« J’étouffe », répété sept fois : les derniers mots de Cédric Chouviat, tué lors d’une interpellation policière

mercredi 1er juillet 2020.
 

Menotté et plaqué au sol sur le ventre par au moins trois policiers, Cédric Chouviat, 42 ans, avait crié à sept reprises « j’étouffe » avant de succomber, selon les derniers éléments de l’enquête auxquels nous avons eu accès.

Cette phrase, Cédric Chouviat l’a répétée sept fois, le 3 janvier, à Paris, lors d’un contrôle routier de police qui a dégénéré jusqu’à la mort, selon un rapport d’enquête dont Mediapart et Le Monde ont pu prendre connaissance. Interpellé sur la voie publique, Cédric Chouviat a fait, ce jour-là, l’objet d’une clé d’étranglement par un policier, qui, avec deux autres agents, l’a plaqué au sol sur le ventre et menotté.

« J’étouffe » : cette phrase, qui éclaire d’un jour nouveau les circonstances de la mort de Cédric Chouviat, a été enregistrée par son propre téléphone, relié à un micro placé à l’intérieur de son casque de moto. Lors de son contrôle, le livreur avait tenu à enregistrer ses échanges avec les policiers. Compte tenu de la violence et de la rapidité de son plaquage au sol, il n’a eu ni le temps d’éteindre son appareil, ni celui d’enlever son casque, qui ne lui sera retiré que lorsqu’il sera inanimé.

« J’étouffe » : cette phrase n’est pas sans rappeler celle prononcée par George Floyd, le 27 mai à Minneapolis, lors de son interpellation et dont la vidéo a provoqué une vague d’indignation mondiale. En France comme aux États-Unis, ces techniques policières asphyxient. En France comme aux États-Unis, des policiers peuvent entendre des personnes étouffer et appeler à l’aide sans réagir.

Selon les policiers auditionnés une première fois par l’IGPN, le jour des faits, Cédric Chouviat « s’est montré irrespectueux envers l’équipage », « agressif », « menaçant ». Essuyant de nombreuses insultes, selon leur récit, ils ont décidé de l’interpeller. Il aurait résisté, « se débattant », alors qu’il était au sol et continuait de les insulter, selon la policière qui participait à ce contrôle avec trois de ses collègues.

Dans le cadre de l’enquête judiciaire, le 17 juin, les quatre policiers ont été auditionnés sous le régime de la garde à vue. La policière est-elle revenue sur sa première version des faits ?

Car ce ne sont pas des insultes mais bien des appels à l’aide que Cédric Chouviat a lancés à sept reprises, comme le prouve désormais la retranscription des enregistrements versée au dossier.

Ces nouveaux éléments versés à l’enquête judiciaire ouverte en janvier pour « homicide involontaire » ne peuvent que renforcer les nombreuses critiques émises ces dernières années à propos des techniques d’interpellation policières que sont la clé d’étranglement et le plaquage ventral.

Les enquêteurs ont retranscrit les sons des enregistrements faits par la victime et par la policière dans le but de vérifier, selon les instructions reçues, les « conditions d’une interpellation réalisée dans un contexte allégué d’outrages et de résistance ». Ils ont retranscrit non seulement les paroles échangées lors du contrôle mais aussi les sons lors de l’interpellation elle-même, « chocs d’objets, chute au sol, maniement de tout appareillage ou objet et notamment de menottes ».

Mediapart a ainsi pu, à partir des différents éléments de l’enquête, reconstituer les événements. Nous avons pu visionner la vidéo tournée par la policière et consulter l’intégralité de la retranscription des enregistrements du téléphone de Cédric Chouviat, sons placés sous scellés.

À 9 h 54, quatre policiers, parmi lesquels deux stagiaires, commencent le contrôle de Cédric Chouviat, qui vient d’arrêter son scooter.

