États-Unis : George Floyd ou la terreur d’être noir

mercredi 3 juin 2020.
 

GRANDERSON LIZ, journaliste noir, spécialiste du sport et de la culture au Los Angeles Times, a été arrêté maintes fois parce qu’“on le prenait pour un autre”. Pour lui, la mort de George Floyd aux mains de la police, à Minneapolis, est un traumatisme de plus.

Je ne me sentais vraiment pas bien ce mardi [26 mai]. Tout mon corps était tendu, mon estomac noué et le mal de tête que j’essayais de chasser ne voulait pas partir. En général, j’ai tendance à me blinder, mais ce jour-là, j’ai décidé d’accepter pleinement ce que je ressentais.

Pour certains, la vidéo de la mort de George Floyd, arrêté par quatre policiers de Minneapolis, est un choc terrible. Mais pas pour moi. J’ai peut-être tendance à me cacher derrière une carapace, mais je suis toujours sur mes gardes. J’ai appris très tôt que je ne pouvais pas me payer le luxe de ne pas l’être.

Traumatismes à répétition

Je n’avais que 12 ans lorsqu’un policier a mis son arme sur ma nuque tandis qu’il plaquait son genou sur mon dos. Je devais aller acheter un litre de lait, je suis rentré chez moi traumatisé. Lorsque le policier m’a menotté, il a dit que je ressemblais à un type qui avait commis un cambriolage.

Même situation dix ans plus tard : j’étais un journaliste professionnel tout juste sorti de l’école quand j’ai été arrêté dans ma voiture et menotté. Le policier m’a demandé ce que je faisais dans le quartier. Quand je lui ai dit que j’y habitais, il a refusé de croire que j’en avais les moyens.

Autre épisode : cette fois, j’ai la trentaine et je viens d’emménager avec celui qui va devenir mon mari dans sa banlieue très blanche du Michigan. Une fois de plus, je suis arrêté par la police au volant et menotté. Avec encore un autre policier qui me prend pour un autre.

Il y a six ans : j’ai désormais plus de quarante ans et je suis envoyé par la chaîne de télévision CNN pour couvrir les émeutes de Ferguson, dans la banlieue de Saint-Louis, dans le Missouri. Là encore, je suis arrêté parce que je ressemble prétendument à un autre.

Et ce n’est qu’un résumé du nombre de fois où j’ai été interpellé parce que j’étais noir et que, forcément, je ressemblais à quelqu’un d’autre.

Une vague d’émotions refoulées

Donc oui, la plupart du temps, je me protège en restant indifférent. C’est une question de survie.

C’est pourquoi je comprends très bien le besoin de ne pas regarder les derniers instants de George Floyd capturés par la caméra. L’empathie que suscitent ces images ouvre un gouffre en nous et supprime tous les garde-fous qui empêchent les souvenirs et les émotions refoulés de remonter à la surface.

L’empathie laisse votre âme à vif. Il est difficile de survivre dans ce monde avec un cœur blessé et vulnérable. Mardi, cependant, je me suis autorisé à ressentir pleinement ces émotions parce qu’il ne faut pas toujours se contenter de survivre. Pas si vous voulez vivre.

La souffrance est certes inconfortable, mais c’est aussi le signe d’un malaise plus profond. Lorsque vous êtes protégé par une carapace, il est plus facile de se persuader que la situation n’est pas si terrible.

Inconscient collectif

Pour ceux d’entre vous qui en ont assez de lire des articles sur le racisme, croyez-moi, j’en ai assez de devoir écrire sur le sujet.

J’en ai assez de voir notre humanité se vider lentement de sa substance à la suite de microagressions qui lacèrent notre inconscient collectif.

Certes, les réseaux sociaux peuvent donner l’impression que des incidents comme l’altercation à Central Park entre Christian Cooper, ornithologue passionné, et Amy Cooper – cette femme qui a injustement appelé la police au motif qu’il la menaçait – sont des événements qui appartiennent à notre histoire récente, mais c’est faux.

La seule différence c’est que le petit Emmett Till, 14 ans, n’avait pas de smartphone en 1955, lorsqu’il a été lynché après avoir été injustement accusé par Carolyn Bryant de lui avoir fait des avances.

En 2018, une autre femme blanche, Teresa Klein, a déclaré à la police qu’un garçon noir de 9 ans l’avait agressée sexuellement. Ce qui était faux. Malheureusement, cette fausse accusation rappelle les circonstances terribles de l’exécution de George Stinney Jr, ce jeune garçon noir de 14 ans exécuté sur la chaise électrique en 1944 après avoir été injustement accusé d’avoir tué deux écolières blanches.

Racisme enraciné

Pour ceux d’entre vous qui en ont assez de lire des histoires de racisme, dites-vous que de mon côté, j’en ai assez de voir des personnes noires ou à la peau trop foncée se faire tuer à cause du racisme. Certains Blancs sont plus contrariés par ceux qui manifestent contre le racisme que par le racisme lui-même. Et c’est épuisant.

Fermer les yeux, c’est croire que ce qui est arrivé à Floyd, à Cooper et à Ahmaud Arbery (qui a été poursuivi et tué par deux hommes blancs alors qu’il faisait son jogging) sont des incidents isolés sans lien entre eux.

Accepter la réalité, c’est comprendre qu’ils sont tous liés et que ces drames donnent raison à l’écrivain James Baldwin qui disait :

“Être un Noir dans ce pays et être relativement conscient, c’est avoir la rage au ventre la plupart du temps.” Parfois, vous voulez juste pouvoir être au volant de votre voiture et ne pas transpirer en apercevant une voiture de police. Parfois, vous vous demandez ce que c’est de pouvoir se planter au lieu de devoir travailler deux fois plus dur que les autres et d’obtenir moitié moins de reconnaissance. Parfois, j’aimerais ne pas avoir à me blinder pour ne pas souffrir.

“Vivre normalement”

Parfois, j’aimerais juste vivre ma vie normalement.

Un soir, je suis allé à la pharmacie acheter à Steve, mon petit ami à l’époque, des médicaments contre l’allergie. Entre le parking du magasin et l’allée de ma maison, un policier a commencé à me suivre. En quelques minutes, je me suis retrouvé entouré de plusieurs voitures de police – gyrophares allumés, armes à feu dégainées.

De ma voiture, j’ai appelé Steve, qui est blanc, pour lui demander de sortir et de calmer le jeu. Au début, il n’a pas compris pourquoi je paniquais, mais je lui ai dit que s’il ne venait pas à la porte, je risquais d’être tué.

Verrouiller ses émotions

Comme je m’y attendais, la tension est retombée quand il est sorti de la maison et qu’il a dit aux flics que j’étais le propriétaire de la maison. La police m’a alors autorisé à entrer chez moi. L’agent qui m’a suivi dans la maison pour une vérification pensait que j’avais volé la voiture. Encore aujourd’hui, c’est un sujet de plaisanterie avec Steve. S’il a toujours su qu’il était homosexuel, c’est cette nuit-là qu’il a découvert qu’il sortait avec un Noir.

Les jours où je verrouille mes émotions, cet épisode me semble presque amusant.

Mais les jours où je baisse la garde, il reste le moment le plus effrayant de toute mon existence.


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