Pas de pitié pour les profs

jeudi 29 octobre 2020.
 

Un prof est mort. Un prof a été assassiné par un extrémiste religieux, pour un cours. De façon tragique, il a été tué par ceux-là même dont parlait son cours. Mais qu’on se le dise, les enseignants ne veulent pas d’une pitié d’un soir.

Discuter de sujets sensibles, tous les profs en ont fait l’expérience. Les causes de débat et de digression ne manquent pas dans une salle de classe. Parler de sexualité, de politique, de religion, de Charlie Hebdo, d’un artiste condamné, de Darwin... c’est prendre le risque de déborder, de perdre le fil, de s’énerver. On en sort parfois épuisé, amusé, en colère, choqué... Mais au fond d’eux, tous les profs aiment un peu ces moments houleux. Ces moments où le prof est prof. Jamais nous n’aurions pensé faire le lien entre ces digressions et la mort.

Ici, l’ironie devient horrible. Être tué par le sujet du cours. Aucun prof ne peut faire cette horrible hypothèse.

Au-delà du choc, les enseignants sont d’abord pris d’empathie, au sens propre. On se met à sa place. « Et si c’était moi ? ; J’ai déjà fait cours sur Charlie. ; Je comptais montrer les caricatures dans quelques mois. ; On fait quoi à la rentrée ? ; Comment expliquer aux élèves ? »

Aucun de nous n’a de réponse... si ce n’est la discussion, que Samuel Paty semblait ériger en valeur.

Qui dira « Je suis prof » ?

Une fois de plus, l’unité nationale nous invite à affirmer notre identité commune. Les « Je suis prof » et « Je suis enseignant » font écho à l’unité de janvier 2015. Demandons-nous s’il est souhaitable d’être prof comme on a pu être Charlie.

On se rappelle qu’être Charlie a très vite signifié autre chose qu’un soutien à la liberté d’expression et au journal meurtri. On en a fait un devoir, une obligation citoyenne. « Je suis Charlie » était le mot de passe d’une certaine République – un signe d’appartenance, la preuve qu’on n’était pas l’ennemi. Si « être prof » revient à affirmer l’unité nationale à tout prix, à soutenir les actions du gouvernement, à imposer les caricatures sans dialogue, alors il est probable que de nombreux profs refuseront d’« être profs ». Car nous n’avons pas attendu leur émotion ni le meurtre d’un collègue pour être profs, ni pour être unis. Nous n’avons jamais eu besoin des conseils des Blanquer et des Fourest pour pratiquer la libre-pensée, l’esprit critique et la laïcité. Nous n’avons pas attendu notre ministre pour débattre librement en cours, pour refuser l’auto-censure – et ce malgré ses politiques répressives et ses discours réactionnaires.

Nous savons ce que signifie « être prof ». Ni les discours sécuritaires, ni le « retour de l’autorité professorale », ni la stigmatisation des élèves musulmans ne nous apprendront à faire notre métier. Nous n’arrêterons pas de traiter ces élèves comme des élèves. Martelons cette évidence : un élève musulman est d’abord un élève – qui bosse, bavarde, s’amuse, lève la main, sèche, participe, est d’accord, pas d’accord, rend ses devoirs. Bref, un élève.

Pitié contre solidarité

Après le choc, c’est le vocabulaire de l’émotion et de l’unité qui s’est imposé. Il semblerait que, dans ce pays, on n’écoute les enseignants que par pitié, jamais par solidarité. Un assassinat unit le pays – pas un suicide. La peur, la tristesse et autres passions tristes, voilà des choses que l’on peut entendre. Les revendications, l’indignation, jamais.

La pitié et l’unité nationale ne sont pas la solidarité.

