Violences policières en France : production de connaissances et mise en évidence d’un problème public

samedi 5 septembre 2020.
 

Loin de n’être qu’un écho aux mobilisations américaines consécutives au meurtre de George Floyd, les manifestations contre les violences policières racistes qui ont réuni dans toute la France en juin des milliers de personnes s’inscrivent dans un mouvement qui a vu, depuis une quinzaine d’années, différents acteurs et collectifs produire des connaissances publiques à propos des inégalités raciales et sociales associées aux contrôles d’identité, de l’ampleur des interventions policières mortelles et de la faiblesse des condamnations.

Le débat sur les violences policières et le racisme au sein de la police est au cœur de l’actualité en France. Plusieurs rassemblements ont été organisés pour demander « vérité et justice » pour Adama Traoré, Angelo Garand, Wissam el Yamni, entre autres. Parallèlement, le Défenseur des droits a rendu une décision dénonçant un racisme systémique dans les pratiques de la police du 12e arrondissement de Paris, dans le cadre d’une procédure judiciaire en cours.

Dans ce contexte, débats et controverses se multiplient. Certains y voient une tentative de profiter de l’actualité états-unienne pour importer des problématiques qui n’ont pas lieu d’être en France. D’autres soulignent la récurrence du problème en France, citant des précédents anciens tels que la mort de Malik Oussekine voire les violences de l’ordre colonial.

Pour comprendre l’ampleur des manifestations récentes, la décision du Défenseur des droits, et le débat public actuel, il est éclairant de les mettre en perspective, au regard du travail de longue haleine mené par des victimes, des militants, et des experts, entamé il y a plusieurs décennies, pour rendre visible et dénoncer des pratiques policières et judiciaires abusives, violentes, et discriminatoires en France.

Dès les années 1970 et 1980, les rébellions urbaines contestant les violences policières envers les populations immigrées dans la banlieue lyonnaise ont été l’un des vecteurs de la mobilisation pour la Marche pour l’Égalité et Contre le Racisme de 1983. Dans les années 1990, le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues a formé une génération de militants dans les quartiers populaires qui ont construit un répertoire d’actions pour demander « vérité et justice » suite à plusieurs décès causés par la police (marches, contre-enquêtes, suivi approfondi de l’enquête judiciaire, communication avec les médias). Dans la continuité de ces luttes, des familles de victimes de violences policières, des militants des quartiers populaires et des activistes antiracistes s’organisent encore aujourd’hui suite à des décès – le plus souvent d’hommes racisés habitant des quartiers défavorisés – aux mains des forces de l’ordre.

Parallèlement, associations, experts, et avocats, ont mené des campagnes de plaidoyer et des contentieux judiciaires pour lutter contre les pratiques discriminatoires telles que les « contrôles au faciès ». Dans un travail de thèse récent[1], ces mobilisations contemporaines ont été analysées pour montrer comment elles ont contribué à construire comme problème public, en France, la question des pratiques policières violentes et discriminatoires (ces deux dimensions étant parfois traitées séparément), et de l’impunité qui protégerait les membres des forces de l’ordre responsables de tels actes.

C’est à une transformation du cadrage de la question qu’ont concouru, de manière plus ou moins organisée, ces acteurs, contribuant à faire évoluer le discours politique et médiatique autour de ces questions. Alors que, depuis les années 1980, les gouvernements successifs niaient systématiquement l’existence de « contrôles au faciès » de la part de la police, depuis la fin des années 2000, la réalité de ces inégalités a été progressivement reconnue, y compris par certains hauts représentants de l’État, et les partis politiques de droite comme de gauche prennent aujourd’hui position sur la question.

