La Suisse face à la seconde vague : le choix de l’économie

mardi 17 novembre 2020.
 

Face à une deuxième vague de coronavirus violente, la Confédération helvétique a d’abord fait le choix d’éviter un nouveau confinement national pour des raisons économiques. Car l’influence des milieux d’affaires et de la culture économique locale y est déterminante.

L’économie est un élément central de la gestion de cette deuxième vague, bien plus violente que la première, en Suisse. Au printemps, la situation était relativement claire : comme le Conseil fédéral était à la manœuvre et prenait les décisions de fermeture, il devait assumer la majeure partie de la facture.

À présent, la logique est renversée : ce sont les cantons qui prennent les décisions sanitaires et qui, partant, doivent faire face aux conséquences économiques et financières. L’hésitation est donc de mise. Tant que la situation peut paraître soutenable, on repousse toute mesure forte. De là le retard de la Suisse sur la deuxième vague. Et l’échec de la stratégie genevoise qui a tenté de transférer le poids économique de la crise à la Confédération, laquelle rejette désormais ce fardeau.

Romain Felli le confirme : « Aujourd’hui, si, en tant que canton, vous fermez un secteur, vous avez en quelque sorte le devoir de soutenir ce secteur et c’est vrai que c’est une question qui s’est peu posée pendant la première vague. » Au printemps, la Suisse n’avait pas fait exception dans le concert européen des soutiens à l’économie.

Certes, le niveau du soutien à l’économie était resté assez faible au regard d’autres pays (4,8 % du PIB en tout, contre par exemple 8 % en Allemagne ou 5 % en France), mais le confinement ayant été plus court et moins sévère qu’ailleurs, le pays s’en était plutôt bien sorti. Au deuxième trimestre 2020, le PIB suisse avait ainsi reculé de 8,3 % par rapport au même trimestre de 2019, bien loin des – 14,8 % de la zone euro.

La réponse à la première vague avait été assez proche de celle de ses voisins : l’activité partielle, appelée en Suisse « réduction horaire de travail » ou RHT, qui assure 80 % du salaire net aux salariés touchés, a été la pierre angulaire de ces aides. S’y sont ajoutés des prêts garantis pour les entreprises et, nouveauté, la mise en place d’une « assurance pour perte de gains » (APG) pour les indépendants, une nouvelle aide sociale, ce qui est rare en Suisse. Le choc avait pu être en partie absorbé par les entreprises.

En partie seulement, car le tissu économique est affaibli, comme partout ailleurs. Le chômage reste faible, même si en janvier et octobre il est monté de 2,6 % à 3,2 %. Mauro Poggia, qui est également chargé de l’emploi, reconnaît qu’une grande partie des entreprises genevoises est en « coma artificiel ». Les réserves de certaines ont été vidées, malgré les aides, par la première vague. Alfred, le coiffeur lausannois, raconte avoir touché 1 000 francs au titre de l’APG et avoir dû cesser de payer son loyer quelques mois pour tenir. « Je n’ai plus de réserves. Si l’on ferme ma boutique, c’est fini », explique-t-il. Il ne croit pas pouvoir compter sur de nouvelles aides pour s’en sortir.

La deuxième vague s’accompagne donc d’une inquiétude sociale forte. Les mesures sanitaires fortes n’auraient pu s’imposer qu’avec des coussins de protection forts, dépassant sans doute ceux du printemps. Car désormais les prêts ne sont plus vraiment une option, il faut des aides à fonds perdus et des transferts sociaux.

« Il faut assumer les conséquences économiques et sociales de ces politiques sanitaires en ne laissant pas les entreprises et les salariés les plus fragiles sur le bord de la route », résume Pierre-Yves Maillard, président de l’Union syndicale suisse (USS), qui affirme être, sur ce point, en accord avec certaines branches. Autrement dit : si la lutte contre le Covid-19 à l’automne doit être la priorité, les dépenses sociales et de soutien doivent suivre, comme au printemps.

La loi fédérale Covid de septembre avait prévu que certains secteurs étaient éligibles à ce type d’aides : les « cas de rigueur ». Ces aides étaient toutefois soumises à des conditions drastiques (une perte de 50 % du chiffre d’affaires par rapport à l’année précédente) et étaient financées à égalité par la Confédération et les cantons.

Il fallait néanmoins compter avec deux obstacles. D’abord, le spectre d’entreprises visées était-il suffisant ? Ensuite, combien la Confédération était-elle prête à mettre sur la table pour soutenir ces secteurs ? Lorsque Genève a décidé de ses mesures sanitaires pour le 2 novembre, rien n’était réglé de ce point de vue. D’où, peut-être, l’idée de mettre la pression sur le Conseil fédéral pour qu’il assume le poids financier de la crise. Mais, là encore, l’affaire a échoué.

