La création culturelle traverse l’histoire de l’Homme

dimanche 23 août 2020.
 

Député France Insoumise de l’Ariège, membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation.

Auteur du livre « Res-Cultura Res-Publica », publié chez Graffic, Editions Bruno Leprince

Dans la première partie de votre livre, à travers l’histoire de l’humanité, vous liez progrès humain/liberté et culture. Pourquoi ce prisme ?

Prenons l’art qui peut être l’histoire d’un instant, d’une émotion : son acceptation, sa validation par le plus grand nombre, sa diffusion et son inscription dans la mémoire collective relèvent de la « fabrique culturelle ». La culture se conçoit sur le temps long.

L’exercice culturel est intemporel, la création traverse l’histoire de l’Homme. Le développement des sociétés oscille entre progression et régression de la condition humaine. Le parcours de l’histoire est un constat de tous ces moments, d’une évolution lente, toujours contrariée et réactivée, vers l’idée de « progrès ». Une idée protéiforme, assemblage de bonheur matériel et moral.

Quels sont pour vous ces grands moments historiques et culturels qui ont été les ferments d’un processus émancipateur ?

Il est très compliqué de hiérarchiser ces moments clefs de l’histoire de l’humanité. Certains se sont construits sur le temps long, comme les lumières qui proviennent d’un processus issu de la réflexion des philosophes grecs de l’antiquité pour aboutir aux propositions des penseurs du XVIIIe siècle. D’autres sont les résultats des conséquences de ces développements, tels la révolution française ou le front populaire. L’émergence du droit d’auteur sur l’initiative de Beaumarchais est un fait marquant de la construction d’une conscience de la culture. Les premières politiques culturelles naissent avec le front populaire. C’est ainsi que se construit notre commun culturel.

Depuis le 19eme siècle, la société et les artistes eux mêmes s’interrogent sur leur rôle dans la ste. Les réponses sont différentes selon les périodes et cela conditionne en partie les modalités de leurs conditions matérielles. Quel est de votre point de vue leur rôle ?

Les artistes auteurs ont un rôle fondateur des sociétés. Ils impulsent les mouvements du corps social. Ils peuvent devenir tantôt des vigies citoyennes, tantôt des libérateurs de la pensée, tantôt des murs de conservatisme. Mais dans tous les cas, ils sont indispensables à la vie. Ils sont le pouls du monde et son reflet. En ce sens, ils ont toujours représenté un danger pour toutes sociétés autoritaires, parce qu’ils ouvrent les horizons et construisent la critique. Nos sociétés actuelles ont trouvé la parade. Il s’agit aujourd’hui, en France notamment, de cantonner la culture dans la sphère de la communication. L’artiste auteur devient alors un créateur de produits dont on retrouvera les œuvres dans des catalogues. Les citoyens éclairés sont ainsi remplacés par des consommateurs avertis.

La fonction sociale des artistes n’est toujours pas reconnue. Le statut social de certains est inexistant. Il en découle fatalement une grande précarité pour la plupart d’entre eux. Dans la proposition de loi que j’ai déposée en 2019, je proposais de créer un statut social de l’artiste auteur, quel que soit son activité, en instaurant un droit à la création.

Et l’Etat républicain dans tout ça ? Quel est sa place en matière culturelle alors même qu’une des premières nécessités doit être la liberté du créateur ?

C’est ici que les leçons de l’histoire sont importantes. Comment ne pas devenir un Etat censeur ? Doit-il, au nom de la liberté absolue se détourner des affaires culturelles ? Comment éviter de tomber dans les travers de la propagande, de l’art d’Etat ? La culture est-elle un droit, au même titre que la santé ou l’éducation ? Est-ce que les artistes auteurs font partie intégrante de la société, ou sont-ils une catégorie de citoyen.ne.s à part ? Est-ce que l’art est dans la cité ou se rencontre t il uniquement dans les musées ou les théâtres ? etc… ?

Rien n’est absolu, et aucune solution manichéenne ne peut fonctionner. En premier lieu, il faut inverser la dynamique de désengagement de l’Etat dans les services publics et en particulier dans celui de la culture. Cet abandon s’exerce au profit de la sphère privée qui détecte dans la culture le profit financier considérable qu’elle peut en tirer, mais aussi et surtout la possibilité d’élaborer son modèle de société : consumériste et futile.

L’Etat ne doit pas imposer mais s’impliquer, il doit se poser en régulateur, avec les critères humanistes qui doivent s’inscrire dans la construction d’une véritable République sociale. La mission de l’Etat est d’assurer non-seulement la liberté de création, mais aussi la faculté pour chacun.e de devenir créatrice et créateur.

Les professionnels de la culture ont bcp soufferts et souffrent encore de la crise sanitaire. Comment les aider concrètement et rapidement ?

