Henri Weber est décédé ce 26 avril 2020. Adieu camarade des années 68....

mercredi 6 mai 2020.
 

- 1) « C’est le Henri Weber qui chantait l’Internationale avec Higelin que nous pleurons, pas celui au service de l’appareil politique du PS » NPA

- 2) Henri Weber, la vie romanesque d’un homme politique hors du commun

- 3) Un passé commun : « On manque de personnalités comme Henri Weber de nos jours » (entretien avec HABEL Janette)

- 4) Disparition de Henri Weber : ​"Adieu, noble frère"

1) « C’est le Henri Weber qui chantait l’Internationale avec Higelin que nous pleurons, pas celui au service de l’appareil politique du PS » NPA

par CYROULNIK Philippe

Source : https://npa2009.org/idees/histoire/...

J’ai connu Henri en tant que militant de la JCR dans les années 65-67. Au lendemain de Mai 68, nous avons été assez proches, du fait que j’étais étudiant à la fac de Vincennes où il était assistant au département de philosophie. C’est à cette époque que j’ai été amené à assurer la coordination du secteur étudiant de ce qui allait devenir la Ligue communiste. À l’issue du congrès de Mannheim, je suis entré au comité central de la Ligue (1969-70) à la suite d’une proposition dont il fut à l’initiative. Mais dans le cadre des activités du Service d’ordre dont je fus un temps responsable avec mon frère Alain, Michel Récanatti et Romain Goupil, nous avons beaucoup travaillé sur des projets de manifs et d’évènements politiques qui firent la notoriété de la Ligue et c’est à ce double titre que j’ai beaucoup fréquenté Henri.

Henri fut une des figures de la JCR avec Daniel Bensaïd, Jeannette Habel, Alain Krivine, Pierre Rousset, et sur un mode moins public Gérard de Verbizier. Ils furent l’incarnation de cette organisation issue de la lutte contre le stalinisme, la solidarité avec la révolution coloniale, une détermination anticapitaliste et antifasciste, et qui tranchait par son sens de l’initiative politique, son dynamisme et sa combativité sans sectarisme. Henri et ses camarades avaient anticipé le rôle de « plaque sensible » que pouvaient jouer les mouvements étudiants, et ce dès l’année 67. Ils perçurent les braises qui chauffaient sous la chape de plomb du gaullisme et l’inertie des directions syndicales et du PCF. Dans les manifs, ils poussaient à la radicalisation des luttes et soutenaient les grèves qui échappaient au carcan des bureaucraties syndicales. Le 9 mai 68, où la JCR ouvrit son meeting au mouvement et où se côtoyaient Bensaïd, Weber et Cohn-Bendit, illustra cette absence de sectarisme.

À la différence des « maos » qui deux jours après invitaient les étudiants à se mettre au « service du peuple » plutôt que de monter des barricades, des lambertistes de l’OCI qui dans leur logique de groupe de pression des appareils syndicaux opposaient la « grève générale » aux batailles « d’étudiants petits-bourgeois » et à ceux de Voix ouvrière (ancêtre de LO) qui expliquaient doctement que les bagarres au quartier Latin n’étaient qu’un « feu de paille » au regard du combat du prolétariat, ils comprirent que le feu de paille était en fait « l’étincelle qui mettrait le feu à la plaine » ! Et quand 68 explosa, Henri et ses camarades étaient prêts, c’est eux qu’on retrouva sur les barricades et dans les affrontements avec les flics (au côté des anars). Ils surent qu’aller aux barricades était la voie de la grève générale. Henri était de ceux qui eurent cette intuition politique de comprendre que l’évènement 68 ouvrait un moment historique.

En 68, il passait ses jours et ses nuits entre les barricades, les manifs et un petit studio de la rue Monsieur-le-Prince. En 1969, c’est dans l’appartement qu’Henri partageait avec Pascale qu’un petit groupe de camarades de Rouge, dans lequel on trouvait Bensaïd, Nair, Scalabrino, mon frère, moi et d’autres, avait signé un appel pour rejoindre la IVe Internationale à l’occasion du congrès de fondation de la Ligue communiste, afin d’assumer concrètement l’internationalisme de notre courant. Henri fut l’âme du journal Rouge qui constitua la colonne vertébrale de l’organisation. Il eut aussi un rôle décisif dans la mise en place et l’animation de la revue Critique communiste. Il en fit un espace de rencontre et de confrontation avec d’autres courants et penseurs.

