Reconstruction ou déconstruction ? Dix éclairages sur la société russe (article du Monde diplomatique)

jeudi 9 août 2007.
 

Que se passe-il en Russie, 80 ans après la Révolution d’Octobre ? L’article ci-dessous, publié par Le Monde Diplomatique date de deux ans mais reste un des plus complets pour comprendre l’évolution de ce pays.

Ame russe

A l’Ouest, à gauche comme à droite, les stéréotypes abondent sur la Russie et les Russes : grandeur d’âme, générosité, excès, grands espaces, liberté sans limites, le tout revu et corrigé par la lecture de Tolstoï ou de Dostoïevski. Mélange de romantisme révolutionnaire et de fatalisme aux yeux des uns, réconciliation des vertus du marché et du sens religieux aux yeux des autres, cette mythique « âme russe », insondable, tend à projeter la Russie dans une galaxie étrangère tant aux logiques de la mondialisation capitaliste qu’à celles de la résistance altermondialiste.

La réalité est bien plus plate : à la dureté du pouvoir et à la brutalité des rapports sociaux, héritage de la période soviétique, viennent s’ajouter la violence du marché, le cynisme de l’argent fou, l’égoïsme du chacun pour soi et le matérialisme de la course à la consommation. En Russie, comme ailleurs, l’humanité se fait rare.

Empire

Consacrée fin décembre 1991, la disparition de l’Union soviétique a donné naissance à quinze Etats, dont la Fédération de Russie. Mais celle-ci, qui, par ses frontières, a tout d’une Russie par soustraction, n’en est pas moins l’héritière de l’URSS et, par-delà, de la Russie tsariste. Quel avenir pour la Russie postsoviétique ? La question reste en suspens. Et ni le président Boris Eltsine ni son successeur Vladimir Poutine n’ont réellement apporté d’éléments de réponse décisifs : la Russie, à elle seule un continent (l’Eurasie), va-t-elle imploser à son tour ou redevenir une grande puissance ? Dans le pays même, actuellement, les avis divergent.

Certes, le président Poutine a mis brutalement fin à la politique de son prédécesseur consistant à laisser toute autonomie aux régions (voir ce terme). Mais la thèse largement répandue selon laquelle il aurait entrepris de reconstruire la Russie en commençant par restaurer la légitimité de l’Etat, entièrement privatisé par M. Eltsine et les oligarques, paraît plus que contestable. On a simplement assisté à la normalisation autoritaire d’une situation qui, échappant à tout contrôle, risquait de remettre en cause l’existence même du pays. Mais cette toute-puissance du centre, théorisée au lendemain de la prise d’otages et du massacre de Beslan (3 septembre 2004), pourrait bien alimenter de nouvelles tensions avec des régions révoltées contre un centre prédateur.

Cet exercice démonstratif du pouvoir, manifestant sa force (policière) en toute occasion, masque difficilement son incapacité à construire un Etat de droit. La Russie de M. Poutine se caractérise, comme les régimes soviétique et tsariste, par un Etat dominant la société. L’actuel président s’est attaché - avec succès - à éliminer tous les embryons de partis, syndicats et associations à même de représenter et de défendre les intérêts des différentes classes et couches de la société face au pouvoir. Moshe Lewin a expliqué à quel point cette absence de « système politique » avait pesé dans la crise du régime soviétique [1].

Dans ses rapports avec les Etats de l’ex-Union, la Russie a montré qu’elle est loin d’avoir renoncé à la posture impériale qui caractérisait tant le pouvoir tsariste que l’URSS. Mais elle n’en a plus les moyens, comme l’indiquent aussi bien la poursuite de la guerre en Tchétchénie que, au-delà, le recul de son influence dans le Caucase et dans les nouveaux Etats issus de la décomposition de l’URSS.

Gangrène tchétchène

Le conflit de Tchétchénie pourrit : banditisme mercantile et sanguinaire du côté des forces russes et de leurs supplétifs, poids croissant des islamistes radicaux du côté tchétchène, attesté par l’accession, le 25 août 2005, de M. Chamil Bassaev au poste de vice-premier ministre d’Itchkérie, à la suite de l’assassinat d’Aslan Maskhadov (8 mars 2005). Cette guerre, qui martyrise le peuple tchétchène, est à la fois, pour les Russes, trop lointaine et trop proche.