Cédric Chouviat, selon le rapport de l’IGPN, « provoqu[e] les policiers en les filmant avec insistance durant tout le contrôle ». Cependant, d’après l’ensemble de la retranscription des enregistrements et des vidéos que Mediapart a pu consulter, les faits sont bien plus nuancés. Les policiers perdent leur sang-froid, repoussent à plusieurs reprises Cédric Chouviat, ne supportant pas qu’il filme avec son téléphone.

« J’ai le droit de filmer », rappelle-t-il lorsque l’un des policiers lui lance : « C’est beau de vous mettre en spectacle. » « Ne me touchez pas », « Vous, ne me poussez pas, vous n’avez pas le droit de me pousser comme ça, Monsieur », répète le livreur, alors que l’un des agents le repousse de sa main à plusieurs reprises.

Le contrôle, qui dure 12 minutes, se passe mal, mais sans l’ombre d’un danger ou risque pour les policiers.

Selon le compte rendu de l’IGPN, les policiers ont « fait l’objet d’insultes » et relevant l’outrage, ont décidé de « procéder à l’interpellation de M. Chouviat, lequel tentait de s’y opposer ». Là encore, ce n’est pas tout à fait ce que révèlent les enregistrements.

Les policiers semblent guetter le moindre dérapage, reprenant parfois les paroles de Cédric Chouviat pour vérifier s’il ne s’agit pas d’un outrage. « Énervez-vous », lui lance même l’un des policiers stagiaires. De son côté, le livreur se permet de dire : « C’est vous les clowns », ou encore : « C’est vous qui êtes la risée. » Rien de plus.

Oubliant leur fonction, les policiers prennent à témoin un automobiliste en se moquant du livreur. L’un des policiers allant même jusqu’à dire à Cédric Chouviat : « Vous croyez que je vais me mettre à quatre pattes et que je vais vous sucer la bite aussi ? » Lors de cet échange, si une injure est prononcée, c’est donc du côté policier.

Il est 10 h 06. Les policiers regagnent leur véhicule. Le contrôle pourrait s’arrêter là. Mais le chef de bord croit entendre une nouvelle insulte. « Vous avez dit quoi ? », « espèce de pauvre… ? », « fils de pute ? », demande-il en ressortant. Rien de tout cela, Cédric Chouviat a dit « pauvre type ».

De nouveau poussé par un policier, Cédric Chouviat déclare, à plusieurs reprises, qu’il porte plainte. Le haussement de ton laisse transparaître dans sa voix de la peur et de la colère. Tandis que l’un des policiers appelle leur service, un autre demande que soit vérifié si « bande de clowns » est un outrage justifiant l’interpellation.

Cédric Chouviat lance alors à l’un d’eux « guignol ». « On ramène », répond le policier. Il est 10 h 07. Tout va alors très vite. Seul le téléphone de Cédric Chouviat est encore allumé.

Les policiers déclarent auprès de l’IGPN que le livreur résiste à son interpellation. Il est mis au sol. À 10 h 09, après une clé d’étranglement en « lui maintenant la tête », précision apportée par l’un des agents lors de son audition, trois policiers le plaquent sur le ventre.

Les enregistrements ne permettent pas de savoir comment se passe alors la suite. « Nous entendons différents bruits que nous ne sommes pas en mesure d’identifier formellement. Ils peuvent être dus aux frottements sur le microphone », précisent les enquêteurs.

À l’exception toutefois des bruits des menottes, clairement identifiables, suivis d’un « c’est bon, c’est bon, bracelets OK » d’un policier. Et des dernières paroles prononcées par Cédric Chouviat. Il dit : « Arrête », « je m’arrête ». Puis, à sept reprises, « j’étouffe ».

Durant près de cinq minutes, selon les enregistrements, Cédric Chouviat reste ainsi au sol sur le ventre, encore casqué, et menotté. Vers 10 h 13, il est inanimé. Les policiers tentent un massage cardiaque. Selon le compte rendu d’hospitalisation, lorsque les secours tentent de le réanimer, il présente des signes d’atteinte cérébrale très grave, due au manque d’oxygène. Il décède le 5 janvier, au service de réanimation de l’hôpital européen Georges-Pompidou.

