’ils n’avaient « pas été clairs ». L’image de « Big Pharma » reste, elle, déplorable. Les entreprises du médicament s’en inquiètent suffisamment pour financer un « Observatoire sociétal du médicament » dont la dernière enquête est éloquente. Certes, seule une minorité de personnes interrogées (16 %) n’ont pas confiance dans les produits qu’elles prennent. Mais cette proportion a doublé en huit ans, et les deux tiers ne font pas confiance aux entreprises pharmaceutiques « en matière d’information sur les médicaments (8) ». Celles-ci ne mégotent pourtant pas sur l’argent qu’elles consacrent à la communication ou à la séduction des médecins et des experts…

« Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public. Cet ensemble de liens d’intérêts influence les soins, et cette influence présente un risque pour la santé publique comme pour l’équilibre des comptes sociaux. Il constitue une perte de chance pour les patients (9). » En tirant les leçons de cette crise, l’Association pour une information et une formation médicale indépendantes (Formindep) rappelait qu’on ne pouvait plus faire l’impasse sur ces questions et leur dimension politique.

Cette association regroupe des professionnels de santé et des citoyens soucieux d’alerter sur les formes visibles ou invisibles de l’influence de l’industrie. « Encore très peu d’enseignants déclarent leurs liens d’intérêts au début de leurs cours, abordent ces sujets-là ou font des démarches proactives pour mieux préparer leurs étudiants », déplore son président, M. Paul Scheffer. L’association a aidé La Troupe du rire, un collectif d’étudiants en médecine, à produire un livret expliquant en détail les méthodes d’influence de l’industrie, afin d’apprendre à les déjouer (10). Le Formindep a également souligné les « efforts rares et timides » des centres hospitaliers universitaires (CHU) français, dont il a établi un classement en fonction de leur politique de prévention des conflits d’intérêts (11). Il publiera aussi en janvier prochain son troisième classement des facultés de médecine en fonction de leur indépendance. Une seule (Tours) a obtenu la moyenne dans le précédent classement, qui mesure le degré d’application de la charte éthique et déontologique adoptée en 2017 par les conférences nationales des doyens de médecine et d’odontologie.

Le Formindep agit également en justice pour faire respecter des engagements prometteurs, mais rarement tenus. En 2011, par exemple, le Conseil d’État a enjoint à la HAS d’abroger une recommandation sur le traitement du diabète. L’autorité « indépendante » n’avait pas été « en mesure de verser au dossier l’intégralité des déclarations d’intérêts dont l’accomplissement était pourtant obligatoire (12) ». Plusieurs membres du groupe de travail étaient en conflit d’intérêts flagrant, car liés à des entreprises intervenant dans la prise en charge de cette maladie.

Un professeur contraint de démissionner

Faire la démonstration de son indépendance et de son autorité ne relève pas d’une tâche facile pour l’actuelle présidente de la HAS, dont l’une des missions principales est d’évaluer le « service médical rendu » des produits autorisés par l’Agence européenne du médicament avant leur éventuel remboursement aux patients (13). Elle a succédé à Mme Agnès Buzyn lorsque celle-ci a rejoint le gouvernement, en 2017. L’ex-ministre de la santé avait, elle, succédé à M. Jean-Luc Harousseau, ancien président (Union pour un mouvement populaire, UMP) du conseil régional des Pays de la Loire, devenu en 2019… président de la Fondation des entreprises du médicament ! « Les professionnels de santé ont compris l’importance des déclarations d’intérêts. Cela a mis du temps, c’est une acculturation, rassure Mme Le Guludec. Cette culture-là s’acquiert avec le temps. »

La loi « anticadeaux » de 1993 a été renforcée en 2011 après l’affaire du Mediator. Les liens contractuels et financiers entre les entreprises et les professionnels doivent être publiés sur un site public unique. Mais plusieurs années s’écoulent avant que le site Transparence-santé (14) fasse apparaître les premiers montants, et d’une manière très peu lisible. Grâce à un collectif de bénévoles, le site EurosForDocs (15) permet aujourd’hui de se faire une idée plus claire des avantages, conventions et rémunérations versés depuis 2012, soit dix-huit millions de déclarations détaillées représentant plus de 6 milliards d’euros. Les journalistes s’en saisissent. En janvier 2020, par exemple, un regroupement d’une dizaine de quotidiens régionaux met au jour les liens d’intérêts des principaux CHU. À Clermont-Ferrand, un professeur « émarge à plus de 120 000 euros » à l’insu de son établissement, souligne La Montagne (16). Il doit démissionner.

