« Aujourd’hui pour sauver l’accumulation du capital, on est obligé de détruire la démocratie »

jeudi 17 septembre 2020.
 

L’inaction écologique menace désormais l’espace démocratique, estime le philosophe Pierre Charbonnier. Les régimes autoritaires qui émergent ne se constituent-ils pas en appui à l’accumulation de richesses par quelques-uns au prix de la dilapidation des ressources de tous ?

Face à cette destructrice « utopie du marché », les progrès politiques viendront du contre-mouvement social. Entretien réalisé en partenariat par le site informatique Basta et l’hebdomadaire Politis.

Basta ! et Politis : Comment interprétez-vous la multiplication d’initiatives écologiques et sociales à l’échelle locale ?

Pierre Charbonnier [1] : Ces démarches perpétuent une grande tradition de lutte pour les libertés et les droits collectifs, elles remettent en avant ce que l’on peut appeler la conquête de l’autonomie. À la différence des précédentes transformations sociales, ces revendications ne se font pourtant plus seulement dans une relation positive à l’État, mais contre lui. Le droit du travail, la Sécurité sociale, les retraites : historiquement, les dispositifs de protection ont été négociés et obtenus avec l’État ; c’est ainsi que celui-ci est devenu l’interlocuteur principal du mouvement social, et donc une valeur pour la gauche. Puis, en grande partie sous l’effet de l’émergence des enjeux écologiques, ce jeu s’est renversé. C’est désormais contre l’État centralisateur et bureaucratique que se construit parfois le mouvement de conquête de l’autonomie collective.

La grande machine administrative qui a mis en forme la protection sociale a été largement incapable d’entendre d’autres demandes, en rupture avec le processus d’uniformisation territoriale qui caractérise la modernité. C’est ce qu’illustre la lutte contre les grands projets inutiles, ces infrastructures industrielles accusées de sacrifier des morceaux de territoire au nom de l’intérêt « national ». L’exemple le plus symbolique est celui de Notre-Dame-des-Landes : tout l’enjeu pour les opposants à ce projet de nouvel aéroport dans la région de Nantes consistait à démontrer à l’État qu’il ne savait plus administrer correctement ce territoire, que l’espace n’est pas seulement une juxtaposition de parcelles identiques les unes aux autres. Que ce soit au regard de ses caractéristiques écologiques propres ou de l’histoire des savoir-faire qui y sont implantés, il était possible de démontrer en actes que l’aéroport promu par l’État constituait un gâchis et un investissement obsolète.

Est-ce à dire que l’État serait aujourd’hui devenu un adversaire dans la lutte pour le progrès écologique et social ?

Ce n’est pas aussi simple. Je ne crois pas à une lecture qui opposerait l’autonomie radicale à l’État. Il ne faut pas oublier que la haine de l’État peut aussi venir du fanatisme marchand : c’est très clair dans la tradition viennoise, chez Hayek [Friedrich Hayek, économiste britannique, ndlr] et ses héritiers, qui étaient aussi des « autonomistes » à leur façon, avec l’idée que l’offre et la demande peuvent se rencontrer sans la tutelle d’un grand intendant général. L’enjeu est donc de savoir où et comment produire du commun et des politiques de solidarité à l’heure du choc climatique. Parfois, cela passe encore par les formes classiques et majestueuses de l’État, comme c’est le cas avec le projet d’un Green New Deal aux États-Unis, qui entend répondre au démantèlement de l’État fédéral américain par le président Donald Trump. Pour discipliner de grands oligopoles industriels, pour orienter les flux de capitaux dans la bonne direction et pour ajuster le droit à l’enjeu écologique, il est difficile de ne pas en passer par l’État.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message