La fin de Vichy : restaurer un État bourgeois pour éviter la révolution !

mardi 20 octobre 2020.
 

La fin de la Seconde Guerre mondiale inquiète les possédants, tant au niveau national qu’international. Tous craignent une vague révolutionnaire du type de celle qui s’est produite en Europe entre 1917 et 1923. Les trotskystes n’étaient pas les seuls à penser que la révolution pouvait survenir du choc produit par cette guerre.

Tous s’y sont préparés, que ce soient les alliés avec les bombardements de terreur de la fin de la guerre sur une série de villes ouvrières en Europe, que ce soit la direction stalinienne laissant la résistance polonaise se faire massacrer lors de l’insurrection de Varsovie, ou refusant tout soutien aux révolutionnaires grecs et yougoslaves.

La dynamique de révolution permanente : libération ou révolution sociale ? La Deuxième Guerre mondiale avait plusieurs aspects. Elle était bien sûr une guerre inter-impérialiste, pour le contrôle du monde, utilisée par les USA pour leur ouvrir l’ensemble des ressources du marché mondial. Elle était en même temps une guerre de libération nationale pour la Chine et pour les peuples coloniaux opprimés de l’Afrique et de l’Asie.

En outre dans certains pays européens, en Yougoslavie et en Grèce, également en Pologne, et aussi en France et en Italie, un élément autonome entrelacé dans la guerre impérialiste était une « guerre de libération menée par les ouvriers, les paysans, et la petite-bougeoisie urbaine opprimés contre les impérialistes nazis et leurs faire-valoir locaux »1.

La nature de cette guerre de libération populaire était déterminée par les conditions inhumaines et l’exploitation féroce des travailleurs qui ont existé dans les pays occupés. « Les gens combattaient parce qu’ils avaient faim, parce qu’ils étaient surexploités, parce qu’il y avait des déportations massives de travailleurs forcés en Allemagne, parce qu’il y avait des exécutions de masse, parce qu’il y avait des camps de concentration, parce qu’il n’y avait aucun droit de grève, parce que les syndicats ont été interdits, parce que les communistes, les socialistes et les syndicalistes étaient mis en prison ».

La résistance condamne la trahison des classes dirigeantes, les arrangements avec les nazis, identifie les élites, la grande bourgeoisie avec le régime de Vichy. Au moment où le journal trotskyste la Vérité titre en août 1944 « Pour que la défaite de Hitler soit la victoire des travailleurs », Albert Camus intitule l’éditorial du quotidien Combat « De la Résistance à la Révolution ».

La collaboration avec les nazis a décrédibilisé tout le système

Bien au-delà des militants d’extrême droite et des anciens socialistes et communistes, pour lesquels il faut construire en France un fascisme totalitaire, c’est la totalité de l’État français de Pétain, obsédé par sa souveraineté et ses ennemis intérieurs, qui est impliquée dans la collaboration, politique, économique et répressive. Toutes les structures de l’État en place sont chargées en lien avec les nazis de la mise en œuvre du programme travail-famille-patrie et des basses œuvres répressives, contre les juifs, contre la résistance, contre les francs-maçons, les syndicalistes, etc.

À partir du débarquement du 6 juin 1944, deux courses de vitesse sont entamées. Celle des alliés pour atteindre Berlin avant l’armée soviétique, et celle de la bourgeoisie française pour mettre en place un État face à la désagrégation du pouvoir en place. En effet, si l’administration et tous les possédants restés en France se sont d’abord bien accommodés de l’occupant ou du régime de Vichy, ils ont commencé à préparer l’avenir dès la défaite nazie à Stalingrad en février 1943. Des patrons commencent à soutenir financièrement la Résistance, des fonctionnaires démissionnent, à l’image de la police parisienne en grève le 15 août 44, après avoir mis tout son zèle à seconder les nazis, notamment lors de la rafle du Vel d’hiv.

Les impérialistes sont si conscients de ce problème qu’ils préparent l’installation dès le débarquement en France d’un gouvernement militaire d’occupation2 constitué par des officiers britanniques et américains chargés d’administrer les territoires libérés en attendant l’établissement d’un gouvernement légitime, et impriment même une monnaie de ce gouvernement.