Le 4 novembre, le Conseil fédéral, par la voix du très orthodoxe conseiller aux finances Ueli Maurer, représentant du parti d’extrême droite UDC, premier parti du pays, avait d’abord envisagé de dévoiler l’enveloppe fédérale pour les « cas de rigueur » en avril 2021, puis en janvier. Finalement, la deuxième vague l’a fait accélérer : le versement aura lieu en décembre et sera rétroactif. Mais la somme mise sur la table n’est que de 200 millions de francs suisses.

Cela a été la douche froide dans les cantons. Genève peut espérer 14 millions de francs, Vaud 17 millions de francs. Le canton genevois estime à 90 millions de francs ses besoins pour sauver ses entreprises touchées par la fermeture. À Vaud, on estime le coût total de la deuxième vague à 188 millions de francs, pour l’instant. Le gouvernement vaudois a parlé d’un « montant extrêmement faible ».

Dans un entretien accordé au journal de Bienne, le Bieler Tagblatt, le 6 novembre, le chef du département bernois à l’économie, Christoph Ammann, parle d’une « goutte d’eau sur une pierre chaude », dénonce l’absence de préparation du pays à la deuxième vague et réclame à nouveau l’état d’exception permettant à la Confédération de reprendre la main et donc… de payer.

Mais cette demande risque de demeurer un vœu pieux.

Car Ueli Maurer a en réalité fixé la nouvelle doctrine de l’État fédéral helvétique. Premier point, sur les besoins des cantons et en particulier de Genève, qui est en première ligne de la crise : « Genève doit régler ses problèmes elle-même », a déclaré le ministre des finances. Autrement dit : il n’y aura pas de soutien spécial aux cantons les plus touchés par la deuxième vague. À bon entendeur : qui voudra fermer devra payer.

Deuxième point défini par Ueli Maurer : « Le contribuable n’est pas là pour sauver tout le monde. » Autrement dit, il y aura de la casse économique cette fois et il faudra l’assumer. Évidemment, ce sont les cantons qui devront s’en charger puisque ce sont eux qui vont décider des fermetures et des confinements.

Bref, la Confédération semble décidée à camper sur ses positions : les crédits quasi illimités du printemps ne sont plus à l’ordre du jour. En tenant cette ligne, elle tient aussi la clé des politiques sanitaires des cantons. Ces derniers ne peuvent qu’avancer à pas comptés et avec frilosité sur le terrain.

Genève ne pouvait donc que se retrouver isolée dans sa « stratégie française ». C’est bien pourquoi elle a échoué dans sa stratégie de provoquer un effet de choc sur la Confédération. La raison de cet échec se résume à cette phrase : « Qui paiera ? » Le « nein » d’Ueli Maurer à une politique de soutien ambitieuse a déterminé la réponse mesurée des autres cantons. En se contentant de fermetures a minima, les cantons romands réduisaient leur facture financière. Quant aux autres cantons, la stratégie de la Confédération les incite à gagner le plus de temps possible avant de déclarer des fermetures de commerces ou de secteurs.

Voilà pourquoi Christoph Ammann a lancé son appel à un nouvel état d’exception. Sans une prise de responsabilité de l’État fédéral, pas question de faire face sérieusement à la deuxième vague…

Cette stratégie frileuse explique déjà la réponse tardive de la Suisse, ce qui risque de laisser l’épidémie se développer encore davantage. « La stratégie du Conseil fédéral reporte sur les cantons le poids financier des fermetures et les incite donc à ne pas prendre de mesures fortes », résume Stéfanie Prezioso, députée genevoise de la liste Ensemble à gauche au Conseil national, la Chambre basse du Parlement suisse.

Elle dénonce cette priorité donnée à l’économie : « Les lieux de travail et les transports en commun sont les lieux où ont vraisemblablement lieu les contaminations », rappelle-t-elle. Pour elle, s’il faut fermer certains secteurs, il faut « donner aux gens les moyens de vivre » avec cette fermeture. La stratégie helvétique est bien différente.

Aux sources des choix économiques

Comment expliquer cette frilosité de la Confédération ? Trouver une réponse claire est délicat. On doit immédiatement rejeter la défense d’Ueli Maurer, qui prétend que la Suisse « n’a pas les moyens d’un deuxième confinement ». Avec une dette publique de 41 % du PIB en 2019 et des taux à 10 ans à – 0,43 % ainsi qu’une banque centrale parmi les plus actives du monde, le pays alpin dispose de moyens potentiellement quasi illimités. Aucun élément technique ou financier ne s’opposerait à une politique économique de soutien massif. L’explication du comportement fédéral est donc ailleurs.

Comme dans les cantons, les équilibres au niveau fédéral sont subtils. Entre le socialiste francophone Alain Berset et l’UDC alémanique Ueli Maurer, tous deux membres du Conseil fédéral, trouver le consensus relève du travail de titan en temps de crise. Pour le moment, la balance penche clairement en faveur d’Ueli Maurer.