Sa très grande culture politique et historique lui donnait une compétence incontestable en matière de “cours” de formation politique. Son art de la rhétorique donnait à ses productions une grande qualité en évitant de réduire l’analyse à de simples recettes tactiques ou polémiques. Son sens de la synthèse en faisait un excellent pédagogue politique dans son travail éditorial dans le champ du marxisme ; il s’appuyait sur les contributions des principaux théoriciens du marxisme, en redécouvrait. Une de ses premières publications fut en 1967 une brochure de la JCR, Mouvement ouvrier, stalinisme et bureaucratie, qui s’appuyait à la fois sur les textes de Trotski, Rosa Luxemburg mais aussi sur des éléments d’analyse fournis par Kautsky. Elle sera reprise dans le Cahier rouge n° 3 « De la bureaucratie » publié en 1971.

Henri Weber possédait un art de la formule et du mot d’ordre, un sens de l’organisation et une efficacité dans l’action qui s’accompagnaient d’une empathie pour les camarades. Donner du punch aux mots d’ordre, l’insolence d’une bourrasque aux interventions publiques, renouveler notre presse avec des graphistes et le concours d’artistes, c’est ce qui fut la « patte » d’Henri. Il sut associer activité politique et culturelle, comme avec ce camp de Prunete en Corse, durant l’été 70, qui fut l’ancêtre des universités d’été de la Ligue. “Riton” avait de la gouaille, il appréciait le mélange de mots d’ordre et d’humour et suscitait les initiatives en la matière. Son sens de l’initiative et de l’action fut à l’origine de son rôle initiateur dans l’organisation du service d’ordre de la Ligue. Son sens de l’agitation et du « coup » d’éclat en matière de militantisme l’amena à impulser la menée d’actions spectaculaires et exemplaires dans nos campagnes politiques. Avide de renouveler le langage de notre « Agitprop » et d’inventer de nouvelles formes de manifestations, il bouscula le train-train du militantisme. Ce fut l’époque où l’on vit Higelin participer à des actions antimilitaristes, des peintres comme Chambas être sollicités pour le journal. Il impulsa le dépoussiérage de nos affiches et de notre presse en sollicitant le talent de camarades graphistes (cf. l’affiche pour une des fêtes de Rouge qui citait sur un mode « pop » celle de Lissitzki Le triangle rouge enfonce le cercle blanc). Henri participa et accompagna les réflexions théoriques sur les nouvelles questions posées au marxisme dans cette période de radicalisation des mouvements politiques et sociaux et des crises conjuguées du stalinisme et de la social-démocratie ; en partageant parfois certaines des conclusions erronées qu’elles produisirent…

L’extension du milieu étudiant et lycéen à des couches sociales ouvrières et la massification du milieu étudiant analysés par Mandel, l’intégration du travail intellectuel dans la force de travail et la prolétarisation de nouvelles couches plus larges que le prolétariat « historique » furent à l’origine des théorisations de Daniel Bensaïd et Camille Scalabrino sur le mouvement étudiant comme « plaque sensible ». Mais ils induisirent de la radicalisation du mouvement étudiant le caractère caduc de la nécessité du travail dans une organisation syndicale large au profit d’une ligne de syndicats rouges quasi agrégés à la Ligue. De même Henri participa aussi à la théorisation de la « disparition inéluctable » de la social-démocratie. J’ai le souvenir d’un stage dans la région parisienne où, face à un Mandel atterré, Henri et quelques autres théorisaient cet effondrement définitif de la social-démocratie malgré la démonstration contradictoire, exemples à l’appui, que Mandel essayait d’apporter dans ce débat.