De Gaulle et la restauration de l’État

Il est persuadé que l’installation d’un gouvernement d’occupation ne fera que renforcer ce qu’il déteste, la mobilisation populaire. Le 14 juin 1944, une semaine après le débarquement de Normandie, il passe quelques heures dans les zones libérées et prononce un très rapide discours à Bayeux : les Français se retrouvent, le combat continue jusqu’à la libération totale. L’enjeu de ce déplacement est ailleurs. Il s’agit d’affirmer aux alliés sa prééminence comme recours pour un nouveau pouvoir en empêchant la mise en place du gouvernement militaire allié. Il met immédiatement en place une administration civile et militaire, contrôlée par le gouvernement provisoire qu’il dirige. Il désigne un commissaire régional de la République qu’il installe avec une équipe à Bayeux qui devient ainsi, jusqu’à la libération de Paris le 25 août, la capitale administrative.

Il expliquera très clairement les objectifs qu’il avait à ce moment, deux ans après, dans le second discours de Bayeux de 19463 : « c’est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l’État ; l’État légitime, parce qu’il reposait sur l’intérêt et le sentiment de la nation ; l’État dont la souveraineté réelle avait été transportée du côté de la guerre, de la liberté et de la victoire, tandis que la certitude n’en conservait que l’apparence ; l’État sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité, au milieu des vicissitudes du dénuement et de l’intrigue ; l’État préservé des ingérences de l’étranger ; l’État capable de rétablir autour de lui l’unité nationale et l’unité impériale, d’assembler toutes les forces de la patrie et de l’Union Française, de porter la victoire à son terme, en commun avec les Alliés, de traiter d’égal à égal avec les autres grandes nations du monde, de préserver l’ordre public, de faire rendre la justice et de commencer notre reconstruction. »

Ce moment vient de loin

L’appel du 18 juin 1940 n’était pas un appel à la guerre de partisans, mais à reconstituer une armée, avec ses officiers, son commandement, ce qu’il fera à Londres. En juillet, il a une petite armée de 7 000 hommes et il a installé un service secret qui sera l’ancêtre de la DST.

Parallèlement, il cherche à mettre en place une structure étatique officielle, autorité de la « France libre » autour de lui. Les deux premières datent d’octobre 1940 et septembre 1941 et sont adossées à l’empire colonial qui le rejoint, à part l’Indochine.

Au tournant de la guerre en Europe, la défaite nazie de Stalingrad en février 1943, commencent les défections des « vichystes anti allemands » qui ont le soutien des américains à Vichy, avec lesquelles les alliés espèrent construire une alternative à De Gaulle. Mais ces montages avaient une carence majeure, ils ne représentaient pas la Résistance intérieure. De Gaulle est convaincu qu’il n’est pas possible de reconstruire une domination stable sans y intégrer le Parti Communiste.

C’est pour cette raison qu’il constitue en mai 1943 le Conseil National de la Résistance qui regroupe les différents mouvements de la Résistance intérieure française, de la presse, des syndicats et des membres de partis politiques hostiles à Vichy. Avec le CNR, c’est le choix de l’union nationale. Une année de négociations conduira au Programme adopté le 15 mars 1944, et à la mise en place d’un Gouvernement provisoire incluant les communistes. De Gaulle a réussi son pari politique : intégrer les communistes à la reconstruction de l’État à la Libération, pour éviter toute vacance du pouvoir et tout bouleversement social.

Qui va diriger effectivement le pays ?

Pour celles et ceux d’en bas, épurer, c’est en finir avec tous ceux qui ont exploité et opprimé pendant cinq ans, briser le pouvoir de l’argent, des trusts, de l’oligarchie économique, changer le système politique.

Ils constituent les milices patriotiques qui regroupent des dizaines de milliers d’hommes, plus ou moins bien armés (certains réquisitionnent des armes), ils sont estimés à 50.000 à Paris, 20.000 en Haute-Garonne et dans les Bouches-du-Rhône, 4.000 dans le Gers, 1.500 dans la Marne, etc.

Les diverses formes de résistance occupent les comités départementaux de libération qui prennent la place des préfectures, organisent la vie des populations, le ravitaillement, la sécurité, l’épuration. Dans certains départements, ils refusent de rendre le pouvoir aux préfets. Par exemple dans l’Allier, le comité départemental prend la totalité des pouvoirs et demande de « faire de notre Libération l’acte un de notre révolution populaire ». Dans les premiers mois de la Libération, onze des Conseils départementaux de la Libération (CDL) ne veulent pas être remplacés devant la nouvelle administration préfectorale, nommée par De Gaulle. Des rencontres régionales de CDL se tiennent, qui refusent de se laisser déposséder de tout pouvoir de décision ou de contrôle.