Elle touche peu à peu le reste du Caucase et du sud de la Russie. Mémorial, l’association de défense des droits de la personne, parle de « tchétchénisation » de l’Ingouchie. Idem au Daghestan. En attendant la guerre, en voici les signes avant-coureurs : enlèvements, « purges », dénis de justice, « raids » et assassinats...

Et la violence, telle une gangrène, se propage dans tout le pays. Non seulement parce que les actes terroristes peuvent frapper n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, mais aussi parce que soldats et miliciens reviennent chez eux porteurs du « syndrome tchétchène », du fait des horreurs dont ils ont été témoins et souvent acteurs. Pis : la multiplication des violences policières incite les associations à dénoncer une importation et une légalisation par l’Etat des méthodes expéditives de l’armée russe en Tchétchénie.

Blagovechtchensk (Bachkortostan), décembre 2004 : des raids policiers contre la population de la ville font des centaines de blessés sans être jamais condamnés, malgré des protestations massives. Prison de Lgov (région de Koursk), le 27 juin 2005 : près de 800 détenus se tailladent les veines pour protester contre les mauvais traitements infligés par les gardiens ; les autorités mettent en cause des détenus pour trouble de l’ordre public ! Elista (République de Kalmoukie), 22 septembre 2004 : à l’issue d’une manifestation de l’opposition, 300 personnes sont passées à tabac, pourchassées dans la rue, et 120 envoyées en prison, dont une y succombera à ses blessures ; un an après, aucun policier n’a été condamné. District de l’Elbrouz (République de Kabardino-Balkarie), juin-juillet 2005 : la population subit des raids punitifs pour avoir osé exprimer son opposition au chef de la République.

Le pouvoir de M. Poutine agite volontiers le drapeau de la « lutte antiterroriste » pour justifier violations des droits démocratiques et chasse aux opposants. On ne compte plus les manifestations interdites pour « menace terroriste ». Le pouvoir a brandi le même prétexte pour abroger l’élection des gouverneurs de région, au lendemain de la tragédie de Beslan. Un gouverneur nommé par le président serait-il mieux armé qu’un élu pour lutter efficacement contre le terrorisme ?

Migrants

L’implosion de l’URSS et la constitution, sur son territoire, d’Etats indépendants ont provoqué d’importants mouvements de population. Vers la Russie : plus de 8 millions de Russes (sur les 25 millions installés hors de ses frontières) s’y sont réinstallés, non sans difficulté, entre 1990 et 2002. Hors de Russie : avec le départ de juifs (et de beaucoup de non-juifs) vers Israël (942 000, dont la moitié venant de Russie) et l’Allemagne (170 000), puis d’Allemands dits de la Volga vers l’Allemagne (2,1 millions, dont 600 000 en provenance de Russie, et le reste essentiellement d’Asie centrale, où ils avaient été déportés par Staline) [2].

Depuis, les phénomènes migratoires ont changé de nature. Les habitants des régions peuplées de manière volontariste (Sibérie orientale, grand nord du pays) reviennent en Russie européenne. Le sud de la Russie voit affluer les réfugiés du Caucase. La Fédération de Russie attire surtout de très nombreux habitants des nouveaux Etats, de l’Ukraine à l’Asie centrale : entre 3 et 5 millions de personnes, selon les saisons, arrivent à la recherche d’un travail et d’un salaire un peu plus élevé. Elles travaillent essentiellement dans la construction, l’exploitation forestière et l’agriculture, le commerce et les services, et se concentrent à Moscou (1 million, principalement dans les grands chantiers). Quant à l’immigration en provenance de Chine, limitée à Moscou et à la zone frontalière, elle demeure occasionnelle et de courte durée (inférieure à quatre mois).

Presque tous ces travailleurs sont des nelegaly (« illégaux »), maintenus dans une zone de non-droit, victimes toutes désignées du travail forcé : passeports confisqués, logements dans des baraquements, horaires de travail inhumains, salaires de misère souvent payés avec des retards considérables et renvoi à la moindre protestation. A cette surexploitation, aux exactions de milices qui les rançonnent s’ajoute l’arbitraire d’une administration souvent complice des négriers.

