Les alliances politiques Verts-droite, plus tellement contre nature

samedi 12 septembre 2020.
 

De l’Irlande à l’Autriche en passant par l’Allemagne, les coalitions entre partis écolos et conservateurs se multiplient en Europe. Des mariages de raison pour l’heure, constate cet hebdomadaire, mais qui révèlent une convergence croissante de leurs intérêts politiques.

La formation du nouveau gouvernement irlandais, le 27 juin, après cent quarante jours de marchandages, amène au pouvoir une nouvelle coalition. Non seulement les anciens adversaires du Fianna Fáil et du Fine Gael s’allient pour la première fois depuis la guerre civile irlandaise, qui a sévi il y a environ un siècle, mais ces deux partis de centre droit vont unir leurs forces avec le Parti vert, formation née il y a vingt-neuf ans. Sous la houlette du nouveau taoiseach [Premier ministre], Micheál Martin, cette coalition promet un New Deal vert qui réduirait les émissions de CO2 de 7 % par an. Quoique encore rares, les alliances, autrefois improbables, entre militants du climat et conservateurs sont de plus en plus à la mode en Europe. La pandémie de Covid-19 pourrait favoriser de telles coalitions.

Pour l’heure, les alliances Verts-conservateurs sont des mariages de raison. Elles sont nées de la fragmentation des partis politiques européens, qui oblige ces derniers à envisager de nouveaux partenariats. Il est des domaines dans lesquels les écologistes et les conservateurs n’ont guère de chances de s’entendre, notamment la défense et la politique étrangère. Mais les deux camps se sont beaucoup rapprochés ces dernières années. Et avec la pandémie, le paysage politique devient plus vert que jamais, ce que les politiques de centre droit comptent bien exploiter.

Un penchant traditionnel à gauche

Traditionnellement, les Verts sont plus enclins à s’entendre avec des partenaires de centre gauche. En Allemagne, ils sont entrés dans un gouvernement “rouge-vert” mené par le Parti social-démocrate (SPD) entre 1998 et 2005. Mais, en Allemagne et ailleurs, les écologistes devancent le centre gauche, le socialisme à l’ancienne ayant perdu de son attrait, tandis que l’écologie était en pleine floraison. Ces idéalistes excentriques qu’étaient autrefois les Verts aspirent à exercer le pouvoir et acceptent les compromis inévitables que cela suppose.

L’Autriche est le meilleur exemple de ces nouvelles alliances entre Verts et conservateurs. Depuis janvier, après des mois de négociations ayant suivi une élection sans résultats nets, le pays est gouverné par un couple étrange. Le chancelier, Sebastian Kurz, est l’homme qui a fait évoluer le Parti populaire autrichien (Österreichische Volkspartei, ÖVP) depuis son centrisme démocrate-chrétien vers la droite populiste. Cet homme de 33 ans aux costumes impeccables et aux cheveux gominés a pour adjoint le très décontracté Werner Kogler, dirigeant des Verts, de 25 ans son aîné, qu’on n’a jamais vu porter une cravate.

Une position de faiseur de roi

Dans cette alliance avantageuse, Kurz mène une politique résolument anti-immigration, tandis que Leonore Gewessler, la “super-ministre” (son titre complet étant “ministre fédérale du Climat, de l’Environnement, de l’Énergie, des Mobilités, de l’Innovation et de la Technologie”), met en œuvre l’un des programmes de lutte contre le changement climatique les plus ambitieux d’Europe, qui vise à faire de l’Autriche un pays neutre en carbone d’ici à 2040. Kurz et Kogler ont bien coopéré dans la lutte contre la propagation du coronavirus. Le taux d’infection de l’Autriche est resté relativement faible.

Forts de 14 % des voix aux élections de septembre, les Verts ont pu jouer les faiseurs de rois. Au mois de février, en Irlande, les écologistes ont été dans une position tout aussi favorable, remportant 12 sièges sur 160 au Dáil [chambre basse du Parlement]. Quoique divisés, les Verts ont fait entrer le Fianna Fáil et le Fine Gael au gouvernement, excluant par là même les nationalistes de gauche du Sinn Féin (la branche politique de l’Armée républicaine irlandaise qui a ensanglanté l’Irlande du Nord pendant plus de trente ans). Le dirigeant des Verts irlandais, Eamon Ryan, un ancien vélociste qui a fait partie du gouvernement en 2007-2008, est ministre de l’Action climatique, des Réseaux de communications et des Transports.

L’Allemagne, laboratoire de l’idéologie écolo-conservatrice

L’Autriche et l’Irlande sont du menu fretin par rapport à l’Allemagne, où la coalition Verts-conservateurs la plus importante pourrait émerger. À l’approche des élections fédérales de l’année prochaine, les sondages créditent les Verts d’une deuxième place derrière la CDU (chrétiens-démocrates) d’Angela Merkel. En juin dernier, un sondage a placé brièvement les Verts devant la CDU, qui a depuis lors repris son avance. Un gouvernement de coalition “noir-vert” est parfaitement du domaine du possible.

En outre, c’est bel et bien en Allemagne qu’une idéologie écolo-conservatrice digne de ce nom pourrait s’implanter. En 2011, dans le sillage de la catastrophe de Fukushima, Angela Merkel a ordonné la fermeture des centrales nucléaires du pays, satisfaisant ainsi dans les faits l’une des plus vieilles revendications des Verts, même si cela s’est fait au prix d’émissions accrues des centrales à charbon. Les Verts et la CDU se partagent le pouvoir à l’échelon des Länder : six de ces États fédérés sont dirigés par des coalitions dont font partie la CDU et les Verts, deux d’entre elles étant des alliances “noir-vert” uniquement. Robert Habeck, le codirigeant des Verts, qui vient de la frange realo (“réaliste”) de son parti, ne demande pas mieux que de partager le pouvoir avec la CDU au sein du gouvernement fédéral.