Expériences de contrôle ouvrier

L’activité économique est pratiquement au point mort, les infrastructures détruites (ponts, ports, chemins de fer…), l’appareil industriel à bout de souffle, deux millions d’hommes sont encore en Allemagne4. Il faut rétablir les voies de circulation, les approvisionnements en eau, gaz et électricité (en 1945, la production électrique était tombée à 50% de celle de 1938, et celle de charbon à un cinquième !), déblayer les ruines, construire pour un million de sans-logis, faire repartir la production et assurer la survie de la population. La production agricole est moins atteinte : 80 % de la moyenne d’avant-guerre5, mais les difficultés de transport réduisent les villes à la famine, l’inflation ronge les salaires.

Le Préfet du Pas-de-Calais écrit que le climat dans les mines « est un climat quasiment anarchique », que « d’innombrables ouvriers sont pleins d’ardeur révolutionnaire », que sont « considérés comme collaborateurs les chefs brutaux, méprisants »6.

Dans les entreprises, des Comités de gestion ou de production presque toujours élus par les travailleurEs se débarrassent des directeurs ou des patrons les plus compromis avec l’occupant. Leur pouvoir va du simple rôle consultatif, au contrôle, voire à la direction de l’entreprise, parfois au travers de gestions mixtes ou tripartites.

À Tulle, le CDL confie la direction de l’usine Brandt à un conseil d’ouvrierEs après l’arrestation de ses dirigeants7. À Toulouse, le maire municipalise les tramways, le gaz, l’électricité, l’eau et le théâtre du Capitole. À Montluçon, de nouvelles directions choisies parmi les résistants sont nommées dans les usines de la ville, comme dans les sept mines du bassin d’Alès, les chantiers marseillais des Aciéries du Nord, les établissements Fouga, les forges de Tamaris à Alès...

À l’usine d’aviation Caudron, l’assemblée du personnel décide de désigner une nouvelle direction qui met en place une organisation autogérée de l’usine8 qui durera quatre années.

À Berliet, l’expérience de gestion directe sera beaucoup moins démocratique. L’usine est mise sous séquestre après l’arrestation de Marius Berliet et de ses quatre fils (elle leur sera rendue en 1949). Le contrôle communiste très marqué par la gestion « soviétique russe » sera d’une autre nature.

Mais le facteur clef pour l’extension et la centralisation de toutes ces formes de contrôle ouvrier était l’attitude de la CGT et du PCF. Loin de les soutenir, de les développer, de les radicaliser, les directions de la CGT et du PCF ont « surtout le souci de ne prendre aucune initiative gestionnaire qui n’ait été approuvée par les Commissaires de la république, et à fortiori qui ait pu être en opposition directe avec la volonté de ces derniers »9. Ils défendent le programme du CNR, tout ce programme, mais rien que ce programme. En conséquence, toutes ces initiatives vont être étouffées, enterrées, laissées à leurs difficultés.

La bourgeoisie fait face

De Gaulle ne reste pas inactif, il travaille à la reconstitution d’un État. Entre septembre 1944 et janvier 1945, il nomme dans chaque grande région un commissaire de la République qui se heurte parfois aux CDL, et il s’appuie sur la CGT pour faire repartir l’industrie. Dès septembre 1944, Benoît Frachon, le secrétaire général de la CGT et membre du bureau politique du PCF, lance la « bataille pour la production ».

Le 28 octobre 1944, le GPRF qui comprend des ministres communistes ordonne par décret le désarmement et la dissolution des Milices patriotiques, au même moment où il donne un avis favorable au retour de Maurice Thorez en France.

Avec l’incorporation des Forces françaises de l’intérieur (FFI) dans l’armée régulière, le général de Gaulle entend affirmer le rétablissement de l’« ordre républicain ».

Les nationalisations

Le régime de Vichy avait instauré des rapports nouveaux entre l’État et les entreprises, différents du libéralisme d’avant-guerre. En outre, les grands industriels, les milieux modernistes du capital comprennent que la situation impose une forme de planification, un « mal inévitable ». La seule limite qu’ils mettent est que doit être préservée l’initiative privée des entrepreneurs : « les jeunes patrons exaltent l’expérience britannique des nationalisations dans laquelle la gestion des entreprises est totalement autonome et où le personnel n’a qu’un rôle consultatif »10. Finalement l’épuration ne remet pas en cause le pouvoir des grands capitalistes, sauf quelques-uns particulièrement impliqués dans la collaboration11.

Les premières nationalisations ont lieu dès la fin de 1944 (Renault, Houillères du Nord-Pas-de-Calais), qui annoncent celles des grandes entreprises financières (2 décembre 1945), des principales compagnies d’assurance et de presque tout le secteur de l’énergie (8 avril 1946). Elles maintiennent au sein des entreprises nationalisées une gestion traditionnelle et elles indemnisent les actionnaires. Les déclarations sur la nécessité d’autres rapports sociaux et humains dans l’entreprise, n’empêcheront pas le fonctionnement capitaliste de réapparaître dans sa banale réalité.