Il en va de même pour les nelegaly de l’intérieur, ces ouvriers qui, quittant leur région russe sinistrée, viennent dans une autre, plus favorisée, dans l’espoir de travailler sur un chantier. Eux aussi sont corvéables à merci. Citoyens de la Fédération de Russie dans leur région d’origine, ils se retrouvent quasiment sans droits dans les autres : héritage de la période soviétique, seul le titulaire d’un lieu de résidence permanent, consacré par la propiska (« enregistrement à la milice »), jouit des droits politiques, sociaux, et de l’accès à un logement ou aux soins.

Immigrés ou citoyens russes, les nelegaly illustrent, sous une forme extrême, la réalité d’une Russie où l’absence de droits, la corruption et l’arbitraire policier marquent profondément la vie quotidienne. Tout en proclamant des quotas largement fictifs d’immigration, le pouvoir s’en tient à une gestion laxiste et policière de l’immigration. Pourtant, les démographes ne cessent de le répéter : l’immigration représente une nécessité vitale, dans un pays qui perd, chaque année, 1million d’habitants. D’autant que la reconstruction de l’économie augmentera considérablement les besoins en main-d’œuvre...

Nationalisme

« La Russie aux Russes » : selon un sondage de juin 2005 effectué par l’Institut panrusse d’étude de l’opinion publique (VTsIOM) de M. Iouri Levada [3], 58 % de la population se reconnaît, à des degrés divers, dans ce slogan. Voilà un indice de l’emprise croissante des idées nationalistes sur une population incitée à désigner l’« autre » comme le principal responsable des maux de son présent. Cette vision du monde correspond, depuis 2000, à l’idéologie officieuse du pouvoir : celui-ci présente en effet sa politique comme défendant la grandeur de la Russie contre ceux qui, de l’extérieur comme de l’intérieur, s’acharnent à la saper - y compris les organisations non gouvernementales (ONG), dénoncées par M. Poutine, dans son adresse au pays en 2004, comme une « cinquième colonne » financée par l’étranger.

Cet habillage nationaliste de la politique, par ailleurs ultralibérale, du pouvoir marque un tournant par rapport aux années 1990 : un tel discours était alors l’apanage de l’opposition patriotique, qui, Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) en tête, décrivait le pouvoir de M. Eltsine comme étant au service de l’étranger, acharné à détruire la Russie. Abondamment relayé par les médias, il a désormais envahi tout l’espace public. Ses thèses se banalisent au point qu’on trouve, dans les librairies, des rayons entiers de littérature nationaliste. Quant à l’opposition, privée de son principal cheval de bataille, elle en est réduite à surenchérir : elle accuse le pouvoir de ne pas défendre de manière satisfaisante les intérêts de la Grande Russie. Si l’antisémitisme reste virulent, le discours xénophobe s’appuie sur la guerre de Tchétchénie pour mettre en cause les « non-Russes » - immigrés d’Asie centrale ou du Caucase, mais aussi Américains impérialistes, qui, dans l’imaginaire de la population, demeurent les ennemis de la Russie.

Pareil discours, dans ses diverses variantes, a un impact réel parce qu’il exploite un terreau favorable : la détérioration des conditions de vie, le sentiment d’impuissance face au cours des choses, le désespoir que provoque un avenir barré incitent, en Russie comme ailleurs, à transformer l’« étranger », proche et lointain, en bouc émissaire. Dans certaines régions, des couches déjà paupérisées vivent l’afflux de réfugiés, en particulier tchétchènes, comme un danger pour leur propre situation. De surcroît, le sort réservé aux Russes dans certains Etats nouvellement créés, à commencer par les pays baltes, les « révolutions pacifiques » récentes interprétées comme un complot américain renforcent encore l’impression que la Russie serait la victime de menées étrangères hostiles.