Contactés par Mediapart, les avocats de la famille de Cédric Chouviat, Arié Alimi, William Bourdon et Vincent Brengarth, rappellent que la clé d’étranglement et le plaquage ventral l’ont tué.

« Les mots terribles de Cédric Chouviat avant de mourir font de cette phrase un cri universel. En dépit des cris, les policiers ont maintenu leur pression asphyxiante. Cédric Chouviat aurait pu être sauvé, affirment William Bourdon et Vincent Brengarth. Ces derniers éléments de l’enquête démontrent que « cette modalité d’interpellation conduit à une mécanique d’acharnement dont Cédric a été indiscutablement la victime ».

Les trois avocats demandent au gouvernement « d’interdire immédiatement l’usage de la clef d’étranglement et du plaquage ventral ». « Dès lors que l’on sait que ces techniques tuent, déclare Arié Alimi, tout fonctionnaire de police qui les pratiquera devra être poursuivi pour meurtre. »

« Je suis meurtri, confie Christian Chouviat, le père de Cédric. Mon fils a alerté à plusieurs reprises mais on a continué à l’assassiner. Hier, c’était la fête des pères, Cédric n’était pas là auprès de ses enfants, de sa famille. Jusqu’au dernier jour, je souffrirai », poursuit difficilement Christian Chouviat.

« On m’a enlevé mon fils et ce n’est pas un accident. Le ministre Christophe Castaner nous a reçus. Il nous a promis des choses mais n’a rien tenu. Il faut qu’il cesse de faire de la communication en se moquant ainsi de nous. Il doit interdire ces pratiques. Et il faut que la justice soit rendue pour mon fils et les autres », conclut-il.

Le 8 juin, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a annoncé que la clé d’étranglement ne serait plus enseignée dans les écoles de police. Mais cette pratique peut continuer à être utilisée « avec mesure et discernement », a précisé, une semaine plus tard, le directeur général de la police nationale Frédéric Veaux, dans une note adressée à l’ensemble des agents.

Avec « mesure et discernement » et lorsque les circonstances l’exigent, « excitation et/ou agressivité de la personne qui résiste physiquement à l’interpellation, menaces à l’égard des policiers ou de tiers ».

Mais comment faire preuve de « mesure » et de « discernement » lorsqu’on procède à une clé d’étranglement ? Comment faire preuve de « mesure » et de « discernement » lorsqu’on maintient un homme au sol, menotté, sur le ventre, position douloureuse qui l’empêche de respirer, d’où son agitation, et qui amène en réponse une pression supplémentaire des policiers ? La « mesure » et le « discernement » ne seraient-ils pas tout simplement contraires à la nature même de ces pratiques ?

Pascale Pascariello

• MEDIAPART. 22 juin 2020 :

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Décès de Cédric Chouviat : des vidéos témoignent de la violence de l’interpellation policière

Interpellé le 3 janvier, à Paris, lors d’un contrôle de police, Cédric Chouviat est décédé des suites d’un arrêt cardiaque. Sur des vidéos obtenues par Mediapart, on voit trois policiers plaquer au sol Cédric qui, sur le ventre et encore casqué, montre des signes d’épuisement. Ces images démentent la première version des forces de l’ordre, qui omet la violence de l’interpellation.

Interpellé lors d’un contrôle routier, le 3 janvier à Paris, Cédric Chouviat, 42 ans, plaqué au sol par trois policiers, a fait un arrêt cardiaque. Conduit en réanimation à l’hôpital européen Georges-Pompidou, il y est décédé deux jours après. Père de cinq enfants, ce livreur a « fait un arrêt cardiaque suite à un manque d’oxygène », selon l’avis médical transmis à la famille. Confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), une enquête a été ouverte par le parquet de Paris sur les causes de ce décès.

Dans un communiqué du 7 janvier et après la diffusion de ces vidéos*, le procureur de la République Rémy Heitz a rendu public les premiers éléments de l’autopsie faisant état d’une « manifestation asphyxiée avec une fracture du larynx » et d’un « état antérieur cardiovasculaire ». Ces résultats ainsi que les auditions et les exploitations d’enregistrements vidéo ont conduit le parquet à ouvrir une information judiciaire pour homicide involontaire.