Il est parfois dit que c’est le poids des communistes dans le CNR qui a obligé la bourgeoisie française à ces nationalisations. Si de Gaulle avait bien compris le rôle de pacificateur que pouvait avoir la direction du Parti Communiste, la place des nationalisations dans le redémarrage de l’économie a d’autres racines.

Il y eu des nationalisations très étendues dans de nombreux pays d’Europe de l’ouest à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dans des pays sans aucune influence communiste. L’Autriche nationalisera les mines, les principales usines métallurgiques, l’électricité, l’industrie d’aluminium, des engrais et une partie de la construction mécanique. La Grande-Bretagne nationalisera l’industrie charbonnière qui périclitait, mettra en place un système de protection sociale.

« En France comme ailleurs, les nationalisations étaient opérées dans des secteurs arriérés de l’industrie lourde, il s’agissait d’entreprises gravement atteintes par la guerre et que les entrepreneurs privés ne pouvaient remettre sur pied par eux-mêmes. […] L’État était contraint d’être directement ou indirectement l’entrepreneur principal de la Reconstruction, [...] de reconstituer et de remettre à neuf l’industrie lourde ».12

L’indemnisation favorisera la constitution de holdings financiers. Par ailleurs, l’intervention de l’État reflue dans le reste de l’économie par rapport à ce que Vichy avait instauré. « Les nationalisations sont compensées par un retour en force du libéralisme, de la domination de l’argent et du marché »13.

Le volet social des réformes est illustré par le congé maternité, la création des comités d’entreprise le 22 février 1945 (qui n’ont pas de fonction dans la gestion des entreprises) et surtout par les ordonnances des 4 et 19 octobre qui fondent la Sécurité sociale.

« Une seule armée, une seule police, une seule administration »

Le mot d’ordre lancé par Maurice Thorez (rentré en France le 27 novembre 1944) au comité central du PCF en janvier 1945, « une seule armée, une seule police, une seule administration » reconnaît « la dualité de pouvoir qui existait depuis l’été 1944 en même temps qu’il la condamne au profit du gouvernement provisoire et de l’ancien appareil d’État. »14 Le PCF, fort de ses 800 000 membres, puis de ses 26 % aux élections d’octobre 1945, accorde une priorité absolue à la guerre, au relèvement économique, et à la restauration des structures étatiques traditionnelles au détriment de celles issues de la Résistance. Le poids du PCF sera déterminant, tant pour la disparition des comités de libération que pour le désarmement et la dissolution des milices patriotiques. C’est un discours d’ordre, de canalisation de toute action indépendante, de respect des institutions, défendu par le parti qui a la confiance de l’immense majorité des travailleurs, qui les représente. Travaillez, le gouvernement s’occupe du reste. Il va être efficace dans cette fonction d’éteignoir.

Le PCF visait à s’installer durablement dans le gouvernement, comme parti responsable, pour influencer l’action gouvernementale tout en restant dans l’esprit des accords de Yalta.

La bourgeoisie utilisera à fond ce rôle du PCF pour éviter une montée révolutionnaire. Malgré les difficultés économiques, elle cédera sur la mise en place du système de sécurité sociale et diverses mesures importantes pour s’assurer de ce soutien et éviter le pire. Puis une fois l’économie redémarrée, une fois qu’elle se sera refaite une santé politique, elle s’en débarrassera. La vie reprendra…

Patrick Le Moal

Notes

1. Cf Ernest Mandel « Les trotskystes et la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale » La Gauche, Hors Série n°2, 2004

2. Allied Military Government of Occupied Territories (AMGOT)

3. Discours dans lequel il présente son projet de régime présidentiel fort qu’il mettra en place après le coup d’état de 1958.

4. En 1939, il y avait 41,5 millions d’habitants, 39,7 en 1945.

5. La France depuis la guerre, Alexander Werth, Gallimard, 632 pages, page 72.

6. Idem, page 166.

7. Idem page 168.

8. Mes années Caudron, Simonne Minguet, Syllepse, 144 pages, 14,50 euros.

9. Conflits, pouvoirs et société à la libération, Grégoire Madjarian, Éditions Complexe, page 179.

10. Idem, page 239.

11. Louis Renault meurt en prison avant son procès...

12. Idem, page 244.

13. Idem, page 252.

14. Idem, page 195.


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