Les conservateurs attachés à la campagne

Fait important pour n’importe quel compromis avec les conservateurs, les écologistes sont de moins en moins nombreux à défendre l’idée que la croissance économique est mauvaise en soi – à condition qu’elle soit durable. Une bonne partie de la jeune génération, élevée dans le climat économique plus libéral de l’après-guerre froide, est davantage ouverte à des solutions relevant du secteur privé dans la lutte contre le changement climatique.

Tandis que les Verts sont devenus plus pragmatiques, de nombreux conservateurs craignent moins l’écologie qu’autrefois. Michael Gove, le porte-étendard de l’écologie au sein du gouvernement conservateur britannique, a étonné tous les militants ultras par son enthousiasme à allouer d’importantes subventions aux propriétaires fonciers pour les inciter à une gestion écologique, ce qui revient à considérer les campagnes comme un bien public sur le nouveau front de la guerre contre le changement climatique. Mark Littlewood, de l’Institute of Economic Affairs, un groupe de réflexion libéral britannique, assure que les conservateurs britanniques n’ont aucune raison de ne pas soutenir une taxe carbone. Toutefois, il fait valoir que les conservateurs doivent être “rassurés quant au fait que l’écologie n’est pas un cheval de Troie pour faire passer plus de contrôles socialistes. Il faut les convaincre que l’objectif est de décarboner l’économie, rien de plus.”

Fondamentalement, comme l’a souligné un conseiller du gouvernement britannique, l’écologie peut être un enjeu de droite, “car il s’agit de conservation”. Or les conservateurs sont traditionnellement les gardiens de la campagne, tandis que les partis de gauche sont généralement implantés dans des zones urbaines, industrielles. Ainsi, dans la vision romantique de conservateurs français, la France profonde* des petits villages et de l’agriculture est l’incarnation des valeurs nationales.

Des plans de sauvetage post-Covid 19 teintés de vert

Sara Hobolt, professeur de politique à la London School of Economics, fait valoir que les partis conservateurs partout en Europe sont bien plus libéraux sur le plan sociétal qu’autrefois. Ce qui les rend plus à l’aise pour travailler avec les anciens hippies et anarchistes qui parsèment les partis écologistes.

Le Covid-19 a mis en lumière la réalité de catastrophes annoncées depuis longtemps dans l’indifférence quasi générale. Et la nécessité de remédier aux dégâts économiques de la pandémie incite les gouvernements de centre droit à recourir à l’interventionnisme étatique pour déployer des moyens médicaux, soutenir les économies, préserver des millions d’emplois. Leurs énormes plans de sauvetage sont souvent marqués du sceau de l’écologie.

Les gouvernements français et britannique, ainsi que le gouvernement italien (populiste), ont tous promis plus d’argent pour faciliter et rendre plus sûre la circulation des piétons et des cyclistes en ville. Le président Emmanuel Macron a accepté de donner des milliards d’euros pour sauver l’automobile et l’aéronautique françaises, moyennant quoi ces deux secteurs se sont engagés à remplir respectivement des objectifs d’électrification et de réduction d’émissions.

Un phénomène qui se limite à l’Europe du Nord

Pour l’instant, les alliances Verts-conservateurs vont sans doute rester limitées à l’Europe du Nord. Les partis verts sont assez peu implantés en Europe du Sud ou de l’Est. Parmi les pays riches, beaucoup ne sont pas près de renoncer aux énergies fossiles. L’Australie, par exemple, est le plus grand exportateur mondial de charbon : elle en a vendu pour 46 milliards de dollars en 2019. Son gouvernement conservateur de coalition s’était distingué en niant le fait que les terribles incendies survenus en début d’année étaient liés au réchauffement climatique. Mais l’opinion publique évolue sur ces questions. La part des Australiens qui estiment que le changement climatique est un problème “grave et pressant” est passée d’environ 50 à 60 % sur les quatre dernières années. En mai, le gouvernement a publié une feuille de route pour la réduction des émissions de CO2 de l’Australie, avec pour objectif de remplacer à terme le charbon par du gaz.

De même, au Canada, les conservateurs ont longtemps été inféodés aux intérêts des producteurs d’énergies fossiles, en particulier dans les provinces pétrolières de l’Alberta et de la Saskatchewan [dans le centre du pays]. Mais eux aussi ont été obligés de devenir plus écolos afin de reprendre des voix à Justin Trudeau. Entre-temps, aux États-Unis, le Parti républicain et le président Donald Trump, ardent défenseur du charbon, semblent indifférents à l’évolution verte du mouvement conservateur. Pourtant, bizarrement, c’est dans des États tenus par les républicains, comme le Texas (également grand producteur de pétrole) que le boom des énergies renouvelables a été le plus fort.

Le mouvement écolo-conservateur n’en est qu’à ses débuts. Il n’atteindra peut-être jamais l’âge adulte. L’électorat va peut-être rejeter ses projets disparates, les jugeant opportunistes. Mais il pourrait au contraire y voir une tendance politique qui tient les promesses de campagne et fait bouger les choses. Cette démarche mixte pourrait être une formule gagnante au gouvernement. Elle concilie deux courants politiques axés sur des valeurs a priori contradictoires : l’un veut préserver la nation, l’autre la Terre. La pandémie a renforcé ce curieux mélange, obligeant davantage de politiques à être plus pragmatiques qu’ils ne l’auraient voulu. Un tel pragmatisme pourrait bel et bien renouveler la manière de faire de la politique.

* En français dans le texte.


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