Sur la piste des grandes fortunes (2) Par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, directeurs de recherche au CNRS

vendredi 10 août 2007.
 

L’ampleur des inégalités économiques est quasi infinie : Paris abrite des familles dont les patrimoines se chiffrent en milliards d’euros et des personnes sans domicile dont la préoccupation quotidienne est de survivre. Mais la richesse ne se limite pas à l’argent : celui-ci suppose, pour se légitimer, une certaine culture et génère un réseau de relations sociales très étendu. La richesse est ainsi multidimensionnelle et polymorphe. C’est pourquoi les sentiments à son égard sont ambigus, partagés entre la révolte et l’envie, entre le désir d’égalité et l’admiration des puissants. Cette ambiguïté permet de comprendre la violence symbolique ressentie par le citoyen ordinaire face aux grands de ce monde, la distance perçue n’étant pas seulement matérielle. Elle est aussi culturelle et sociale, et les nantis, souvent, impressionnent : ils ont « de la classe ». Nous avons emmené des personnes de condition modeste ou moyenne dans les palaces parisiens ou chez les grands couturiers et dans d’autres espaces marqués par le luxe. À chaque fois le plaisir de la découverte de lieux où elles ne seraient jamais allées de leur propre chef s’est trouvé mêlé à une épreuve morale et psychologique. Une épreuve socialement utile puisqu’elle leur a permis de prendre la mesure des inégalités. Se sentir inférieur, dominé, donne conscience de l’ampleur des difficultés à vaincre. La grande bourgeoisie est forte de tous les acquis des générations antérieures. Avec une partie de l’ancienne noblesse, reconvertie dans les affaires, elle forme une nouvelle aristocratie, celle de l’argent.

La richesse culturelle

Cette élite sociale n’est donc pas seulement riche : elle est aussi familière de la culture dominante, celle des lycées et des grandes écoles, des musées et des salles de concert. C’est elle qui fournit le gros des clients du marché de l’art, des galeries, des antiquaires et des ventes aux enchères. Le monde de la richesse est aussi celui des collectionneurs d’oeuvres et d’objets d’art, tous objets qui n’entrent pas dans l’assiette de l’ISF. Un marché où les prix peuvent atteindre des sommets : récemment un tableau de l’Américain Mark Rothko a été vendu 53,7 millions d’euros. Un magnat des mines de Géorgie a acheté un portrait de Dora Maar par Picasso pour 92 millions de dollars.

Le rapport à la culture s’appuie aussi sur une solide éducation, à travers la famille et un milieu scolaire privilégié, marquée par l’homogénéité sociale des condisciples. Les rallyes, ces groupes de jeunes constitués par les mères, commencent par des sorties culturelles à partir de douze ans, pour se terminer par les grandes soirées dansantes de l’adolescence. Un exemple : les enfants d’un rallye du 16e arrondissement ont visité l’ambassade de Grande-Bretagne, rue du Faubourg-Saint-Honoré, près du palais de l’Élysée. Plusieurs familles connaissaient personnellement l’ambassadeur qui a accueilli en personne les enfants et les quelques mères qui les accompagnaient, et c’est sous sa conduite que les invités ont découvert cet hôtel particulier classé, abondamment décoré d’oeuvres et d’objets de grande qualité. Les enfants apprennent ainsi très tôt que la culture est consubstantielle à leur milieu social et se déguste en compagnie des pairs ; que leur famille dispose de relations au plus haut de la société ; que la culture n’est pas la spécialité de l’école, mais que l’école ne fait que présenter aux enfants ce qui constitue l’ordinaire de la grande bourgeoisie.

Les fortunes établies sont également friandes de vignobles, de forêts et d’écuries de course. Toutes propriétés qui renvoient à une conception du temps long, qui suppose la succession des générations. La vigne, les arbres, les chevaux : ce sont symboliquement des évocations de cette aristocratie de l’argent qui, au fil des décennies, accumule richesse, savoir et distinction. Qui travaille son image pour transfigurer les propriétés acquises par l’éducation en qualités de la personne. Le château est l’emblème des grandes réussites ; Bernard Arnault a acheté Château-Yquem, demeure seigneuriale et grand cru classé. François Pinault a acquis le château de la Mormaire, en forêt de Rambouillet, dans le parc duquel il a installé quelques sculptures monu-mentales, dont une de Picasso et des oeuvres de Richard Serra, sculpteur américain aujourd’hui très coté.