L’opiniâtreté du Formindep pousse l’administration à appliquer ses propres textes. Mais la transparence reste incomplète : plus de trois millions de contrats demeurent enregistrés sans que leur montant apparaisse. La Cour des comptes note également de son côté : « L’examen des conventions entre médecins et industrie était jusqu’en 2018 largement inopérant (…). Aucun médecin n’a été convoqué par le Conseil national et aucune poursuite disciplinaire n’a été engagée pour non-respect d’un avis de l’ordre sur une convention irrégulière (17). » Un nouveau dispositif anticadeaux prévu par les textes « au plus tard le 1er juillet 2018 » entre en vigueur… le 1er octobre 2020. Il renforce les interdictions, abaisse les seuils définissant un « cadeau » (30 euros pour un repas, 150 euros pour un abonnement, etc.) et donne un rôle plus important aux ordres professionnels, qui devront autoriser les conventions.

Toutefois, ces dispositifs successifs butent sur l’absence de sanction. « La difficulté juridique tient principalement au fait qu’un conflit d’intérêts n’est pas une infraction pénale, explique Mme Farah Zaoui, chargée d’expertise juridique pour l’association Anticor. Et les cas permettant de saisir l’ordre pour des conflits d’intérêts sont assez limités. Dans le cadre d’une prescription médicale, par exemple, il est très difficile de prouver que, si un médecin recommande un médicament qui n’est pas le moins cher ou le plus adapté, c’est parce qu’il est lié au fabricant. » Cette association de lutte contre la corruption a tout de même porté plainte pour prise illégale d’intérêts à l’encontre d’experts ayant rédigé en 2018 une recommandation de la HAS. Celle-ci aurait amené à traiter par statines la moitié des Français de plus de 60 ans sous prétexte de prévenir un risque cardio-vasculaire… Leurs déclarations publiques d’intérêts s’avéraient plus qu’incomplètes et ne permettaient pas de déceler un éventuel conflit. Si la HAS a retiré cette recommandation à la suite d’un nouveau recours du Formindep devant le Conseil d’État, l’information judiciaire, confiée à un magistrat instructeur en novembre 2019, n’a encore donné lieu à aucune poursuite. « Nous n’avions pas tous les outils de transparence, explique Mme Le Guludec. Depuis, nous avons revu les déclarations publiques d’intérêts de tous les groupes de travail de cette période-là. »

« Éliminer l’odeur de la corruption »

La doctrine établit une distinction nette entre les liens d’intérêts — autorisés — et les conflits d’intérêts — proscrits. On retrouve ce raisonnement dans le règlement intérieur du Conseil scientifique : « Un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle les liens d’intérêts d’un expert sont susceptibles, par leur nature ou leur intensité, de mettre en cause son impartialité ou son indépendance dans l’exercice de sa mission d’expertise au regard du dossier à traiter. » Ancienne rédactrice en chef du prestigieux New England Journal of Medicine, Marcia Angell fustigeait en 2009 ce genre de raisonnement : « Il semble y avoir une volonté d’éliminer l’odeur de la corruption, tout en conservant l’argent. Rompre la dépendance de la profession médicale à l’égard de l’industrie pharmaceutique nécessitera plus que la nomination de comités et autres gestes. Il faudra une rupture nette avec un comportement extrêmement lucratif (18). »

L’industrie sait jouer des rivalités pécuniaires entre médecins. Elle cible les leaders d’opinion, en premier lieu les spécialistes et les professeurs d’université praticiens hospitaliers (PU-PH), qui travaillent dans la fonction publique. Un PU-PH qui n’a pas d’exercice libéral commence sa carrière à environ 6 400 euros net par mois et la termine à 10 500 euros net, sans compter diverses primes et la rémunération des permanences de soin (19). Mais ses confrères des cliniques ou ceux qui ont une activité libérale au sein même de l’hôpital gagnent bien davantage encore.

Toussaint se fait pédagogue : « Dès lors qu’on est dans l’exercice professionnel, le soin ou la rédaction scientifique, l’enseignement, la participation à telle ou telle expertise, le lien est une source de conflit. La personne qui a un lien d’intérêts avec une société pharmaceutique est déjà influencée dans tout ce qui concerne ce domaine, pas seulement pour défendre tel ou tel médicament. » L’influence est bien plus diffuse que la corruption. Plusieurs études ont ainsi montré que les médecins généralistes français qui acceptent les cadeaux des entreprises sont aussi ceux dont les prescriptions s’avèrent les moins en phase avec l’état des connaissances, et les plus coûteuses pour l’assurance-maladie (20).