Selon la version policière, citée par Le Parisien et LCI, aux alentours de 10 heures, contrôlé sur son scooter « en train de téléphoner », Cédric aurait été « irrespectueux et agressif ». Les policiers décident alors de l’interpeller pour outrage. Il aurait résisté, et une fois menotté, aurait fait un « malaise cardiaque ».

Des vidéos que Mediapart a pu se procurer ne corroborent pas cette version des faits. C’est en effet une tout autre réalité que divulguent les images. Lors du contrôle — et avant d’être mis au sol —, Cédric n’agresse pas les agents mais les filme. Encore casqué, il est plaqué au sol sur le ventre par trois policiers qui persistent à se maintenir sur lui alors qu’il montre des signes d’épuisement.

L’avocat de la famille, Me Arié Alimi, a déposé plainte pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Encore choqué par la violence des policiers et l’issue dramatique de cette arrestation, Laurent*, un automobiliste témoin et auteur d’une des vidéos, ne « filme pas ce genre de scène d’habitude. » Mais, lorsque « trois policiers se sont mis sur lui, alors qu’il était plaqué au sol », Laurent sent que « ça tourne mal » et enregistre la scène avec son téléphone.

Quelques minutes auparavant, lorsque les policiers le contrôlaient, Cédric « n’était pas violent. Il filmait seulement les policiers. Il semblait le faire pour défendre ses droits et ça les agaçait », poursuit ce témoin. « Puis l’un d’entre eux est passé par derrière et lui a fait une clef avec son bras autour de son cou, il est alors tombé au sol. Et là, ils se sont mis à trois sur lui alors qu’il était sur le ventre. C’était violent et incompréhensible. »

Inquiet, Laurent fait demi-tour pour vérifier la suite de cette interpellation. « À mon arrivée, il y avait les pompiers qui tentaient de le réanimer. Et ensuite, ils ont mis une bâche et les policiers ont fait circuler les voitures. »

Un second témoin, Marc*, était à bord de son camion de livraison, lorsque Cédric est arrêté. « Je l’ai vu filmer le contrôle qu’il subissait des policiers et j’ai trouvé cela courageux de sa part. C’est pour cela que j’ai commencé à le filmer sans savoir ce qui allait lui arriver. Je me suis seulement dit qu’à sa place, je ne serais pas capable d’autant de force. Je trouvais cela bien. » Ce père de famille de 26 ans est encore très perturbé par ce qu’il a vu. « C’est choquant parce que les policiers se sont acharnés sur un homme à terre, sans raison », explique-t-il.

En apprenant quelques jours plus tard le décès de Cédric, Marc s’est effondré. « Quand j’ai appris son décès, j’aurais aimé revenir en arrière, descendre de mon camion pour lui venir en aide et faire en sorte que les policiers s’arrêtent, quitte à finir en garde à vue. Mais c’est la vie d’un homme qui est en jeu, pour un simple contrôle. Je n’arrive pas encore à réaliser un tel choc. »

Contactée par Mediapart, la préfecture de police n’a pas souhaité répondre à nos questions, se retranchant derrière le secret de l’enquête en cours. Selon Me Arié Alimi, « la préfecture a oralement éludé auprès des journalistes, et cela volontairement, l’interpellation violente, la clef d’étranglement et le placage ventral par trois policiers, pratiques qui ont probablement entraîné le décès d’un père de famille de cinq enfants. En délivrant de fausses informations illégalement, la préfecture viole le secret de l’instruction. C’est fréquent dans les violences policières et cela vise à manipuler l’opinion publique ». L’avocat annonce porter plainte également pour « violation du secret de l’enquête et diffusion de fausses informations ».

Cette pratique d’immobilisation par plaquage ventral avait déjà été mise en question lors du décès d’Adama Traoré, mort par asphyxie, menotté au sol et étouffé sous le poids de trois gendarmes le 19 juillet 2016, à Beaumont-sur-Oise (Île-de-France).