La gestion patrimoniale globale

Les patrimoines des grandes fortunes sont diversifiés. Ce qui est la sagesse même : il ne faut jamais mettre tous ses oeufs dans le même panier. Au patrimoine professionnel s’ajoute un patrimoine mobilier de valeurs cotées en Bourse, des investissements variés, des oeuvres d’art, des antiquités, des biens immobiliers, des bois et forêts, des vignobles. Cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité et chaque occurrence recèle d’ailleurs elle-même une grande variété. Les valeurs mobilières peuvent concerner les domaines les plus divers, dont aujourd’hui la presse et les médias. Gérer un patrimoine aussi hétéroclite exige une multiplicité de compétences qu’il est difficile de réunir dans le même individu. Aussi les familles de la grande bourgeoisie font-elles appel aux services spécialisés des banques pour coordonner ces multiples facettes de la richesse. La gestion patrimoniale globale assure la coordination entre spécialistes des divers secteurs d’investissement pour obtenir la meilleure rentabilité et la maîtrise des opportunités fiscales dont le maquis complexe est source d’économies bien venues.

Depuis 1995 sont apparus les family offices qui, de manière indépendante ou en tant que service spécialisé d’un organisme bancaire, gèrent, en même temps que les patrimoines, de nombreux aspects de la vie quotidienne des familles privilégiées. Depuis la prise en charge des déclarations fiscales, d’autant plus complexes que les niches et les dérogations à saisir sont légion, jusqu’à l’achat d’un billet d’avion pour un voyage personnel ou l’organisation d’une réception.

Les multiples dimensions de la richesse impliquent l’inscription dans de nombreux réseaux sociaux. Les grands ont de grandes familles. On cousine large. Mais on partage aussi beaucoup au-delà de la famille, par une intense sociabilité. Pas de grand bourgeois sans un carnet d’adresses bien fourni. Les châteaux et les hôtels particuliers, les grands appartements parisiens ou les chalets en Suisse sont le théâtre de dîners, cocktails, week-ends partagés et, par là, ils sont en quelque sorte collectivisés.

Une intense sociabilité

Cette sociabilité entretient un capital social, un système de relations qui est au coeur du fonctionnement de l’aristocratie de l’argent. Ces relations sont vitales et le milieu s’est doté d’instances spécialisées. Les cercles et clubs, dans lesquels on entre par un système de cooptation qui sélectionne les membres sur la base de leur appartenance à la « bonne » société, sont des lieux de rencontre où se retrouvent les élites des différents champs de l’activité sociale. Le Cercle de l’union interalliée, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à côté de l’ambassade de Grande-Bretagne et de l’Élysée, était géré en 2005 par un grand conseil, présidé par Pierre-Christian Taittinger, maire du 16e arrondissement, ancien vice-président du Sénat et ancien ministre. Les Taittinger ont fait fortune dans le champagne auquel ils ont laissé leur nom, devenu une marque d’excellence. Parmi les membres de cette instance : le prince Gabriel de Broglie, ancien président de la commission des Finances du Sénat, ancien directeur de Radio France, membre de l’Institut ; Édouard Balladur, ancien premier ministre ; Michel David-Weill, président et membre du conseil d’administration de Lazard, l’une des principales banques d’affaires au monde, et président du conseil artistique de la Réunion des musées nationaux ; et bien d’autres personnalités de premier plan. On conçoit qu’un tel aréopage ne soit pas dépourvu de pouvoir social.

Toutefois le noyau central de ce capital social est constitué par la famille. Comme l’a dit fort justement Christine Lagarde, ministre de l’Économie, au cours des débats sur les réformes fiscales, « la construction d’un patrimoine constitue en quelque sorte le développement durable d’une famille ». Entre patrimoine et famille il y a un lien de nécessité réciproque. La famille est au coeur du dispositif de la passation entre les générations. Les liens et les biens sont inextricablement entremêlés dans la reproduction sociale qui inscrit le patrimoine dans des lignées familiales. Mais ces lignées sont le fruit direct de l’accumulation primitive, de l’enrichissement qui a permis à la famille de sortir du lot ordinaire. On doit voir dans cette connivence fondamentale entre la richesse et la famille la raison d’une différence remarquable dans les taux de natalité. Alors que l’on compte en moyenne 1,9 enfant par famille dans la société française, on passe à 3,9 parmi celles qui sont répertoriées dans le Bottin mondain. L’aristocratie de l’argent est dans la logique de la lignée : sa fortune exige que l’on prépare sa transmission et, pour cela, que l’on ait des enfants. On est loin des familles décomposées et recomposées, des divorces et des séparations qui deviennent l’ordinaire des classes moyennes et modestes. Il n’est pas étonnant que le paquet fiscal comporte un volet prévoyant la suppression des droits de succession en ligne directe. Pour favoriser la transmission des patrimoines et donc la continuité des lignées familiales.


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