Ces mots se traduisent en actes, généralement impunis : des agressions par centaines, des assassinats par dizaines - les organisations des droits de la personne en ont recensé 40 en 2004. Ils sont, le plus souvent, l’œuvre de skinheads, dont le nombre, réduit sous le régime soviétique (on en trouvait notamment parmi les supporteurs des clubs de football de Moscou), n’a cessé de croître : entre 50 000 et 60 000. Relativement isolés les uns des autres, ces groupes professent la même idéologie d’extrême droite « en pratique » : agressions, pogromes « anticaucasiens » sur des marchés, attaques de manifestations ou de concerts. Signe des temps : alors qu’ils dénonçaient le pouvoir eltsinien comme « sioniste », ils soutiennent le président Poutine, qualifié de défenseur des valeurs nationales. En retour, le parti majoritaire Russie unie et l’organisation de jeunesse poutinienne Nachi (« Les nôtres ») leur font la cour. Il est vrai que, depuis peu, les skinheads s’en prennent moins aux « basanés » qu’à des militants de l’opposition.

Oligarques

Versons d’emblée une larme sur le sort de M. Mikhaïl Khodorkovski, l’ancien patron de la compagnie pétrolière Ioukos, oligarque russe consacré par l’Ouest martyr de la politique répressive du Kremlin après sa condamnation, le 1er juin 2005, à neuf ans de prison pour de lourdes malversations financières. Il est vrai que plusieurs dizaines d’oligarques, tout aussi peu soucieux que lui de légalité dans leur course à l’accaparement des richesses nationales, auraient dû comparaître à ses côtés. Son emprisonnement ne devrait toutefois pas faire oublier aux démocrates si mobilisés par son sort celui des autres prisonniers de conscience de la Russie poutinienne, à commencer par les quelques dizaines de jeunes militants du Parti national bolchevique [4] : certains ont déjà été condamnés - de un à trois ans de prison - pour des actions symboliques, d’autres risquent jusqu’à huit ans pour « tentative de prise de pouvoir » - ils avaient occupé, avec tracts et drapeaux, des locaux de l’administration présidentielle !

Les oligarques - MM. Vladimir Potanine, Oleg Derepaska, Roman Abramovitch, Alexandre Khloponine et beaucoup d’autres - se portent bien. C’est qu’ils ont eu la prudence d’assurer le Kremlin de leur allégeance, contrairement à M. Khodorkovski : ce dernier avait ainsi fourni au pouvoir l’occasion de mettre en scène la « lutte anti-oligarque », concession à une opinion publique dressée contre ceux qui privatisèrent pour deux sous les richesses du pays.

A côté des « anciens » qui, retirés de la politique, se consacrent à leurs affaires, de nouveaux venus forment une oligarchie, certes plus discrète que la première, mais non moins riche et puissante. Sept personnes de l’entourage présidentiel auraient contrôlé 40 % du PNB russe en 2004 [5]. Ils dirigent - ou font partie du conseil d’administration de - diverses compagnies, semi-étatiques ou privées, en position de quasi-monopole sur le marché. Parmi les têtes d’affiche figurent le chef de l’administration présidentielle Dmitri Medvedev (le gaz Gazprom), son adjoint Igor Setchine (le pétrolier Rosneft), l’ancien dirigeant de l’administration présidentielle Alexandre Volochine (le géant de l’électricité RAO EES), le ministre des finances Alexeï Koudrine (le géant du diamant Alros et la puissante banque Vnechtorgbank)...

La tendance au cumul des principaux postes politiques et économiques ne signifie nullement une renationalisation rampante de secteurs importants de l’économie nationale : l’Etat continue de se retirer, et les groupes contrôlés par ces « nouveaux oligarques » de se « réformer » afin d’écarter tout risque que les profits leur échappent.

Parti communiste

Principale force d’opposition dans les années 1990, majoritaire à la Douma jusqu’en 1999, le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) n’est plus que l’ombre de lui-même. Sa chute résulte autant de l’orientation de sa direction que des coups que lui a portés le Kremlin.