En 2011, l’ONG Amnesty International alertait ainsi sur cette pratique : « Toute pression exercée dans le dos de la personne qui se trouve dans cette position (comme celle que peut exercer un agent de la force publique, notamment lorsqu’il essaie d’empêcher quelqu’un de bouger) accroît encore la difficulté à respirer. » La personne manquant alors d’oxygène, elle se débat, et « face à cette agitation, un agent de la force publique aura tendance à exercer une pression ou une compression supplémentaire afin de maîtriser la personne, compromettant davantage encore ses possibilités de respirer ».

Alors que les polices belge, suisse, et certaines villes comme New York, ont fait le choix de bannir cette pratique d’immobilisation de leur arsenal, la France l’a maintenue. L’avocat de la famille Arié Alimi rappelle que la pratique du plaquage ventral est très dangereuse et controversée.

Le père de la victime, Christian Chouviat, ne cesse de reprendre le « fil de ce tissu de mensonges et d’incohérences de la police » auquel la famille a dû faire face depuis l’interpellation de son fils. « Officiellement, la police a expliqué avoir arrêté mon fils parce qu’il téléphonait en conduisant son scooter. Or, étant livreur, son téléphone est conçu pour éviter de l’avoir à l’oreille. Le commissariat nous a d’ailleurs dit qu’il avait été arrêté non pas pour son téléphone mais pour une plaque d’immatriculation poussiéreuse et donc pas lisible. C’est une première incohérence », précise-t-il.

À la tête de l’entreprise familiale de livraison, Christian est alerté par le GPS du scooter de son fils Cédric, resté immobilisé plus d’une heure puis conduit au commissariat du VIIe arrondissement de Paris. Il envoie alors un livreur auquel les policiers signalent que Cédric n’est pas présent dans leurs locaux. « Nous ne savions pas où était mon fils. Nous avons alors appelé les hôpitaux. N’étant pas admis aux urgences mais directement en réanimation, nous n’avons pas eu de ses nouvelles. Son épouse a dû se rendre à deux reprises au commissariat, les menaçant d’y dresser un piquet de grève, avant de savoir, à 16 heures, soit six heures après son interpellation, qu’il était à l’hôpital. Pourquoi avoir gardé sous silence son état ? », s’interroge-t-il.

« J’ai besoin de savoir aujourd’hui pourquoi ils ont tué mon fils. Comment vais-je l’expliquer à ses enfants ? », confie Christian Chouviat, qui avoue une haine pour ces trois policiers qui ont interpellé son enfant, celle d’un père meurtri, prêt à affronter la « responsabilité de l’État ». « On a tué mon fils, peut-être involontairement, mais on l’a fait et on laisse cinq orphelins. Une veuve, et des parents dévastés. Je défends mon fils et cela ne peut pas rester impuni », conclut-il.

Pascale Pascariello

• MEDIAPART. 7 janvier 2020 : https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Interventions de la famille de Cédric Chouviat

La famille de Cédric Chouviat, livreur de 42 ans récemment décédé à Paris des suites de son interpellation, a été reçue, mardi 14 janvier à midi, par le ministre de l’intérieur Christophe Castaner. Le père de la victime a demandé « solennellement au ministre qu’il interdise le plaquage au sol et la clé d’étranglement ».

« Je n’attends pas grand-chose du ministre qui est dans le déni des violences policières, indiquait Christian Chouviat, la veille, à Mediapart. Mais je vais m’adresser au père de famille et lui demander s’il trouve normal qu’un fils qui part le matin au travail, ne rentre pas le soir parce que les policiers l’ont tué ? »

En arrivant place Beauvau, Doria Chouviat, veuve de Cédric, souhaitait pour sa part « que l’histoire ne se répète pas » et surtout que Christophe Castaner « prenne bien conscience des responsabilités qu’il a ».

