Management : la langue néolibérale en procès

mardi 20 octobre 2020.
 

Le livre de Sandra Lucbert Personne ne sort les fusils est un curieux objet littéraire. L’autrice y décrypte la langue et la pratique managériale de l’entreprise France Télécom et ce procès inédit que la ténacité des syndicats a tout de même réussi à faire tenir en mai 2019. Sandra Lucbert , Personne ne sort les fusils, Éditions du Seuil, 2020, 154 pages, 15 euros

Le procès de France Télécom s’ouvre sur une déception, car les poursuites ne visent que le délit de harcèlement moral. Pas même de poursuites pour homicides involontaires. Les peines encourues sont modestes au regard des 19 suicides et des nombreuses dépressions sur la période considérée : « 15 000 euros d’amende – Olivier Barberot, par exemple, gagne 540 000 euros par an – et une année de prison qu’ils ne feront pas, leurs casiers étant vierges ».

« Ils ont gâché la fête »

Le procès sera à la fois décevant et tout à fait utile pour les familles et les salariés, ceux de France Télécom et tous les autres. Il sera aussi l’occasion de voir ces sept grands patrons, « prévenus », c’est-à-dire accusés. Comme le relève Sandra Lucbert, « d’ordinaire, en France, on ne juge pas ces gens-là ». Ces dirigeants qui, jusque devant les juges, avouent ne pas comprendre ce qu’ils font là. Didier Lombard ne déclare-t-il pas, le 6 mai 2019, à la barre : « Finalement, cette histoire de suicides, c’est terrible, ils ont gâché la fête » ?

Sandra Lucbert commence par relever un parallèle pour le moins osé : tout le monde a dans la tête le procès de Nuremberg. Et pourtant, elle écarte cette analogie en faisant remarquer que « toute notre mécanique sociale devrait comparaître ; et c’est impossible, parce que nous sommes à l’intérieur ; elle dicte nos présupposés. On ne la voit pas : c’est par elle qu’on voit. Ainsi, le tribunal est intérieur à ce qu’il juge ». Le procès de Nuremberg, c’était la liquidation d’un monde par un autre monde. Là, il n’y a pas d’extériorité.

Carambolages

Partant de ce constat, Sandra Lucbert nous propose un carambolage, une série de heurts de langage pour mieux saisir et démolir cette langue managériale à laquelle elle donne, en résonance au travail de Klemperer sur la LTI*, le nom de LCN : la Lingua Capitalismi Neoliberalis, la langue du capitalisme néolibéral. « Notre langue oppressive s’appelle la LCN : l’anglais managérial, lui aussi, produit un monde en même temps qu’il l’exprime. Un monde pour le flow. »

Elle fracasse un par un tous les éléments de cette domination managériale : la langue bien sûr, car l’état du langage soutient l’exercice du pouvoir. Elle réussit à dynamiter tous les effets de langages de la LCN. Mais aussi, les outils d’aliénation comme le « DSM » dont elle souligne le rôle : « Comme ses bons camarades, le management et la dérégulation financière, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) s’est imposé sans partage depuis son remaniement des années 1980. La psychologie mondiale se réfère au DSM. L’état des salariés, pardon : des collaborateurs, est caractérisé selon le DSM. Il a été élaboré par l’armée et l’industrie pharmaceutique, qui ne cesse d’investir dans la rentabilisation du fardeau humain. Le DSM invente des maladies à mesure que de nouvelles tortures de management apparaissent. Plus on crée de nouvelles tortures, plus le DSM invente de ”troubles”. Plus le management démolit les gens, plus le retour sur investissement des Pharmaceuticals augmente. It’s a win ». Elle dénonce aussi le rapport Lecocq sur la santé au travail, rapport commandé par la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, elle-même le pur produit du management (elle est aussi administratrice d’Orange) et « nommée en 2017 pour aider au désalariat. Sa mission : supprimer le Code du travail ». L’écriture de Sandra Lucbert porte cette joyeuse colère de celles et ceux qui ne veulent pas se laisser engloutir par la langue néolibérale. C’est libérateur !

La galerie de portraits des dirigeants de France Télécom – Orange vaut le détour. L’autrice les saisit au plus juste, dans leurs mots, dans leurs audaces : « Jésus manager ». Elle n’omet pas de citer ceux qui ont préparé le désastre avant Didier Lombard, notamment Michel Bon et Thierry Breton... qui vient de gagner des galons de commissaire européen !

Si le « projet d’améliorer la performance globale de l’entreprise » et de « rendre les collaborateurs et les business units plus agiles » vous hérisse le poil, ce livre est fait pour vous.


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