Dès sa fondation, en février 1993, le KPRF se lance dans la construction d’un grand mouvement « patriotique », plus national (la défense de la Russie comme grande puissance) que social. Son secrétaire général Guennadi Ziouganov se transforme en fervent propagandiste de l’« idée russe » : il intitulera même une de ses brochures Je suis russe par le sang et le cœur [6]. Dans Derjava [7] (« Grande puissance »), il dépeint la période soviétique comme un moment douloureux dans une histoire millénaire dont les continuités - de l’Empire tsariste à l’URSS - importent plus que les ruptures.

On aurait tort de ne voir là qu’un simple « bricolage » idéologique consécutif à l’effondrement de l’Union soviétique. Les racines de cette idéologie nationale étatiste plongent dans l’histoire. Lors des débats qui accompagnèrent la formation de l’URSS, Lénine dénonça en Staline un défenseur de la Russie grande puissance dans la plus stricte continuité avec la période de l’Empire tsariste. Mais, comme le souligne Moshe Lewin [8], ce qui dans la bouche de Lénine représentait la plus grave des insultes devient, dans les années 1970, un compliment. L’historien Nikolaï Mitrokhine [9] montre combien ce nationalisme grand-russe a servi, depuis le milieu des années 1950, d’idéologie de référence à des groupes significatifs au sein du Parti communiste et de l’appareil d’Etat de la Fédération de Russie.

Dès la fin de l’URSS, le KPRF consacre l’essentiel de son énergie à conserver, non sans quelques succès, des morceaux du pouvoir au centre et dans les régions. Mais il ne se montre guère cohérent dans sa dénonciation d’un pouvoir fossoyeur de la Russie : majoritaire à la Douma jusqu’en 1999, il ne cherche jamais à le mettre réellement en difficulté. Très peu présent dans l’espace syndical, il considère les luttes sociales comme devant servir ses stratégies de pouvoir. Début 2005, il a vainement tenté de chapeauter les mobilisations contre la « monétarisation des avantages sociaux », s’opposant à toute constitution de coordinations unitaires... qu’il ne maîtriserait pas.

Les accents nationalistes du pouvoir ont évidemment réduit la marge de manœuvre d’un parti qui se voulait avant tout le meilleur défenseur des intérêts historiques de la Russie. D’autant que, par ailleurs, le Kremlin n’hésite pas à débaucher systématiquement les dirigeants communistes. Un « millionnaire rouge », M. Gennadi Semiguine, relaie cette offensive de l’intérieur même du parti, achetant certains responsables à coups de dollars. Point culminant de ce travail de sape, un congrès alternatif s’est tenu en juillet 2004, parallèlement au Xe congrès du KPRF - une étape vers la disparition d’un parti dont les résultats électoraux, de plus en plus faibles, reflètent le peu de crédibilité en tant qu’opposition au pouvoir.

Politique (fiction)

Comment présenter un espace politique qui n’existe pas, ou uniquement sous la forme du simulacre et du spectacle ? Depuis 2000, le Kremlin, avec un succès indéniable, a réussi à éliminer les embryons de système politique apparus il y a une dizaine d’années, pour mieux organiser la vie politique selon le schéma : « Un parti, un syndicat, une société civile ».

Ainsi l’adoption récente, après la réélection de M. Poutine, en mars 2004, d’une série de mesures bloque-t-elle la vie institutionnelle en empêchant l’intrusion de nouveaux acteurs : renforcement des obstacles formels aux manifestations et grèves, abrogation des élections directes des gouverneurs de région et des maires, impossibilité pratique du référendum, abolition du scrutin uninominal aux élections parlementaires nationales, élévation du seuil d’éligibilité pour les partis de 5 % à 7 %, refus de fait d’enregistrer les nouveaux partis, etc. Pour se maintenir comme opposition, il faut, à l’instar du KPRF ou de Rodina(La Patrie), accepter, au moins en partie, les règles du jeu du Kremlin.

Il en va de même pour la « société civile ». En décembre 2001, déjà, un Forum citoyen réunissait au Palais des congrès, dans l’enceinte du Kremlin, 5 000 représentants d’associations et d’ONG, appelés à manifester leur loyauté à l’égard du président Poutine. Désormais, pour plus de sécurité, le pouvoir met lui-même en place des organes « représentatifs », comme la nouvelle Chambre civique, qui réunit experts distingués, artistes émérites, dirigeants associatifs et syndicaux, tous choisis plus ou moins directement par le président de la Fédération pour leur « haute conscience civique ». Ces élus de M. Poutine devront bientôt expertiser les projets de loi qu’il proposera et que son parti adoptera. Indépendance garantie...