Je me souviens du débat sur ma proposition de loi portant l’instauration d’un fond d’aide à la création artistique dans l’hémicycle. Le ministre de la culture et sa majorité ne distinguaient pas l’économie de l’œuvre, qui comprend son exploitation et sa diffusion, de la condition sociale de l’artiste et notamment son travail de création. C’est encore le cas aujourd’hui, le gouvernement ne cherche pas à remédier à la crise, mais à assurer la continuité économique du système marchand de la culture. Il pratique une gestion dite en silo, qui consiste à confondre tous les acteurs culturels en un même fonctionnement. Il amalgame des métiers aux systèmes économiques absolument différents, les créateurs et les diffuseurs. C’est bien entendu une aberration, si les musées ont un modèle économique très éloigné des commerçants d’arts qui sont eux-mêmes éloignés des associations loi 1901, rien de tout cela n’est comparable aux fonctionnements des artistes auteurs. In fine, ceux sont les diffuseurs qui bénéficieront des subsides de l’Etat en espérant un hypothétique ruissellement vers les artistes auteurs.

L’urgence voudrait que l’on aide les plus précaires des artistes auteurs en premier lieu. Les fonds de solidarité dédiés à la culture doivent être ouverts à tous les artistes créateurs quel que soit leur régime social et sans distinction du secteur artistique dans lequel il s’exprime. L’Etat doit tenir ses engagements et rémunérer les artistes même si les contrats ont été annulés ou reportés, mais il doit aussi aider financièrement les collectivités territoriales, les associations pour qu’ils en fassent de même et pas seulement les inciter à cela. La commande publique peut aussi être un levier pourvu qu’elle profite directement aux artistes auteurs et ne viennent éponger les pertes des diffuseurs et autres collecteurs de droits d’auteurs.

Au niveau du financement de la production artistique, la maîtrise de l’investissement est décisive. Comment mettre à l’abri des entreprises capitalistes la création artistique ?

Le marché investit la culture, il n’investit pas dans la culture. Lorsque l’action artistique et culturelle relève de décisions et de secteurs stratégiques, comme l’audiovisuel (cinéma, médias…). C’est à l’Etat stratège d’engager des investissements structurants. Aujourd’hui, son désengagement profite aux plus grands groupes privés, notamment aux GAFAM qui s’arrogent des positions ultra-dominantes et façonnent nos société selon leur modèle consumériste. La communication remplace la culture. C’est l’Etat qui aiguise les appétits de ces entreprises. En pratiquant des ristournes fiscales de grande ampleur, il leur délègue ses missions et ces dernières prennent le pouvoir culturel qui leur est offert. Les nantis orientent la culture et en font profit au travers d’abattements fiscaux qui sont financés par les contributions fiscales de l’ensemble de la population. Il faut donc supprimer ces avantages. Dans le même sens, le crédit impôt recherche délivré aux entreprises ne remplit en aucun cas sa mission d’accélérateur et il restreint les domaines de recherches aux seules options rentables financièrement et à court terme. Quand il n’est pas détourné en dividendes, il atrophie le spectre des découvertes. Il est bien plus préférable d’affecter ces subsides à la recherche publique qui souffre elle aussi du désengagement de l’état.

La seconde partie de votre ouvrage se veut être un manifeste cultuel. Quelles sont les grandes lignes de ce projet politique ?

Ce manifeste, à la différence d’un programme, dresse le portrait de la culture républicaine que j’appelle de mes vœux. Ce livre n’a pas la prétention de contenir des vérités révélées, mais d’apporter aux lectrices et lecteurs un matériel de réflexion sur la culture. Place, ensuite, à la critique. Elle est toujours bienvenue.

Il puise dans les grandes dates de l’histoire pour la compréhension du processus culturel en cours. Le Commun culturel veut être le socle sur lequel bâtir la culture en commun, et redonner à la culture une place essentielle dans la vie de la nation. Le Manifeste est l’inventaire d’immenses potentialités humaines, et ouvre à un grand chantier politique : Le droit à la culture pour une perspective émancipatrice.

Points de départ de cette deuxième partie, mais qui en sont aussi la finalité : la création et le citoyen créateur. De là, le manifeste enchaîne sur la phase d’acquisition, de transmission et de diffusion de la création – et, par extension, de la connaissance et des savoirs. Il inscrit ensuite les trois actions dans le processus de mémoire, qui les sous-tend, les inclut et les soutient à la fois. Et débouche sur les perspectives qui s’offrent à l’ensemble ainsi constitué et solidaire.

Ces étapes forment la vie culturelle. Elles font retour à la création, leur source et leur effet. Un cercle vertueux par lequel la culture est en mouvement perpétuel.