Loin… de garantir l’indépendance, la transparence représente peut-être un premier pas. En matière de financement politique, on se rappelle que le Parlement avait d’abord autorisé celui des campagnes électorales par les entreprises, avec une obligation de publicité. La révélation du soutien massif à certains élus de sociétés du traitement des eaux ou du bâtiment et des travaux publics (BTP) lors de la campagne législative de 1993 l’avait rendu intenable ; le législateur a fini par l’interdire et par organiser un financement public. Jusqu’à présent, la population se montre plus exigeante quant à la probité du personnel politique qu’à celle des médecins ou experts ; mais cela pourrait changer. « Beaucoup de cliniciens sont en train de prendre conscience de cela. C’est en train de s’arrêter », assure M. Chauvin. M. Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Bichat (Paris) et membre du Conseil scientifique, en témoigne : « En 2017, j’ai pensé que, compte tenu de mes nouvelles responsabilités à l’Inserm [Institut national de la santé et de la recherche médicale], il valait mieux arrêter. C’est plus clair dans ma tête ; je suis plus à l’aise. »

Bien au-delà de ses cadeaux ou de ses visiteurs médicaux courtisant les médecins généralistes, l’industrie pharmaceutique préserve sa forte profitabilité en se rendant indispensable dans l’élaboration des connaissances. Y compris en utilisant à ses propres fins la démarche scientifique, souligne M. John Abramson, professeur à la Harvard Medical School : « Les laboratoires pharmaceutiques transmettent des informations aux médecins pour les convaincre d’exercer au mieux de leurs intérêts. Le problème est que les médecins ne sont pas suffisamment armés pour déceler ces ruses. La médecine fondée sur les preuves et la médecine d’excellence sont souvent bien plus influencées par les intérêts des entreprises pharmaceutiques que par la santé des patients (21). » L’industrie joue surtout du biais de publication : quand une étude n’est pas bonne, elle peut rester dans les tiroirs. Constatant qu’environ « la moitié des essais cliniques réalisés ne sont jamais rapportés », et principalement les résultats négatifs, un collectif international qui a vu le jour en 2013 milite pour leur publication intégrale (22).

Les meilleurs outils peuvent être mal utilisés, explique Toussaint : « La médecine fondée sur les preuves demeure très importante lorsqu’il s’agit d’étudier l’efficacité d’une intervention. En revanche, lorsqu’il s’agit de gérer les effets indésirables, c’est la prudence qui commande. On n’avait pas besoin de cinquante essais pour prouver que le Mediator était très dangereux. On avait suffisamment de données de chimie et de pharmacologie pour prévoir que cela allait arriver. Dès les premiers cas, il aurait été largement temps d’arrêter les dégâts. »

Comment les entreprises ont-elles pris un tel pouvoir ? « Si vous êtes infectiologue, que vous voulez faire de la recherche clinique, vous n’avez pas d’autre solution que de travailler avec l’industrie, explique M. Chauvin. Sinon, vous n’avez pas les molécules ou les vaccins en développement. » « Heureusement qu’il y a du partenariat public-privé, assure M. Tattevin, qui ne cache pas ses propres liens d’intérêts. Si on avait l’industrie pharmaceutique d’un côté et l’hôpital de l’autre, on n’aurait jamais fait ces progrès-là, comme je l’ai vu pour le sida. » Mme Lacombe se montre encore plus catégorique : « Il faut regarder les choses en face. On ne peut pas produire de l’innovation scientifique sans l’industrie. C’est pour cela que les choses sont encadrées. »

« Bien sûr, il y a une régulation, confirme Toussaint. Les pouvoirs publics disent : “Vous aurez une autorisation de mise sur le marché quand vous aurez prouvé que votre médicament a une certaine efficacité et n’est pas trop dangereux. Faites des études, on regardera le dossier. Vous aurez le retour sur investissement grâce au prix du médicament.” À court terme, cela ne coûte pas beaucoup à la collectivité. C’est après que cela se gâte ! Les médicaments sont produits à l’initiative des entreprises dans les domaines qui les intéressent, de la façon qui les intéresse. Bien sûr, elles doivent la transparence aux autorités, mais elles détiennent les données. Et, au fil des années, le régulateur devient beaucoup plus faible que le régulé. »

« L’innovation est un maître-mot très puissant, qui permet de susciter l’adhésion de l’opinion, des décideurs, analyse M. Scheffer. On brandit le progrès thérapeutique pour ne pas museler l’industrie pharmaceutique. De plus près, cela apparaît beaucoup moins évident. Les chiffres de la commission de transparence de la HAS ou de Prescrire montrent que très peu de nouveaux médicaments apportent une amélioration par rapport à ceux dont on dispose déjà. On observe plutôt une panne de l’innovation. » Parmi les 1 292 nouvelles spécialités ou nouvelles indications étudiées par Prescrire entre 2007 et 2019, seules 7,7 % apportaient un progrès « notable » ; 17 % apportaient un progrès « minime » ; rien n’était démontré pour 59,1 % ; et 16,3 % s’avéraient plus dangereuses qu’utiles.