Il y avait chez lui une vraie détermination à mener le débat politique et la réflexion critique. Il ne se laissa pas impressionner par les diktats des petits chefs maos à l’université de Vincennes. Quand, à coups de Petit Livre Rouge, Gérard Miller, qui avait « investi » son cours avec quelques maos, se rêva en garde rouge au service d’une police de la pensée, nous étions quelques-uns présents au côté d’Henri à le voir tenir le cap et réfuter sans états d’âme la voix du « grand timonier » quant à l’histoire et aux tragédies de la révolution chinoise. En 1975, on s’est retrouvés avec Henri et Fabienne, sa compagne, au milieu de ces milliers de travailleurs en révolution aux chantiers de la Lisnav à Lisbonne.

Mais vers la fin des années 70, le temps où « l’histoire nous mordait la nuque » s’est ralenti avec les périodes de reflux. C’est avec l’entrée dans le temps long de la « lente impatience » que les choses se gâtèrent. Le doute apparut qui mena au retrait puis à l’abandon du combat. Lui qui avec quelques camarades théorisa un peu vite la disparition historique de la social-démocratie, fut en fait rattrapé par elle, au point d’y perdre son âme de militant révolutionnaire. Il quitta la Ligue « sur la pointe des pieds », sans bataille politique, ses convictions en berne, pour un cheminement solitaire qui allait l’éloigner de notre courant. Le choix qu’il fit de mener un travail sur les grands patrons français du CNPF, au lieu d’ouvrir un travail de sociologie critique marxiste sur la place et la fonction du grand capital, fut le chemin qui, du renoncement à la révolution, le mena au reniement du combat qu’il avait mené des années 60 à 1981. Cet effondrement se traduisit en 1984 par son entrée dans l’équipe qui allait être un des acteurs les plus déterminés du social-libéralisme et de l’imbrication de plus en plus étroite entre le PS et le grand capital.

La perte des convictions entraina un retrait du militantisme et une bifurcation progressive vers les chemins de la respectabilité sociale puis une proximité de plus en plus grande avec le social-libéralisme, de Fabius à Hollande. Même s’il gardait des relations amicales à titre personnel avec ses anciens camarades, il mit son talent et sa rhétorique, devenue une coquille vide, au service de cet appareil politique du PS qui avait depuis longtemps intégré les normes propres à l’État bonapartiste. Reconverti, il alla loin dans cette déroute. Le plus triste était de le voir parfois convoquer les fantômes de la stratégie révolutionnaire pour justifier la soumission à ceux qui menaient à la catastrophe que l’on sait.

Aujourd’hui nous laisserons l’éloge de son renoncement aux chantres de l’air du temps. C’est le Henri du combat pour l’émancipation que nous pleurons, le camarade Tisserand ou Samuel, celui avec qui nous foulions le pavé de Paris, La jeune garde en bandoulière, celui qui chantait l’Internationale avec Jacques Higelin, celui de la jeunesse dont Liebknecht disait qu’elle était la flamme de la révolution.

Philippe Cyroulnik

2) Henri Weber, la vie romanesque d’un homme politique hors du commun

Source : https://www.huffingtonpost.fr/entry...

De Mai 68 à l’enseignement expérimental, du coup de foudre pour Fabienne Servan-Schreiber aux victoires politiques, Henri Weber a eu une vie de passions.

Depuis l’annonce de son départ, les hommages à Henri Weber se succèdent, émouvants. Il faut dire que la substance ne manque pas dans la vie de cet homme hors du commun, dans cette “vie de roman” comme l’a écrit l’ancien premier ministre, son ami, Laurent Fabius. À y regarder de près, pour résumer le sens de cette vie exceptionnelle qui se mêle à l’Histoire, ce sont presque toujours les mots d’Henri lui-même que l’on retrouve dans les textes qui retracent son parcours. Ils puisent largement, souvent mot pour mot, dans son autobiographie. Tout se passe comme si, en un sens, pour décrire la vie et la mort d’Henri Weber, il fallait convoquer l’écriture d’Henri Weber lui-même. Comme si souvent, face à un événement, c’est encore vers lui qu’on se tourne au moment de sa disparition, pour en faire la synthèse et trouver les mots justes.