Alors que les violences policières étaient surtout interrogées sous l’angle du maintien de l’ordre et de ses limites, depuis quelques années, médias et politiques mettent aussi en avant les violences policières quotidiennes subies par les personnes racisées, les gens du voyage, et les habitants des quartiers populaires. De nouveaux acteurs se sont emparés de la question : à plusieurs reprises le Défenseur des droits a pris position contre les contrôles discriminatoires, les violences policières en maintien de l’ordre, et il a tout récemment dénoncé la « discrimination systémique » dans les pratiques d’une brigade de quartier envers de jeunes hommes noirs et d’origine nord-africaine. Enfin, certaines organisations, comme la Ligue des Droits de l’Homme, ou le Syndicat des Avocats de France, se sont positionnées dans le combat contre les violences et discriminations policières, contribuant à légitimer l’importance de ce débat au-delà de la résolution judiciaire de cas individuels.

Dans cet article, nous allons porter attention à deux spécificités qui ont permis la transformation du débat : d’une part la production de connaissances pour rendre visibles les pratiques policières dénoncées, d’autre part le recours à la justice avec la mise en œuvre de stratégies innovantes. Toutefois, il faut bien comprendre que cette articulation ne s’est pas toujours faite de manière coordonnée, mettant en évidence deux modalités spécifiques de mobilisation, relativement étanches l’une à l’autre : l’une plutôt « top down », partant d’ONG et de chercheurs, articulée à des usages stratégiques du droit, l’autre plutôt « bottom up », issue des familles et de leurs soutiens militants, reposant sur la constitution d’un savoir local et à son usage dénonciatoire.

Quantifier les discriminations sociales et raciales lors des contrôles d’identité À partir de 2007, une collaboration d’un genre nouveau a été mise en place, entre l’organisation Open Society Justice Initiative et des chercheurs du CNRS, pour quantifier les inégalités alléguées depuis longtemps aux contrôles d’identité. Il faut d’ailleurs noter que le prisme choisi n’était pas celui de la violence policière, mais de la discrimination opérée dans les opérations de contrôle. Le projet de recherche, mené en 2009, s’est basé sur l’observation de 525 contrôles d’identité dans cinq lieux publics parisiens, où les chercheurs relevaient les caractéristiques de toutes les personnes présentes, ainsi que celles des personnes contrôlées[2].

Cette enquête, dont le protocole méthodologique a permis de contourner les obstacles relatifs à la collecte de données raciales ou ethniques en France, a révélé que les personnes perçues comme noires et arabes ont, en moyenne, 6 et 8 plus de chances d’être contrôlées que les blancs, et les personnes habillées avec un style associé à celui des jeunes des quartiers populaires ont 11 fois plus de chances d’être contrôlées. Depuis, d’autres recherches ont montré que les inégalités raciales et sociales aux contrôles d’identité continuent de se creuser, y compris une enquête du Défenseur des droits publiée en 2017, qui montre que les jeunes hommes perçus comme noirs ou maghrébins ont 20 fois plus de risques d’être contrôlés que les blancs[3].

Ces chiffres, et la légitimité scientifique qui les entoure, ont imposé le contrôle au faciès comme une « réalité » dans le débat politique. Des candidats à l’élection présidentielle ont fait des promesses pour combattre le contrôle au faciès, comme François Hollande en 2012 (pour l’abandonner ensuite). Depuis 2009, 16 propositions de lois et amendements ont été déposés au Parlement pour réformer les lois régissant les contrôles d’identité et proposer des mesures pour réduire ces discriminations. Toutefois, ces propositions sont restées lettre morte, conduisant les activistes à se déplacer sur le front judiciaire. Une longue procédure judiciaire a donc été engagée en 2013.

Mettant en œuvre une stratégie judiciaire innovante, cette plainte reposait sur la mise en évidence du caractère discriminatoire de contrôle, grâce à des attestations de témoins, renforcées par l’appui sur les résultats de travaux de sciences sociales. Cette mise en évidence du caractère discriminatoire de certains contrôles d’identité a permis d’aboutir le mercredi 9 novembre 2016 à une décision de la Cour de Cassation, condamnant sur cette base l’État pour faute lourde. On le voit, la question de la quantification ou de l’objectivation du caractère discriminatoire des contrôles a eu un rôle central dans la capacité à aboutir à une reconnaissance du phénomène.