Qu’on nous permette une référence bien républicaine... Il y a quelques siècles, Rousseau évoquait ces spectateurs de tragédie, émus au théâtre, presque fiers des belles émotions qu’ils ressentaient. Nos ministres et nos experts sont semblables à ces vertueux d’un soir. Le spectateur pleure honnêtement, il est bouleversé par la pièce qu’il regarde. Mais aucune action, aucune vertu ne sortiront de ces beaux sentiments. Ni de l’émotion nationale... On s’indigne de cette mort comme on s’émeut au théâtre – le temps d’un soir. Le deuil national n’aboutira donc à rien pour les enseignants que l’on plaint aujourd’hui. La pitié des plateaux télé est bien cette « émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que l’illusion produite […] une pitié stérile […] qui n’a jamais produit le moindre acte d’humanité » [1]. Passées les cérémonies du 2 novembre, passées les médailles, seuls les profs continueront d’« être profs ». Aucune action sérieuse, aucune réponse à nos demandes ne viendra.

Comme Rousseau, nous n’attendons pas de ce gouvernement « le moindre acte d’humanité ». Très vite, on se félicitera de l’émotion commune, du soutien montré aux « remparts de la République ». Regardons le ministre assurer ses arrières, récompenser un mort, inciter à montrer les caricatures, défendre son administration. Regardons tel expert rappeler ses prophéties, dénoncer l’auto-censure des enseignants, pointer le mal. « Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Ne s’est-il pas acquitté de tout ce qu’il doit à la vertu par l’hommage qu’il vient de lui rendre ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? » Gouvernants et experts ont ressenti de nobles émotions. Ils sont donc dispensés d’agir noblement.

Le reste du pays reprendra son mépris habituel. Nos trop longues vacances, notre travail si facile, nos heures de cours si supportables, notre idéologie, nos grèves incessantes. Et ceux qui vantent aujourd’hui les hussards de la République ne tarderont pas à nous requalifier de « planqués ».

La nation derrière les profs

Que se le dise donc. Les enseignants – si l’on peut parler en leur nom – ne veulent pas de cette pitié d’un soir.

Qu’on se demande plutôt où était l’unité nationale quand notre Président comparaît des grévistes à des preneurs d’otage. Qu’on se demande aussi qui disait « Je suis prof » quand ils dénonçaient le gel de leur indice salarial et leur rémunération dans la moyenne européenne. Personne non plus pour défendre les hussards, la « colonne vertébrale » de la République, face aux classes surchargées, aux suppressions de postes, à la précarité des contractuels, à l’indécence des salaires du primaire, aux burn-out, aux conditions sanitaires, etc. Il y a quelques jours, le Président rappelait que nous faisons « le plus beau métier du monde ». Il y a quelques mois, il disait que les profs « ne servent pas à redresser le pays ». Qui était prof alors ?

Qu’importe. Comme Samuel Paty, nous n’avons jamais fait ce métier pour leur pitié, pour les cérémonies ou les médailles – seulement pour les élèves.

Un rapide mot enfin sur Samuel Paty. Tous les profs connaissent un collègue passionné. Celui qui s’épuise pour ses élèves, qui dialogue, qui fait rire, se démène en projets, avec ou malgré l’institution. Les premiers témoignages indiquent que Samuel Paty était une telle personne. Du genre à protéger une élève contre le harcèlement. Du genre à choisir le dialogue plutôt que la répression quand un élève prononce une horreur sur la Shoah. Un être à des années-lumières des réactions que sa mort produira, évidemment. Qu’on nous permette donc de lui rendre hommage avec Althusser. Dans un tout autre contexte, le philosophe louait les « maîtres qui dans des conditions épouvantables, tentent de retourner contre l’idéologie, contre le système et contre les pratiques dans lesquels ils sont pris, les quelques armes qu’ils peuvent trouver dans l’histoire et dans le savoir qu’ils ’’enseignent’’. Ce sont des espèces de héros. » [2] Nous avons perdu un tel héros.

Marouane Essadek, professeur de philosophie

Notes

[1] Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur les spectacles

[2] Althusser, Positions


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