Crises : « Les réactions d’une société sont dictées par des habitudes acquises avant »

dimanche 17 mai 2020.
 

Le philosophe Michael Foessel, professeur à l’école polytechnique, revient sur « ce qui prédispose un Etat, une société, une presse, à des solutions autoritaires. Un événement aussi immense qu’une défaite militaire ou une pandémie n’advient jamais dans un contexte neutre » précise-t-il, à la lumière de la crise actuelle autour du Coronavirus et de son livre Récidive, 1938 qui revient sur l’année 1938, charnière entre le Front Populaire de 1936 et la débâcle de 1940.

Vous êtes philosophe. Quelle réflexion vous inspire la crise actuelle, le confinement ?

L’événement est trop immense pour n’inspirer qu’une seule réflexion. Dans une même journée, nous sommes d’ailleurs ramenés à une multitude de réflexions parfois contradictoires. Que la peur d’être contaminé ou de contaminer quelqu’un l’emporte et nous devenons adeptes des gestes barrières et désireux de toutes les protections disponibles. Qu’au contraire le désir de sortir et d’abolir la distanciation sociale l’emporte et nos réflexions, sinon même nos réflexes, nous pousseront à détester ce confinement et les mesures sécuritaires qui l’entourent. Il faut peut-être partir de cette oscillation pour saisir ce qui fait la spécificité de cette crise pandémique : elle inscrit le scénario de la mondialisation du désastre jusque dans nos corps. Évidemment le corps des soignants et celui des autres, le corps des riches et celui des pauvres, le corps des jeunes et celui des vieux n’est pas soumis à la même épreuve. Pourtant, je suis frappé par la manière dont ce virus, et surtout les mesures adoptées au niveau mondial pour lutter contre lui, ont produit comme effets de réalité. La solidarité de fait (y compris pour le pire) entre la Chine, l’Europe, les États-Unis, etc. n’est plus un savoir théorique, elle devient une expérience. En ce sens le mot d’ordre du confinement (« Restez chez vous ») a quelque chose de décalé puisque chez soi, y compris dans nos corps, se sont invités les effets les plus désastreux de la mondialisation. Le confinement épouse le désir tout à fait naturel de vivre à l’abri dans les périodes de catastrophe. Mais ne repose-t-il pas sur l’illusion selon laquelle le repli sur soi est le seul rempart face à un monde devenu hostile ? Il est sans doute trop tôt pour répondre à cette question de manière catégorique. Mais on peut déjà remarquer que le désir de frontières sanitaires épouse des passions identitaires qui préexistaient à l’épidémie et qu’il ne sera pas facile de vaincre.

Dans Récidive, 1938, vous revenez sur une année charnière qui semble annoncer la débâcle de 1940. Feriez-vous un parallèle avec la période qui a précédé la crise actuelle autour du coronavirus ?

Au moment où j’écrivais Récidive, je n’imaginais évidemment pas une crise de nature épidémique et mondiale. Le principal argument contre mon hypothèse d’analogie entre 1938 et 2018 résidait d’ailleurs dans le fait qu’aucune guerre généralisée n’était à l’horizon de notre présent. Je ne dirais évidemment pas que la rhétorique martiale qui, du moins en France, entoure la lutte contre le coronavirus me donne raison. Je crois d’ailleurs qu’il faut se méfier des tendances à voir dans un événement la confirmation de ce que l’on pensait déjà. Cela dit, le langage de la guerre était présent dans les discours gouvernementaux français bien avant le coronavirus, en particulier à propos du terrorisme. Mon problème dans Récidive n’a pas été de réunir les indices qui permettaient de comprendre ce qui allait advenir en 1940, mais de réfléchir à ce qui prédispose un Etat, une société, une presse, pour tout dire une certaine grammaire idéologique, à des solutions autoritaires. Un événement aussi immense qu’une défaite militaire ou une pandémie n’advient jamais dans un contexte neutre. Evidemment, il fait rupture sans quoi il ne serait pas un événement. Mais les réactions qu’une société adopte pour faire face sont pour une grande part dictées par des habitudes acquises avant qu’il ne surgisse. C’est le cas en 1940 où le traumatisme de la défaite intervient à un moment où l’abandon des mécanismes de défense démocratiques intervient après que ceux-ci ont été déjà largement affaiblis. Je crains aussi que ce soit le cas du coronavirus : nous ne savons pas encore comment nous allons en sortir, mais nous avons une idée assez précise de l’état dans lequel nous étions quand nous y sommes entrés. Après ce que l’on appellera généreusement des « flottements », le gouvernement français a clairement opté pour des solutions juridiques, sociales et policières qui rompaient avec le droit commun. Les mesures sanitaires ont d’emblée pris la forme d’un énième état d’urgence dont certaine mesures étaient sans doute inévitables (elles l’étaient en tout cas devenues du fait des politiques managériales de la santé menées depuis plusieurs décennies). Mais on peut tout de même s’interroger sur l’évidence avec laquelle de nouvelles dérogations au droit se sont imposées, et cela d’autant que rien ne garantit qu’elles ne survivront pas à l’épidémie.