Recenser les interventions policières mortelles et les expériences des familles en quête de justice Un deuxième type d’actions a été mené par les familles de victimes de personnes tuées par la police, qui ont œuvré, avec le soutien de militants, à rendre visible l’ampleur de ces décès, et la tendance de la justice à en dédouaner les auteurs. Des collectifs de familles ont contribué au recensement des interventions policières mortelles, un travail de longue haleine initié dans les années 1960 par le journaliste et militant Maurice Rajsfus, et poursuivi aujourd’hui par la publication d’une base de données par la revue Basta ! qui documente 676 morts en 43 ans.

Ces recensements, constitués sur la base d’archives de presse et de recoupements auprès de certaines familles, avocats, et chercheurs, ont mis en évidence la fréquence des décès imputables aux forces de l’ordre, avec une moyenne de 15 personnes tuées chaque année, et une augmentation notable dans les trois dernières années (avec 36 décès liés aux forces de l’ordre en 2017). Parmi les victimes, 57 % n’étaient pas armées et seules 10 % d’entre elles avaient préalablement attaqué les forces de l’ordre.

Outre le recensement des interventions policières mortelles, des collectifs de familles (Vies Volées, Urgence Notre Police Assassine) et des comités « Vérité et Justice » ont documenté et comparé les expériences des familles de victimes dans leur quête de justice, ce qui leur a permis de rendre visible ce qu’ils nomment « la fabrique de l’impunité », ou les mécanismes récurrents dans les affaires de violences policières (criminalisation de la victime, expertises contradictoires, délais de plusieurs mois ou plusieurs années pour faire les actes d’enquêtes, une grande majorité de non-lieux et de classements sans suite, et, dans les rares cas où les policiers sont condamnés, une tendance des juges à limiter la peine à de la prison avec sursis).

L’amplification actuelle des discours qui dénoncent des violences policières impunies trouve sa source dans ce travail de documentation réalisé par ces collectifs, sur la base des expériences des familles de victimes. Il est à noter que si de nombreuses familles ont commencé leur mobilisation en évitant la question raciale, celle-ci est de plus en plus explicitement abordée par des figures comme Assa Traoré qui dénoncent des violences policières racistes.

Révéler des documents internes à la police pour dénoncer les discriminations et violences institutionnelles Un troisième épisode récent de révélation des pratiques discriminatoires et violentes des forces de l’ordre a reposé sur l’accès des victimes et des avocats aux pièces des dossiers judiciaires, dans des affaires où des policiers ou gendarmes sont mis en cause. Une affaire en particulier retient l’attention. En 2015, 18 adolescents issus de l’immigration et habitant le 12e arrondissement de Paris ont porté plainte collectivement contre les policiers d’une brigade de quartier pour 44 différents faits de contrôles répétés, accompagnés de violences verbales, physiques, et sexuelles, de discriminations raciale et sociale, et de détentions arbitraires.

Avec le soutien d’éducateurs spécialisés, d’associations locales, et d’avocats dont ceux qui avaient déjà joué un rôle central dans l’affaire de discrimination « au faciès », Slim Ben Achour et Felix de Belloy, les victimes ont réussi à donner de la visibilité médiatique à leur plainte. L’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale) a été dès lors contrainte de mener une enquête approfondie sur les pratiques de ce commissariat, fait rare dans les affaires où des policiers sont mis en cause. L’enquête a rassemblé non seulement les auditions des victimes et des policiers, mais également les registres du commissariat, trois ans de procès-verbaux et mains courantes écrites par les policiers suite à leurs interventions, les rapports annuels, les communications entre le commissariat et la mairie, etc.