L’instantanéité de l’art et le temps long de la fabrication culturelle ne sont pas antinomiques. L’art devient culturel, dès lors qu’il est validé, acquis et transmis. Il en est ainsi des connaissances scientifiques et des disciplines qu’elles génèrent. D’où la place, dans la construction d’une politique culturelle, de l’acquisition et de la transmission. Il n’y a pas de création ni de culture sans, au départ, un système éducatif puissant, formateur de l’esprit libre et citoyen. L’Education nationale, l’éducation artistique et culturelle, l’université en sont les outils irremplaçables.

A leurs côtés, l’éducation populaire a valeur de complément essentiel. Elle a fourni toutes les preuves, depuis des décennies, de son utilité individuelle et collective pour la découverte et la compréhension du monde.

La diffusion de la culture et des contenus culturels met en jeu la transmission des savoirs. L’Etat et les citoyen.ne.s doivent en prendre la mesure. Les champs de la diffusion ont explosé avec les technologies, dont le numérique, et sont exposés à la rapacité du marché. Médias audiovisuels, numériques et papiers, cinéma, jeux vidéo, livres, arts plastiques : c’est à la puissance publique de décider s’ils doivent être vecteurs culturels ou produits mercantiles à usage de divertissement.

Car l’enjeu capital est la mémoire, sans laquelle il n’y a pas de commun culturel ni d’avenir. C’est travailler à notre avenir commun que de sauvegarder les Archives nationales, de redonner sens et financement au patrimoine, de le libérer des hypothèques du mécénat vautour et des « lotos ». C’est investir dans le futur que de promouvoir l’INA, et dans l’intelligence que de développer la politique muséale. La préservation de la mémoire, au milieu du culte néolibéral de la vitesse, et de la fuite en avant du capitalisme financier, est une mission prioritaire de l’Etat.

D’où l’importance de tracer des perspectives. Le choix du livre est une perspective culturelle, c’est-à-dire l’agrégation permanente, autour d’un socle de valeurs républicaines intangibles, des cultures urbaines et du monde. Elle est aussi francophonie : la langue française est langue-monde, d’amitié et de coopération, elle est un argument capital pour la troisième perspective, l’exception culturelle, par laquelle le Français est aussi langue de résilience et de résistance. Elle est enfin écologique : aucune perspective culturelle n’est concevable sans un lien d’équilibre profond entre l’Homme, sa vie, et son environnement, sans une définition à long terme du rapport entre l’être humain et la planète. Pour cette raison, elle se dresse notamment contre la déviance transhumaniste et sa tentation de sur-homme, derrière l’ambition affichée d’« homme augmenté » mais privé de son humanité.

En conclusion, une politique culturelle se fixe la création pour finalité, après qu’elle en ait été le point de départ. C’est par un tel cercle vertueux que se dessine une ambition de liberté retrempée, par le ré-engagement de l’Etat dans la culture, par l’indispensable relais des citoyen.ne.s sans lequel l’effort de la puissance publique serait vain, par une société prenant la culture en charge et manifestant ainsi, au plus haut point, son intelligence et sa citoyenneté.

Vous terminez votre livre en appelant de vos vœux l’ère de la noimocene. A quoi nous invitez vous ?

C’est un néologisme, que j’assume pleinement. Il vient du grec « noimosýni », ou « noimosys » : « intelligence ». La noïmocène est l’ère de l’intelligence que j’appelle de mes voeux, pour succéder à une anthropocène devenue dangereuse, voire mortelle, pour l’être humain lui-même.

Notre XXIe siècle sera culturel. Ayons l’ambition d’en faire une ère de l’intelligence. Il nous faut prendre acte de la fin d’un individu tout entier dévoué à la construction et à l’aménagement du monde, et autour duquel, et pour lequel, s’est organisée la vie terrestre. L’anthropocène a tragiquement dévoilé ses limites à travers la tournure prise par l’évolution humaine et planétaire, enterrant l’« utopie » et le rêve, son cousin proche, et faisant entrer le mot « dystopie » dans le vocabulaire courant, au point qu’elle soit devenue une quasi-réalité. On ne peut continuer de soutenir un système insoutenable à coup d’optimisme de commande. La seule validation possible de l’optimisme ne peut venir que de l’intelligence. C’est pourquoi la bifurcation est urgente, et autant l’opérer en usant de ce matériau noble. Entrons dans la noïmocène, car c’est le meilleur de l’esprit humain que nous mobilisons ainsi. Miser sur l’intelligence humaine, c’est la déployer partout dans la vie, c’est en faire une valeur collective. C’est miser sur l’avenir, tourner le dos aux anciens modèles autodestructeurs et asseoir enfin la culture sur un socle solide et durable. L’humanité est prête à bifurquer. Ne laissons pas passer cette chance.

Propos recueillis par Séverine Véziès


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