À la sortie de cet entretien, le père de Cédric a fait part de « la compassion d’un ministre qui l’a reçu en tant que père de famille ». Mais « aucune mesure de suspension n’a été prise concernant les quatre policiers qui ont tué mon fils, déplore-t-il. Et aucune interdiction n’a été décidée sur les pratiques d’immobilisation que sont la clé d’étranglement et le plaquage au sol ».

Christophe Castaner a affirmé qu’une étude serait menée sur ces pratiques d’immobilisation. Selon l’avocat de la famille Arié Alimi, « la dangerosité de ces méthodes d’immobilisation n’est plus à démontrer. Je suis comme la famille un peu amer ».

Pourtant, le discours du ministre tenu la veille, lors de ses vœux à la police nationale, laissait plus d’espoir sur l’issue de cette rencontre. Christophe Castaner a rappelé aux policiers leur devoir de « faire preuve, toujours, de discernement », de « se maîtriser, [d’]analyser et agir avec mesure et proportionnalité », ainsi que leur obligation de porter le Référentiel des identités et de l’organisation (RIO) – sept chiffres qui permettent de les identifier. Il y a fait part également de ses pensées pour Cédric Chouviat « décédé dans des circonstances qui interrogent et doivent être éclairées ».

Selon Arié Alimi, « il s’agit surtout d’un discours qui, certes, marque une évolution mais doit désormais être suivi des faits. Et aujourd’hui, l’absence de réponse apportée par le ministre à la famille de Cédric Chouviat le démontre. Les paroles ne suffisent pas. Il faut que l’impunité des policiers cesse ».

Interpellé en marge d’un déplacement à Pau sur les violences policières commises à l’encontre des manifestants, le président Emmanuel Macron a annoncé mardi qu’il attend du gouvernement « dans les meilleurs délais, des propositions claires pour améliorer la déontologie, les éléments de contrôles » de l’action des forces de l’ordre, compte tenu des « comportements qui ne sont pas acceptables ont été ou vus ou pointés ».

Pour autant, le président n’a parlé ni de violences policières ni d’usage disproportionné de la force, rappelant « la violence profonde qui existe dans notre société et dont les forces de sécurité intérieure sont les premières victimes ». Aucune déclaration n’a été faite sur le décès de Cédric Chouviat.

Arrêté pour un simple contrôle de scooter, ce livreur de 42 ans a été violemment interpellé par les policiers le 3 janvier dernier, plaqué ventre au sol et menotté alors qu’il était encore casqué, après avoir subi une clé d’étranglement. Lorsque les pompiers sont intervenus, ce livreur père de cinq enfants était déjà en état de mort cérébrale, provoquée par un manque d’oxygène, « une manifestation asphyxique avec une fracture du larynx », selon les premiers résultats d’autopsie. Hospitalisé et placé sous assistance respiratoire, il est décédé deux jours plus tard.

Cédric Chouviat n’est pas le premier à être victime de ces pratiques d’immobilisation. Le 19 juillet 2016, Adama Traoré, 24 ans, décède par asphyxie, menotté au sol et étouffé sous le poids de trois gendarmes, à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise).

Depuis 2007, au moins dix personnes auraient succombé de cette façon selon les informations auxquelles Mediapart a pu avoir accès. Précédé quasi systématiquement d’une clé de bras ou d’étranglement (bras serrant le cou de l’interpellé afin de le neutraliser), le plaquage ventral consiste à maintenir la personne au sol, sur le ventre. À cela, les policiers peuvent également ajouter des pressions exercées au niveau des chevilles. D’un point de vue réglementaire et théorique, la tête de la personne doit être tournée sur le côté et ne doit pas être maintenue dans cette position, si elle est menottée.

Dans une note datée du 8 octobre 2008, l’Inspection générale de la police nationale rappelait que dans le cadre de l’immobilisation d’une personne, « la compression, tout particulièrement lorsqu’elle s’exerce sur le thorax ou l’abdomen, doit être la plus momentanée possible et relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires et adaptés ».