C’est l’accès à ces documents, qui ne sont généralement pas accessibles, même aux chercheurs, qui a permis aux acteurs de cette mobilisation de démontrer que les faits dénoncés étaient loin d’être des exceptions, mais s’inscrivaient dans des politiques institutionnelles. En effet, le dossier a révélé que les supérieurs hiérarchiques ordonnaient aux policiers de procéder à des « contrôles d’éviction des indésirables » de manière quasi-quotidienne, sans jamais définir le terme « indésirable » qui en pratique désignait les jeunes hommes noirs et arabes et les SDF présents dans l’espace public. Les policiers recevaient également pour instruction de conduire systématiquement au poste les jeunes dépourvus de pièces d’identité, même lorsqu’aucune infraction ne le justifiait et que l’identité était déjà connue des policiers. Le dossier a également révélé que malgré plusieurs plaintes déposées contre cette brigade, et des lanceurs d’alerte en interne, la hiérarchie a toujours couvert les agissements de ces policiers.

Sur la base de ces documents inédits, les avocats des plaignants ont assigné l’État en justice pour discrimination institutionnelle et systémique. C’est dans le cadre d’une intervention dans cette affaire que le Défenseur des droits a décrit les pratiques de cette brigade comme constitutives de « discrimination systémique » qu’il définit comme relevant d’un système, d’un « ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence » mais qui résultent en un « cumul des pratiques et stéréotypes qui visent des groupes de personnes dans leur globalité » et qui « ne pourraient être identifiées par le seul traitement des situations individuelles ».

Conclusion Les manifestations de ces derniers jours contre les violences policières en France ne constituent pas la simple déclinaison de la mobilisation consécutive à la mort de George Floyd aux États-Unis. Si celle-ci connaît un écho si important, c’est aussi parce que, depuis une quinzaine d’années, différents acteurs et collectifs ont concouru à mettre en évidence les inégalités raciales et sociales associées aux contrôles d’identité, l’ampleur des interventions policières mortelles et la faiblesse des condamnations, ainsi que certaines pratiques à la fois discriminatoires et violentes touchant des populations qualifiées d’ « indésirables » dans des espaces publics de quartiers gentrifiés.

Ces productions de connaissance ont permis de rencontrer un plus grand écho public, en sortant des cas particulier pour dénoncer des problèmes transversaux, tout en s’articulant à la force des émotions manifestée par les proches des victimes, souvent représentés par des femmes (sœurs, mères) dans les manifestations publiques.

Parallèlement, des productions de connaissance, celles dotées d’un label scientifique comme celles rendues possibles par l’accès à des sources jusque-là inaccessibles, ont dans un certain nombre de cas permis de constituer des arguments d’un type nouveau à mobiliser devant la justice, et ont réussi à convaincre certains juges. La production de connaissance sur les pratiques policières est donc à la fois ce qui a permis de faire émerger ce problème public, et ce qui en constituera vraisemblablement la possible issue : une transparence accrue sur les pratiques policières, tout autant que la possibilité de mesurer les effets sociaux de celles-ci, apparaissent en effet nécessaires pour le débat actuel et l’élaboration de réponses politiques adéquates aux revendications d’égalité et de justice.

Magda Boutros Sociologue, Post-doctorante à Brown University

Liora Israël sociologue, directrice d’études à l’EHESS

Notes

[1] Magda Boutros, The true color of police violence : How activists expose racialized policing in colorblind France, thèse de sociologie, Northwestern University, soutenue en mai 2020.

[2] Open Society Justice Initiative, « Police et minorités visibles les contrôles d’identité à Paris », Open Society Institute, 2009

[3] Défenseur des Droits, « Enquête Sur l’accès Au Droit Volume 1 : Relations Police / Population, Le Cas Des Contrôles d’identité », 2017

P.-S. • Cet article a été publié pour la première fois le 10 juin 2020 dans le journal AOC.. Rediffusé le 27 août 2020 : https://aoc.media/analyse/2020/08/2...


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