Pour le comprendre, il faut revenir à la première vague et à sa gestion. La priorité donnée à la crise sanitaire a laissé des traces. La Suisse est un pays profondément conservateur, où les chefs d’entreprise sont souvent aussi des hommes politiques et des élus. Et la droite est partout majoritaire dans les parlements locaux et nationaux. La première vague, avec sa prise en main par l’État central et ses milliards de francs d’aides publiques, a été un traumatisme pour les convictions libérales du pays. Et la priorité est désormais d’éviter la même situation.

De ce point de vue, la vision d’Ueli Maurer rejoint ainsi celle du patronat suisse. Contacté par Mediapart, le Medef helvétique, Économiesuisse, « s’oppose fermement à un reconfinement partiel » tel que pratiqué à Genève. Et si l’organisation juge les décisions prises par les cantons romands « mesurées », elle estime que « le canton de Genève va à [son] avis trop loin ».

Globalement, l’organisation patronale soutient la politique actuelle de la Confédération et juge que son soutien « n’est pas trop timide », et que l’initiative laissée aux cantons est de bonne politique. « Nous n’avons pas de raison de craindre que nos autorités ne gèrent pas bien cette deuxième vague », appuie Économiesuisse. Enfin, tout en soutenant le système des « cas de rigueur », le patronat suisse rejette les aides à fonds perdus. « Les aides financières ne doivent toutefois pas empêcher artificiellement des changements structurels nécessaires », conclut-on.

La politique fédérale semble par conséquent en accord parfait avec celle des grandes organisations d’employeurs, mais aussi avec ce qui a été, jusqu’à récemment, l’atmosphère dominante en Suisse alémanique. De l’autre côté de ce que les Suisses appellent le « Röstigraben », ou « fossé des röstis », du nom de ces galettes de pommes de terre qui font les délices des germanophones, la première vague n’a pas été perçue de la même façon que du côté romand.

Soumis à des règles fédérales strictes, les Alémaniques avaient globalement été épargnés par l’épidémie. Il en est né un sentiment de déséquilibre et, paradoxalement, de « sacrifice » de la Suisse allemande pour les « Latins ». « Cette situation a sans doute contribué à réduire l’acceptabilité d’une politique nationale pour les Alémaniques », explique Agnès, une résidente de Zurich.

Ce sentiment, mais aussi une méfiance naturelle envers l’État central de l’autre côté de la Sarine, la rivière qui sert de frontière linguistique, a conduit à une certaine prévention envers le retour à une Confédération forte. D’autant que, comme le rappelle Cédric Wermuth, la Suisse germanophone est très influencée par les débats allemands, où les mouvements anti-masques et même négateurs du coronavirus ont été plus vigoureux qu’en France.

Le 7 novembre, 1 500 personnes ont ainsi manifesté à Bâle contre les mesures du Conseil fédéral, pourtant encore très réduites, contre le coronavirus. Le rassemblement est anecdotique, mais il serait impensable en Suisse latine. La lecture du courrier des lecteurs de la presse alémanique ne laisse, au reste, aucun doute sur l’importance de ce rejet de l’intervention étatique et des mesures sanitaires.

La droite alémanique doit donc ménager sa base électorale. D’autant que, outre-Sarine, la culture économique est très marquée par l’ordolibéralisme allemand et une forme de « darwinisme économique ». L’économiste vedette d’outre-Sarine, le Zurichois Reiner Eichenberger, ne cache pas son choix de « l’immunité de masse » et publie, en ce sens, des tribunes régulières dans la presse locale. Cette idée est quasiment absente en Suisse romande, où, au contraire, certains économistes recommandent des stratégies plus agressives sur le plan sanitaire pour réduire le coût économique. « Le refus de l’endettement est dans la structure idéologique de la Suisse alémanique », explique Samuel Bendahan.

Certes, il serait simpliste de caricaturer la Suisse alémanique en défenseure d’une forme de stratégie à la suédoise. Cédric Wermuth signale ainsi que le ton des mails qu’il reçoit a changé depuis deux semaines et qu’ils vont davantage dans le sens d’une inquiétude croissante sur la situation sanitaire.

On a vu qu’à Berne Christoph Ammann demandait l’intervention fédérale. Mais les résistances dans l’est et le centre de la Suisse sont réelles et d’autant plus frappantes que, même si la Romandie est beaucoup plus touchée que la Suisse alémanique, cette dernière n’est plus épargnée comme lors de la première vague. Le taux de positivité des tests est désormais supérieur à 10 % pour tous les cantons. Le nombre total de cas au 9 novembre est plus important à Zurich qu’à Genève, et on a vu que les chiffres bernois étaient préoccupants.

Même certains cantons alpins comme Schwytz ont été touchés de plein fouet par la pandémie, notamment après l’organisation d’un concert de yodel à la mi-octobre devant 600 personnes, où quelques chanteurs étaient porteurs du virus. En quelques jours, l’hôpital cantonal de ce canton montagnard de 160 000 personnes a été saturé. Pour autant, aucun confinement, même partiel, n’a été décidé.

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