Jaurès contre Sarkozy (par Gilles Candar, historien)

samedi 18 août 2007.
 

La commémoration de l’assassinat de Jaurès, le 31 juillet, a pris cette année un relief particulier, en raison des nombreuses invocations, sollicitations et références dont il a été l’objet au cours des récentes campagnes électorales, et en premier lieu de la part du candidat élu président, Nicolas Sarkozy.

Sans doute peut-on penser qu’il entrait dans cet enthousiasme récent une part de calcul politique, le plaisir et l’intérêt d’élargir sa base et de jeter la confusion chez l’adversaire ? Mais pourquoi pas ? C’est un peu la loi du genre, et au fond, si Jaurès devient aussi une référence obligée de la droite, il assure ainsi sa consécration nationale, fait pleinement partie de notre patrimoine commun, et c’est très bien. Nous pouvons même espérer que les choses vont aller plus loin encore, et, qu’au-delà des hommages et des cérémonies, chacun prenne un peu de temps pour entendre la voix de Jaurès, être attentif à ce qu’il a cru, voulu et pensé.

Prenons l’actualité de cet été 2007 : réforme fiscale, loi sur la récidive, réforme des universités...

Évitons les polémiques faciles, contentons-nous par exemple de feuilleter la collection de La Dépêche, « journal de la démocratie du Midi » comme elle s’appelait si joliment alors. Le 15 avril 1888, Jaurès, qui est encore loin d’être socialiste, qui se définit comme républicain et défend l’action de Gambetta et de Ferry, s’en prend à la réaction qui veut « accroître les impôts de consommation qui pèsent partout, à la campagne comme à la ville, sur les pauvres gens ». Il lui oppose son projet : « nous voulons remplacer l’impôt foncier par un accroissement des droits qui frappent les successions au-dessus d’un certain chiffre » car « nous pouvons demander quelques sacrifices aux capitaux mobiliers ou immobiliers que les générations se transmettent souvent sans les féconder sans les légitimer par leur travail propre » (« la taille »). Sans abuser du parallèle historique, au titre de jeu d’été, ce Jaurès, encore bien « modéré » aurait-il voté le projet gouvernemental ?

L’autonomie des universités ? Un sujet de prédilection pour Jaurès, maître de conférences à la Faculté de Toulouse, avant et après son premier mandat de député, et aussi adjoint au maire de Toulouse (1890-1893) chargé de l’instruction publique dans son ensemble, mais en fait d’abord du projet de création d’une Université régionale. Jaurès n’a rien d’un centralisateur, et ce défenseur de la « liberté universitaire » (titre d’un article de La Dépêche, 25 juin 1894) va même plus loin que la plupart des républicains de son temps quand il envisage des « expériences » diverses. Rappelons-nous aussi qu’il vit dans un temps où même l’enseignement secondaire reste réservé à une infime minorité, mais cela dit, le fond de sa pensée est bien que la République suppose une démocratie, donc des citoyens instruits. Sa préoccupation est d’assurer l’enseignement du peuple : c’était alors la fonction de l’instruction primaire, aujourd’hui le même objectif suppose un accès généralisé aux universités, qui ne soit pas seulement formel, mais substantiel... C’est toujours l’enjeu des débats actuels.

La récidive ? La délinquance ? Des sujets qui deviennent sans doute des questions politiques au temps de Jaurès, avec déjà la fascination pour l’argent facile, la perte des repères, le rôle des médias dans l’exaltation de « bandits tragiques » en même temps que la surexcitation des peurs. À l’époque, non seulement Jaurès, mais l’ensemble de la gauche se bat pour une justice plus humaine, qui ne soit pas seulement répressive, mais aussi éducative, qui refuse les facilités de l’élimination sociale... Jaurès mena en vain le dernier grand combat parlementaire contre la peine de mort (1908) avant celui que put faire aboutir deux générations plus tard Robert Badinter (1981). Ce n’était pas facile, mais le généreux Jaurès professait aussi qu’il fallait parfois savoir « dépenser sa popularité » en allant à contre-courant de l’opinion, de la mode, « ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe » (lycée d’Albi, discours à la jeunesse, 30 juillet 1903). Il citait Hugo (« construire des écoles, c’est abattre les murs des prisons ») et qualifia un jour le Code pénal de « barbare », un mot rare chez lui. Se serait-il reconnu dans le projet de loi défendu par Mme Dati ?

Bien sûr, le monde a changé... Jaurès ne donne pas de solutions pratiques à tout. Mais il reste une référence, un inspirateur : nous l’avons bien entendu voici quelques semaines. Et il n’est pas inutile de revenir aux valeurs sur lesquelles il s’appuyait. Nos interprétations seront diverses, des discussions probables... Mais nous sommes certainement nombreux à espérer qu’une politique de gauche moderne, efficace et résolue puisse continuer à faire entendre et à renforcer l’autorité du message jaurésien...


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