L’industrie dépense bien davantage pour la commercialisation de ses produits que pour la recherche et développement. Les études de comparaison avec des molécules existantes ou pour les populations plus réduites, comme les enfants, les personnes très âgées ou les femmes enceintes, ne l’intéressent guère. Elle conserve cependant les grâces de l’État et se hisse à la deuxième place pour la distribution du crédit impôt recherche en France (23). Alloués à des laboratoires publics, ces fonds permettraient pourtant de réduire l’emprise des entreprises sur la production et la diffusion du savoir médical. En 2005, l’Italie a ouvert la voie en instaurant une taxe de 5 % sur les dépenses promotionnelles des sociétés pharmaceutiques visant les professionnels de santé. L’argent collecté par un fonds national permet de financer une recherche clinique menée directement par l’Agence italienne du médicament (AIFA), qui ne se contente plus de lire les études qu’on lui soumet. Ses chercheurs contrôlent entièrement les données et les études, qui doivent être publiées en intégralité.

Au-delà des médicaments, la manne que représentent les services, les dispositifs et appareils médicaux ou les données de santé suscite convoitises et tentatives de corruption. L’arrivée prochaine de nouvelles molécules et de possibles vaccins contre le Covid-19 demandera la plus grande vigilance, car les profits escomptés par l’industrie sont à la hauteur de l’angoisse qui a saisi la planète. Phénomène plus lourd de conséquences encore : les intérêts financiers et les jeux d’influence focalisent l’attention sur le curatif, les traitements, le modèle hospitalier ; or cette crise témoigne d’abord d’une faillite de la santé publique, de la prévention, de la réduction du risque, des soins primaires, que symbolise la débâcle du « tester, tracer, isoler ».

Philippe Descamps

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Notes

(1) « Emmanuel Macron : “Ce moment ébranle beaucoup de choses en moi” », Le Point, Paris, 15 avril 2020.

(2) Lire Renaud Lambert, « Plombiers en blouse blanche », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

(3) Article 14 du code de déontologie, article R. 4127 14 du code de la santé publique.

(4) Mandeep R. Mehra, Frank Ruschitzka et Amit N. Patel, « Retraction — Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of Covid-19 : A multinational registry analysis », The Lancet, Londres, 5 juin 2020.

(5) « Repurposed antiviral drugs for Covid-19 ; interim WHO Solidarity trial results », MedRxiv, 15 octobre 2020, www.medrxiv.org

(6) Prescrire, n° 433, Paris, novembre 2019.

(7) Enquête en ligne de Harris Interactive pour Philip Morris France, menée les 15 et 16 juin 2020 sur un échantillon représentatif de 1 032 personnes.

(8) Enquête Ipsos pour Les Entreprises du médicament (LEEM), menée du 26 au 29 novembre 2019 sur un échantillon représentatif de 1 029 personnes.

(9) « Quelques leçons de la crise », Formindep, 3 juillet 2020.

(10) « Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques ? », La Troupe du rire, 2014 (PDF). Document inspiré du manuel « Comprendre la promotion pharmaceutique et y répondre », Organisation mondiale de la santé (OMS) et Action internationale pour la santé, 2013 (PDF).

(11) « Classement 2018 des facultés françaises en matière d’indépendance ».

(12) Arrêt du Conseil d’État n° 334396, 27 avril 2011.

(13) Sur les missions des organismes publics, lire le complément en ligne sur notre site : « Un empilement d’institutions ».

(14) www.transparence.sante.gouv.fr

(15) www.eurosfordocs.fr

(16) « “Transparence CHU” : notre enquête sur les liens entre médecins et groupes pharmaceutiques à Clermont-Ferrand », La Montagne, Clermont-Ferrand, 10 janvier 2020.

(17) « L’ordre des médecins », Cour des comptes, Paris, décembre 2019.

(18) Marcia Angell, « Drug companies and doctors : A story of corruption », The New York Review of Books, 15 janvier 2009.

(19) Selon les documents de l’administration : statut des praticiens hospitaliers, des professeurs d’université et décisions du Ségur sur l’indemnité d’engagement de service public exclusif.

(20) Cf. notamment Bruno Goupil et al., « Association between gifts from pharmaceutical companies to French general practitioners and their drug prescribing patterns in 2016 », British Medical Journal, vol. 367, n° 8221, Londres - Pékin - New Delhi - New York, 6 novembre 2019.

(21) « Big Pharma, labos tout-puissants », documentaire de Luc Hermann et Claire Lasko, Arte, 2020.

(22) www.alltrials.net

(23) « L’évolution et les conditions de maîtrise du crédit d’impôt en faveur de la recherche », Cour des comptes, juillet 2013.

Fin de l’article

HD

Annexe :

Revue Prescrire https://www.prescrire.org/fr/Summar...


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