Dans les premiers mots que j’ai écrits après l’annonce de sa mort, j’ai évoqué tous ses métiers : politique, révolutionnaire, enseignant, auteur, conseiller, sénateur, député. À la réflexion, je crois qu’il en est au moins un qu’il n’a pas cessé d’exercer : celui d’auteur. Auteur, au triple sens de chercheur, de pédagogue et d’homme de lettres. Chacun de ses ouvrages est un cours magistral écrit avec la simplicité de “La Gauche expliquée à mes filles”, même quand il décortique la pensée d’auteurs obscurs et parfois hermétiques. Et s’il n’a pratiquement écrit que des essais, tout dans l’œuvre d’Henri atteste d’un goût pointilleux pour la musique d’une langue que cet hyper-Parisien né hors de France pratiquait avec art et délectation. Chaque livre d’Henri est en ce sens un roman. Une vie de roman, oui, mais une vie d’auteur de romans, aussi.

Il était un Jim Morrison heureux.

“Juif galicien né en URSS”. Sous la dédicace qu’il a rédigé dans mon exemplaire de sa Rebelle jeunesse, je crois reconnaître l’évocation d’un autre ouvrage et d’un épisode de l’histoire politique française. Comment ne pas penser aux Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, jusque dans le retournement du titre ? Comme Pierre Goldman, Henri s’est inscrit dans cette tradition au fond très juive de l’athéisme militant et du messianisme révolutionnaire. Il serait tentant de poursuivre le parallèle et de leur imaginer aussi une propension commune et particulière au malheur, en songeant à ceux qui ont balafré la vie d’Henri. Une vie de roman russe, en quelque sorte. Dans le bel article qu’il a consacré à la disparition d’Henri, Abel Mestre écrit d’ailleurs que “sa vie a suivi les tourments du XXe siècle”. Oui, les tourments n’ont pas manqué. Henri avait d’ailleurs le physique du rôle : beau comme un poète maudit. Sur les photos de mai 68, avec sa belle gueule, ses longs cheveux et sa carrure de jeune leader, il figure ce “Jim Morrison du gauchisme” qu’évoque Denis Olivennes, “mais sans les failles narcissiques”. Un Jim Morrison heureux, en quelque sorte.

Henri Weber, la vie romanesque d’un homme politique hors du commun

Car si l’Histoire a donné à Henri une familiarité avec le malheur et la mort, elle est de celles qui fondent le socle de la résilience, du triomphe de la vie et de la célébration sur l’adversité. Une vie pleine de passions. Des barricades de mai 68 à l’enseignement expérimental de Vincennes, du coup de foudre pour Fabienne Servan-Schreiber aux célébrations des victoires politiques, la vie d’Henri est aussi une longue célébration de la vie : vie de famille, vie d’amis, vie de plaisirs, et vie de romans, donc.

L’appartement familial, que Denis Olivennes a si bien décrit, gravitant autour du “couple solaire” formé avec Fabienne et l’atmosphère de “salon nomade et décontracté” bruissait sans cesse de javas endiablées. Dans cet appartement du Marais, voisin du mien, les livres débordaient de toutes les étagères, ils tapissaient tous les espaces de mur disponible. Ces livres m’inspiraient une image incongrue. Celle du refuge secret de Gaston Lagaffe, le havre sous-terrain dont les murs sont constitués exclusivement de livres. Des livres protecteurs et accueillants. Pas des livres écrasants par la somme de leur savoir austère.

Si l’Histoire a donné à Henri une familiarité avec le malheur et la mort, elle est de celles qui fondent le socle de la résilience. Sa vie, c’est aussi une longue célébration : vie de famille, vie d’amis, vie de plaisirs, vie de romans.

Il est peut-être mal approprié que je convoque l’univers d’une bande-dessinée pour parler d’Henri. Ou pas tant que ça. Car dans la famille Weber, on chérit tous les arts. Littérature, BD, jeux vidéos, cinéma, musique, chacun développe son talent avec le soutien des autres. Des personnalités fortes qui excellent dans leur domaine, sans qu’aucun n’impose le sien, mais que tous partagent. Il y a même des jeunes Weber qui écrivent. J’ai eu la joie de signer quelques tribunes et un livre avec Clémence, pour le groupe de réflexion que nous avions cofondé, Bouger les lignes. Il s’agissait de proposer des pistes concrètes de réforme, des “utopies réalistes”. Héritage spirituel.