En pratique, ces prescriptions sont rarement suivies par les policiers qui, comme ce fut le cas pour Cédric Chouviat, l’ont maintenu plusieurs minutes sur le ventre, casqué et menotté, le visage collé au sol.

Après les nombreux décès par asphyxie qu’elle a provoqués, la dangerosité de cette pratique est régulièrement pointée du doigt sans que cela n’ait réussi, jusqu’à présent, à convaincre l’État de l’interdire.

Pourtant, dès 2007, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France à la suite du décès de Mohamed Saoud, menotté, dont le « maintien au sol pendant trente-cinq minutes a été identifié par les experts médicaux comme étant la cause directe de son décès par asphyxie lente ». Selon la Cour, la France a violé l’article 2 (droit à la vie) de la convention européenne des droits de l’homme.

En 2011, l’ONG Amnesty International alerte, à son tour, sur cette pratique dans un rapport intitulé « Notre vie en suspens » [1], consacré au témoignage des familles des victimes. L’ONG rappelle que « toute pression exercée dans le dos de la personne qui se trouve dans cette position (comme celle que peut exercer un agent de la force publique, notamment lorsqu’il essaie d’empêcher quelqu’un de bouger) accroît encore la difficulté à respirer ».

La personne alors en manque d’oxygène se débat, et « face à cette agitation, un agent de la force publique aura tendance à exercer une pression ou une compression supplémentaire afin de maîtriser la personne, compromettant davantage encore ses possibilités de respirer ».

Amnesty International reprend les rapports d’experts réalisés en Suisse, où cette pratique a été interdite en 2001, à la suite du décès de Samson Chukwu. Débouté du droit d’asile, ce Nigérian de 27 ans avait été, lors de son transfert à l’aéroport, plaqué et maintenu sur le ventre, position ayant entraîné son asphyxie.

« En 2011, nous avions décidé de faire ce rapport pour dénoncer la difficulté pour les familles d’avoir accès à la justice dans le cas de violences policières, explique Anne-Sophie Simpere, responsable Libertés et violences policières de l’ONG. Neuf ans après, nos recommandations sont restées les mêmes. Nous demandons que soit mis en place un mécanisme réellement indépendant et impartial lors des enquêtes sur les violences policières, l’IGPN étant juge et partie. »

« Les plaquages ventraux comme la clé d’étranglement sont des pratiques qui peuvent entraîner la mort. Dans le cas de Cédric Chouviat, elles n’auraient pas dû être utilisées, cette personne ne représentant aucun menace pour les forces de l’ordre », commente Anne-Sophie Simpere.

Au-delà de la question des plaquages ventraux, elle estime que « c’est la question de la proportionnalité de la force qui est soulevée. On le voit régulièrement dans les manifestations avec des personnes mutilées par l’usage disproportionné de LBD ou de grenades. »

Mais « quand il s’agit d’usage excessif de la force, les enquêtes aboutissent rarement. Et en cas de condamnations, elles sont très rares et extrêmement faibles », déplore Anne-Sophie Simpere.

En février 2012, deux policiers ont été reconnus coupables d’homicide involontaire lors de l’interpellation, le 9 mai 2008, à Grasse, d’Hakim Ajimi, 22 ans, décédé par asphyxie, à la suite d’une clé de bras et d’un plaquage au sol (à lire ici et là). En février 2013, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a confirmé la condamnation des deux agents de la BAC à 18 et 24 mois d’emprisonnement avec sursis.

« Le plaquage ventral, ou immobilisation en “décubitus ventral”, est une pratique létale et nous demandons son interdiction », précise Marion Guémas, chargée des questions de police-justice pour l’ONG Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT).

L’ACAT rappelle que la Suisse et la Belgique ont interdit le plaquage ventral, respectivement en 2001 et 2005. « Aux États-Unis, à Los Angeles et à New York, il est également prohibé mais les policiers ne respectent pas forcément cette interdiction, comme on a pu le voir notamment en 2014, avec le décès d’Eric Garner », déplore Marion Guémas.