Pourquoi écrire sur 1938 ? N’a-t-on pas déjà tout lu sur cette période ?

Pour ma part, j’avais lu quelques livres d’histoire. Mais la plupart d’entre eux laissaient une sorte de blanc entre le Front populaire de 1936 et la débâcle de 1940, ce qui a d’ailleurs renforcé la légende selon laquelle la politique sociale de Blum ou les occupations d’usine de juin 1936 étaient grandement responsables de la défaite. En découvrant la presse de 1938, j’ai rencontré une tout autre histoire. 1938 marque la fin de la politique de Front populaire en raison de la défection du parti charnière (le Parti radical) qui opte pour un renversement d’alliances et gouverne avec la droite. Je connaissais la formule prêtée aux milieux dirigeants de l’époque : « Plutôt Hitler que le Front populaire », disons que mon parcours de la presse de cette année m’a permis de mieux la comprendre. On dit souvent, y compris dans la période actuelle, que les démocraties sont faibles dans les moments de grande tension géopolitique. Par opposition à des Etats autoritaires où les dirigeants ne perdent pas leur temps en palabres parlementaires et en concessions sociales. Or la France de 1938 n’est pas faible parce que démocratique, elle est plutôt très faiblement démocratique. Toutes les mesures qui sont prises le sont par décrets-lois [l’équivalent des ordonnances, quand le gouvernement légifère sans vote du parlement, NDLR], en sorte que ce moment de la IIIème République marque une concentration du pouvoir sur l’exécutif qui n’a rien à envier au fonctionnement institutionnel de la Vème. Les échos entre ces mesures (abolition des 40 heures, remise en cause des acquis sociaux du Front populaire, répression systématique contre les réfugiés, substitution de la question identitaire aux problèmes économiques et sociaux) et la voie subie par la France depuis 10 ans m’ont semblé assez troublants pour devoir être rappelés. La croyance selon laquelle on passe du jour à la nuit, d’une démocratie apaisée à un système totalitaire ne survit pas longtemps à la lecture de la presse de 1938.

L’après 1938 est terrible. On le sait. En vous plongeant dans cette année à travers les articles de presse, avez-vous eu le sentiment que les acteurs politiques de l’époque étaient conscient des dangers ? Qu’ils auraient pu changer le cours de l’histoire ? Quelles erreurs ont-elles été commises ?

Cela dépend évidemment de quels acteurs politiques on parle. Il faut reconnaître que la lucidité n’a pas été majoritaire, et qu’elle n’a pas non plus toujours été fonction des appartenances idéologiques. On trouve quelques réactionnaires (Bernanos, Henri de Kérillis) qui perçoivent assez vite que le danger pour la France se trouve davantage dans l’Allemagne hitlérienne que dans la classe ouvrière. Ils se désolent surtout de l’attitude de leur propre camp (le camp des « nationaux » auto-proclamés) qui adorent la France mais détestent la république. Car il est un fait que l’attitude des nationalistes français en 1938 ôte toute illusion sur la signification réelle de leur patriotisme. De ce point de vue, je n’ai pas été spécialement étonné. Pour ce qui est de la gauche, très affaiblie, elle demeure fidèle en 1938 à la politique antifasciste, ce qui n’exclut pas des erreurs, mais rend au moins hostile (PCF) ou dubitatifs (SFIO tendance Blum) sur les accords de Munich. L’aspect le plus intéressant se trouve du côté des dirigeants de l’époque, en l’occurrence du Parti radical et particulièrement du président du Conseil Édouard Daladier. Je suis incapable de me prononcer sur le fond de ses intentions, ce n’est d’ailleurs pas l’objet du livre. Je me suis surtout intéressé à la logique suivie par ces dirigeants qui se voulaient, disons, « et de droite et de gauche ». Leur erreur principale, relayée par une écrasante majorité de la presse de l’époque, a été de croire que les faiblesses de la France s’expliquaient par les habitus démocratiques et un certain hédonisme propre à la culture française post-révolutionnaire. Le mot d’ordre de Daladier en 1938 est « Il faut remettre la France au travail ». Pourquoi pas après tout ? Mais l’argument n’est jamais de préparer à la guerre (une guerre avec l’Allemagne que la majorité des élites ne veulent à aucun prix). Il s’agit plutôt de rivaliser avec ce que l’on considère comme des avantages inhérents aux régimes totalitaires qui encerclent la France (en 1938, l’issue de la Guerre d’Espagne est de moins en moins douteuse). Cette fascination pour les solutions autoritaires, qui est aussi bien un complexe d’infériorité de la démocratie constitue l’aspect le plus troublant de cette année. Ils expliquent en particulier que le centre se droitise, la droite s’extrême-droitise et l’extrême droite se fascise.

Vous insistez sur le fait que le recul de l’exigence sociale et démocratique précède 1940 et le régime de Vichy. Vichy n’en serait qu’un aboutissement ?