Dans la suite de sa dédicace à Rebelle Jeunesse, c’est cette “utopie réaliste de la social-démocratie” à laquelle Henri m’écrit être “passé laborieusement après l’utopie chimérique du communisme”. Il n’a jamais aimé les vains combats. Même dans sa rebelle jeunesse, Henri s’est toujours préoccupé des conditions de succès, méfié de la maladie infantile du communisme. Qu’il fonde un nouveau parti politique, qu’il dirige une commission parlementaire, ou qu’il conseille un premier ministre, en même temps qu’il déroulait sa carrière universitaire et qu’il écrivait, Henri s’est toujours autant intéressé à la pratique qu’à la théorie.

C’est aussi pour cela qu’Henri s’est penché sur l’histoire du patronat français. Pas seulement pour livrer une analyse classique de la lutte des classes. Mais aussi en développant une analyse originale de l’entreprise, de l’industrie, et des conditions de succès de l’économie, sujets auxquels il a dédié de nombreuses études. Comme il a développé une pensée singulière du leadership, au fond assez peu commentée. C’était elle d’ailleurs qui animait souvent nos discussions, et son intérêt parfois surprenant pour mon métier d’économiste d’entreprise.

Je retrouvais souvent Henri en voisin pour le petit-déjeuner dans un café de la rue du Temple. Je l’avais rencontré il y a vingt ans, dans un café déjà, près de Solférino. Il m’avait embauché pour un contrat à durée déterminée. Une brève collaboration qui devait ouvrir une longue amitié. Il avait été un peu étonné que je ne poursuive pas dans la voie de collaborateur parlementaire. Mais il comprenait parfaitement que je ne veuille pas être un “professionnel de la politique”. Comme lui, du reste, qui n’avait jamais cessé d’enseigner et d’écrire. Et quand je suis revenu à la politique, ou plutôt que j’y suis entré pour la première fois en devenant élu local il y 6 ans, avant de devenir “son” maire, il m’a toujours soutenu que j’avais fait le bon choix. Quoi qu’il en soit, il était rare que je reparte de nos rendez-vous au café sans qu’il me recommande un livre, que je m’empressais d’aller acheter.

Dans la famille Weber, chacun développe son talent avec le soutien des autres

En écrivant ces lignes, je repense au premier texte que j’ai écrit pour Henri, il y a vingt ans. J’étais fier de mes tournures. Dès le premier regard, il m’avait pourtant sabré d’un seul trait l’introduction : trop bavarde, pas assez efficace. J’écris que “j’ai écrit” pour Henri mais en réalité, personne n’écrivait pour lui. Il finissait de toute façon par tout réécrire lui-même. Même lorsqu’il s’agissait de commenter l’arrêté d’appellation de “coquille Saint-Jacques” aux pétoncles, peu de sujets lui étant étrangers. Cette manie de tout écrire ou de réécrire moi-même, c’est l’une des choses que, bien malgré moi, je le constate, parfois pour le regretter mais plus souvent pour m’en réjouir, il m’a transmises. La pensée n’est pas indifférente au style dans lequel elle se développe. Le sien était limpide. Il trouverait sûrement à redire à ce texte d’hommage.

On relira Henri Weber pendant longtemps. Il nous a légué une belle et dense bibliothèque. Une vie de livres, pour l’éternité.

3) Un passé commun : « On manque de personnalités comme Henri Weber de nos jours » (entretien avec HABEL Janette)

Figure de la gauche, Henri Weber est mort ce dimanche 26 avril à l’âge de 75 ans, victime du Covid-19. On parle de son parcours, de sa personnalité avec Janette Habel, qui fut son amie malgré les désaccords politiques qu’ils ont pu avoir.

Regards. Comment avez-vous connu Henri Weber ?

Janette Habel. En mai 68 bien sûr ! [Elle réfléchit, NDLR] Je rectifie, avant mai 68, après notre exclusion des étudiants communistes, au moment de la fondation de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) puis de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Mais la période la plus intéressante, c’est mai 68. Henri a joué un rôle très important, notamment sur les barricades et dans les affrontements où il était dans les « troupes de choc » avec Alain Krivine et Daniel Bensaïd [1]. C’était un bon organisateur de ces manifestations. C’est à ce moment-là qu’on s’est connu. Henri a toujours eu un grand talent de pédagogue, d’éducation, d’explication, etc.