Mais cette logique n’est pas sans failles. La réduction croissante des possibilités institutionnelles de pression sur le pouvoir politique conduit les différentes composantes de la société à exprimer autrement les tensions, les aspirations et les revendications. De plus en plus de gens descendent ainsi dans la rue, comme l’ont fait plus de 1 million de personnes de janvier à mars 2005, pour protester contre la « monétarisation des avantages sociaux ». Les associations, les syndicats et les partis politiques doivent choisir : persister dans une stratégie de clientélisme et de lobbying à l’égard du pouvoir, ou bien se mettre à l’écoute des revendications et prendre le risque d’une franche opposition. A terme, le boomerang pourrait bien se retourner contre le pouvoir monolithique du Kremlin.

Régions

« Moscou, ce n’est pas la Russie » : pour la grande majorité de la population des régions, la capitale symbolise à la fois les richesses interdites aux provinciaux et un pouvoir central prédateur pillant les régions.

Le président Poutine est à l’origine de la recentralisation du pouvoir et des ressources. Il considérait que son prédécesseur avait laissé les autorités régionales prendre trop d’autonomie dans tous les domaines : politique, juridique, économique. Sur le plan politique, il s’est agi de renforcer la « verticale du pouvoir », désormais garantie par la nomination des gouverneurs de région et la position dominante du « parti du pouvoir » (Russie unie) dans la quasi-totalité des Parlements et autres structures régionales et locales. Les appétits du centre ne sont pas moindres en matière de ressources : une réforme de 2004 a fait passer le pourcentage des impôts touchés par le centre à 60 %, au lieu de 50 %, sans compensation par un accroissement des transferts budgétaires aux régions, dont plus des deux tiers sont financièrement dépendantes - seules 15 régions sur 49 disposent de l’autonomie budgétaire.

Et les réformes en cours reportent sur les régions le plus gros des charges sociales : financement de la santé publique pour les inactifs, de l’éducation depuis la crèche jusqu’au secondaire, et même de certains établissements publics d’éducation supérieure rétrogradés au statut d’établissements régionaux. Lors de la grande réforme de l’été 2004, la répartition du financement (partiel) des aides sociales s’est faite au détriment des régions, qui doivent en assurer l’essentiel. Les transferts budgétaires ne couvrent qu’une partie de ces nouvelles charges, et ne s’effectuent que si les pouvoirs régionaux font preuve de « loyauté ».

Les conséquences de cette politique se font déjà sentir : fermeture d’écoles et d’hôpitaux, gel des salaires des instituteurs et médecins, mais aussi renoncement aux soins, aux médicaments et aux transports publics pour les catégories privées de l’accès gratuit à ces services. Dans nombre de régions, l’incapacité croissante des autorités régionales et municipales à assumer leurs obligations sociales menace leur légitimité. A terme, ces réformes ne peuvent qu’aggraver les disparités régionales, et donc alimenter les tendances centrifuges...

Résistances sociales

Depuis un an, on assiste à l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, avec la révolte des « hommes et femmes sans qualités » : retraités, invalides, étudiants sans avenir, résidents des foyers de travailleurs, laissés-pour-compte des régions sinistrées, tous ceux qui n’en peuvent plus de la politique antisociale du pouvoir et qui se mobilisent en dehors des organisations traditionnelles, dans des structures unitaires et des réseaux de lutte.