En tout cas Vichy n’est pas une rupture que rien ne laissait prévoir. J’ai trouvé dans la presse de 1938 des mots d’ordre sur l’esprit de sacrifice opposé à l’esprit de jouissance qui seront, à la lettre, ceux de Pétain en 1940. Et cela bien au-delà des milieux d’extrême-droite. Encore une fois, il ne s’agit pas pour moi de minorer la portée de la défaite militaire, mais de montrer que la débâcle est précédée d’abandons démocratiques et sociaux qui amplifieront ses effets. La France de 1938, et je le crains celle d’aujourd’hui, est traversée par une immense fatigue démocratique qui prépare le terrain à toutes les aventures. Je ne suis pas en mesure de juger de cette fatigue dans les couches profondes de la population, cela aurait supposé un travail d’historien ou de sociologie. J’ai voulu plutôt restituer la morphologie d’une langue dominante, comprendre des logiques de raisonnement et décrire des habitudes de pensée qui se retrouvent dans les discours officiels ou journalistiques dominants de l’époque. Il est difficile de croire que ces discours n’aient pas imprégné une grande partie de la société. Même s’il y eut une forte opposition aux mesures autoritaires du gouvernement, comme lors de la tentative de grève générale du 30 novembre 1938. A bien des égards, on peut repérer dans ce genre de combativité les amorces de ce que deviendra la Résistance quelques années plus tard.

Vous parlez des "défaites" ("de Blum", "des partis", "de la République", "sociale", "morale", "du sentiment"). Pour vous, la défaite est presque consommée avant même la guerre ?

Il faut évidemment distinguer les défaites de 1938 de la débâcle de 1940. Si tout est fait par les gouvernants pour éviter, ou au moins retarder, la guerre, je n’affirmerai pas pour autant qu’il y a un lien de nécessité entre la politique menée en 1938 et l’échec militaire. Des dimensions proprement militaires que je n’ai pas étudié entrent évidemment en ligne de compte ici. C’est plutôt une forme de défaitisme moral et démocratique d’avant la débâcle qui m’a retenu. Car il est en revanche hautement probable que la défense de la France comme démocratie et comme république face aux puissances fascistes aurait supposé un attachement à la la démocratie et à la république dont je n’ai pas très souvent trouvé la trace dans les presses d’avant-guerre. De même aujourd’hui personne n’est en mesure de prévoir l’avenir à partir des échecs du présent. Ici aussi il faut espérer dans la puissance d’ébranlement des événements. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’inquiéter de ce que nous connaissons déjà, non pas l’avenir évidemment, mais les conditions présentes qui le préparent. J’ai insisté sur les défaites du « sentiment » de 1938, en particulier en me fondant sur des textes littéraires de Bernanos ou de Sartre parus cette année-là. Ils décrivent à merveille ce qu’est l’abandon psychologique d’un individu en faveur de solutions autoritaires. La genèse d’une personnalité fasciste dans L’enfance d’un chef de Sartre ou la « colère des imbéciles » dont parle Bernanos à propos de la réaction d’un grand nombre de bourgeois face à l’occupation ouvrière des usines en 1936. C’est cette constitution d’une personnalité autoritaire jusque dans le cœur des individus qui est à craindre lorsque la crise devient une forme de gouvernement et la peur l’unique moteur de l’action.

Vous dîtes croire "que Daladier est sincère". Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? Le pensez-vous aussi de Macron lorsqu’il se dit "progressiste » ?

Je n’ai pas voulu dans ce livre porter de jugement sur les motivations secrètes des individus, ni sonder les reins et les cœurs. Si Daladier me semble sincère c’est simplement au sens où il n’avait aucun intérêt à préparer le terrain à Pétain qui, d’ailleurs, ne tardera pas à le mettre en accusation avec Blum lors du procès de Riom. Sans doute Daladier a-t-il sincèrement cru que la France ne pouvait plus se payer le luxe de son Etat social ou de ses traditions parlementaires. Mais ce n’est pas l’essentiel d’après moi. L’essentiel réside dans la logique politique dans laquelle fait entrer la croyance dans les vertus de l’autorité, du virilisme (très présent en 1938), des mesures d’exception. Lorsque j’ai commencé à écrire le livre, Manuel Valls était Premier ministre et je n’ai pas pensé à Emmanuel Macron. Je me garde d’entrer dans la psychologie de l’un comme de l’autre. Je constate simplement que les solutions néolibérales et autoritaires se sont imposées comme répliques à ce que l’on appelle (à mon avis à tort) les populismes qui progressent en Europe. Dans les cas de crise majeure comme celle que nous vivons avec le coronavirus, on laisse provisoirement de côté le discours et parfois les mesures néolibérales, mais le recours aux états d’exception ne disparaît pas. Je ne sais pas si un tel recours est sincère, je pense en revanche qu’il est objectivement dangereux.

Propos recueillis par Matthias Tavel


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