Le 17 juillet 2014, Eric Garner, 43 ans, avait été violemment plaqué au sol par des policiers. Avant de décéder, comme on l’entend dans la vidéo de son interpellation, il répète « I can’t breathe » [2], « je ne peux pas respirer », sans que les policiers n’interrompent les pressions. Proscrit depuis 1993 par le département de la police de New York, les forces de l’ordre continuent d’y avoir recours, les autorités n’ayant pas légiféré sur cette pratique. En octobre 2019, la fille d’Eric Garner a lancé une pétition pour que cette méthode d’immobilisation soit interdite au niveau national.

« La dangerosité de ces pratiques que sont le plaquage ventral ou la clé d’étranglement ne fait plus de doute. En 2016, nous avons publié un rapport [l’ordre et la force] et fait plusieurs recommandations parmi lesquelles l’interdiction du plaquage. Depuis, rien n’a changé, précise Marion Guémas, qui regrette les récents propos du ministre Christophe Castaner concernant le décès de Cédric Chouviat.

« [Le 8 janvier], le ministre a affirmé attendre la fin de l’enquête pour reconsidérer éventuellement la pratique du plaquage ventral, explique-t-elle. Alors que plusieurs personnes en sont mortes, il ne peut en ignorer le danger. C’est très dur d’entendre cela pour les familles des victimes. La France a déjà été condamnée à plusieurs reprises en 2007 et encore en 2018. »

En juin 2018, la Cour européenne des droits de l’homme a de nouveau condamné la France pour ces pratiques ayant causé le décès d’Ali Ziri. Conduit au commissariat à la suite d’un contrôle de police à Argenteuil, cet homme de 69 ans avait été laissé allongé, sur le ventre et menotté, et cela plusieurs heures (à lire ici).

Lors de la publication du rapport de l’ACAT, la Direction générale de la police nationale (DGPN) avait affirmé mener une réflexion sur le plaquage ventral. Quatre ans plus tard, rien n’a été rendu public. Au moment où nous publions cet article*, la DGPN n’a pas donné suite à nos demandes.

Même silence du côté du cabinet du ministre de l’intérieur qui n’a pas souhaité répondre à nos questions concernant l’interdiction du plaquage ventral. Aucune précision non plus sur l’entretien organisé à Beauvau le 14 janvier avec la famille de Cédric Chouviat. Depuis que Christophe Castaner a pris ses fonctions, plusieurs personnes sont décédées des suites de violences policières. Aucune famille de victime n’a été reçue par le ministre.

Pascale Pascariello

• MEDIAPART. 13 janvier 2020 : https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Cet article a été mis à jour le mardi 14 janvier à 15 h, après que la famille de Cédric Chouviat est sortie du ministère de l’intérieur et à 19 h 30, à la suite des déclarations du président Emmanuel Macron.

* Une heure après la publication de l’article, nous avons reçu de la Direction générale de la police nationale (DGPN) la réponse suivante :

« Entre 2014 et 2019, l’IGPN a été saisie de 5 enquêtes à la suite de décès concomitant à l’interpellation et nécessitant d’établir les faits entre la part de la technique d’interpellation employée et l’état de santé de l’interpellé. Elles se répartissent de la façon suivante : 1 en 2014 (enquête transmise à la justice), 1 en 2015 (enquête toujours en cours), 0 en 2016, 2 en 2017 (2 enquêtes clôturées et transmises à la justice), 0 en 2018 et 1 en 2019 (enquête en cours).

L’emploi de la force ou de la contrainte pour la maîtrise d’une personne en état de forte agitation a fait l’objet d’une note DGPN en 2015. Elle rappelle que le risque est accru lorsque la personne est dans un état d’excitation extrême tel qu’elle ne craint plus de mettre sa vie ou celle des autres en danger par son acte de résistance ou encore qu’elle est inaccessible aux injonctions des policiers.

Dans ces conditions souvent marquées par les caractères de l’immédiateté et de l’urgence, il revient au policier intervenant d’apprécier la nécessité de recourir à la force par la prise en compte des éléments de contexte et de l’ensemble des moyens matériels dont il dispose. »


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