L’hiver dernier, dans presque toutes les villes, des dizaines de milliers de personnes sont descendues - pour certaines quotidiennement - dans la rue, afin de protester contre une loi qui remettait en cause les droits sociaux. A cette offensive antisociale sur tous les fronts, la population a répondu par une résistance sur tous les fronts, autour de revendications terre à terre : transports et médicaments gratuits, bourses d’études, baisse des tarifs de l’eau et de l’électricité. Et ce mouvement a contribué à réinventer la politique, hors des espaces institutionnels officiels :

les Soviets (conseils) régionaux de coordination des luttes, apparus durant l’hiver 2004-2005, ont fondé un réseau interrégional, l’Union des soviets de coordination (SKS), regroupant une vingtaine de régions. Dans chacune, ils rassemblent associations, syndicats, organisations politiques, individus, et interviennent sur des terrains de plus en plus variés : garanties sociales, droit du travail, du logement, écologie, etc. ;

- le Soviet de solidarité sociale (SOS) regroupe des associations et des syndicats panrusses (syndicats alternatifs, défenseurs des droits de l’homme, associations d’invalides et de victimes des radiations de Tchernobyl, organisations de retraités, etc.). Créée à l’été 2004, cette coordination est moins bien ancrée dans les régions que le SKS. Mais les deux réseaux collaborent. SOS a largement contribué à l’organisation du Forum social de Russie, qui, en avril 2005, a réuni à Moscou plus de 1 000 représentants d’une centaine d’organisations ;

c’est à cette occasion qu’a été lancé le Front de gauche, dont le congrès fondateur doit se tenir en novembre. Son objectif : créer un large mouvement autour d’une plate-forme internationaliste et de rupture avec la mondialisation capitaliste, regroupant des organisations de gauche déjà existantes, des militants non affiliés, des jeunes (notamment les Komsomols - jeunesses communistes -, en voie de renouvellement), des syndicats oppositionnels ainsi que les Soviets régionaux nouvellement apparus. Au-delà de ces structures, la Russie connaît une multiplication d’initiatives citoyennes à la base : les luttes locales, autour d’enjeux très concrets et pragmatiques (contre la construction d’un immeuble ou d’un parking dans l’aire de récréation du quartier, contre les expulsions des résidents de foyers de travailleurs, contre des cas de répression policière, etc.), se multiplient et commencent à se coordonner, souvent avec l’appui des conseils de coordination les plus actifs. Ainsi se construit un mouvement social porteur d’avenir.

La culture russe d’hier et d’aujourd’hui est simultanément en vedette à Paris, au musée d’Orsay, à New York, avec l’exposition « Russia ! » au musée Guggenheim, et à Bruxelles, au vingtième festival multidisciplinaire Europalia. Que le président Vladimir Poutine soit venu inaugurer ce dernier souligne une de ses préoccupations constantes : améliorer l’image de son pays. Plus qu’à une propagande hostile, cet effort se heurte aux réalités même de la Russie postcommuniste.

CLEMENT Carine, PAILLARD Denis

* Paru dans Le Monde diplomatique de novembre 2005 - Pages 18 et 19.

* Carine Clément est chercheuse à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie, directrice de l’Institut de l’action collective (www.ikd.ru, en cyrillique). Denis Paillard est chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Notes [1] Lire « Anatomy of a crisis », dans Russia/USSR/Russia. The Drive and Drift of a Superstate, The New Press, New York, 1995.

[2] Ces chiffres sont tirés du livre d’Anne de Tinguy, La Grande Migration, Plon, Paris, 2004.

[3] Citée par la radio Ekho Moskvy, cette enquête a été effectuée auprès de 1 600 personnes dans 153 localités de 46 régions de Russie. Cette opinion apparaît particulièrement répandue parmi les jeunes ayant une éducation supérieure et titulaires d’un emploi.

[4] Organisation créée par l’écrivain Edouard Limonov, dont les références idéologiques très éclectiques vont de la droite extrême à la gauche radicale. Elle regroupe des jeunes attirés avant tout par des méthodes d’action directe et provocatrices contre le pouvoir.

[5] Nezavissimaïa Gazeta, Moscou, 26 juillet 2005.

[6] Editions Palea, Moscou, 1996.

[7] Editions Informpechat, Moscou, 1994.

[8] Cf. Le Siècle soviétique, Le Monde diplomatique - Fayard, Paris, 2003.

[9] Dans Le Parti russe. Le mouvement des nationalistes russes en URSS 1953-1985 (Russkaja partija. Dvizenie russkix nacionalistov v SSSR 1953-1985), Novoe Literaturnoe Obozrenie, Moscou, 2003 (en russe).


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