Nous avions aussi en commun notre origine juive polonaise. On avait fréquenté les colonies de vacances juives qui partaient de la rue de Paradis. On en riait souvent de ces traditions culturelles, y compris culinaires. Des souvenirs d’enfance... On a ensuite partagé des années à la JCR et à la LCR – rappelons que ces organisations étaient très différentes des autres organisations d’extrême gauche, il y avait un climat extrêmement ouvert de débats internes, avec des courants très différents, mais aussi externes. C’était une expérience exceptionnelle, une solidarité entre la jeunesse révolutionnaire et les ouvriers, la critique du capitalisme, de la société de consommation, de l’ordre moral, et en même temps (et très fortement) la critique de la bureaucratie en URSS. On a partagé tout ça dans les années 60-70. Jusqu’à son départ au PS.

Justement, comment expliquez-vous ce passage du trotskisme révolutionnaire soixante-huitard vers la social-démocratie, le PS et sa direction, les mandats de sénateur et d’eurodéputé ?

Henri avait écrit avec Daniel Bensaïd un livre qui s’intitulait Mai 68 : une répétition générale. Mais la révolution n’est jamais venue. Ça a été pour notre génération vécu comme un tournant, une révision d’un certain nombre d’idées, d’utopies révolutionnaires. C’est cette grande déception, cette désillusion, cet espoir trop grand dans l’idée que, comme en 1917, il y aurait une sorte de Grand Soir en France. À partir de l’élection de Mitterrand en 1981 – et même déjà un peu avant –, Henri a commencé à prendre ses distances jusqu’à ce qu’il rejoigne le PS en 86. Nos désaccords ont alors commencé. Je crois qu’Henri est alors passé à l’idée que seul le marché – malgré ses défauts – pouvait assurer la démocratie et être compatible avec un pluralisme démocratique. Il fallait des réformes, mais aucun bouleversement radical de la société, trop dangereux. Nous avons eu une discussion en 2017, au moment du centenaire de la Révolution d’Octobre, où il m’a dit que 1917 était un coup d’État ! Il avait pris ses distances avec des luttes de libération. Il s’est aussi converti à l’idée que l’Union européenne était le nouvel idéal de la social-démocratie. Mais Henri n’a jamais renié son passé. Alors oui, nous avons eu beaucoup de divergences, de désaccords, mais nous avions gardé des liens amicaux. Il faut dire qu’Henri n’était pas quelqu’un d’agressif, de conflictuel, au contraire, c’était quelqu’un de calme. Il avait une certaine pudeur, beaucoup d’humour et une distanciation vis-à-vis de lui-même et de ses engagements.

« C’est précieux de pouvoir respecter la pluralité de pensées théoriques et politiques, de pouvoir respecter les désaccords. Avec Henri, c’était possible. »

Depuis l’annonce de son décès, les hommages se multiplient à gauche, bien au-delà des rangs socialistes. En quoi une figure comme celle d’Henri Weber a-t-elle su rassembler ainsi, malgré les désaccords politiques que vous évoquiez ?

Il y a trois raisons à cela. D’abord parce que, dans son comportement personnel et militant, c’était quelqu’un qui s’est toujours montré respectueux des autres, quels que soient les désaccords. Il écoutait, il argumentait, mais jamais il n’insultait. Et il n’était pas rancunier. Il a pu être violemment agressé, accusé, mais n’a jamais répondu sur ce terrain-à, n’a jamais riposté. Par ailleurs, c’était quelqu’un de cultivé. Il faut dire que les formations politiques et théoriques de la LCR étaient d’un niveau très élevé, avec en plus un consensus pluraliste. Henri a été formé, comme nous tous, dans ce cadre-là. Mais même au PS, il a toujours eu un niveau politique plus important, toujours avec le souci de la formation, de l’éducation.

Autre chose, s’il a changé d’idées, il n’a pas craché sur son passé. Dans son dernier livre, Rebelle jeunesse, il a revendiqué son passé, mai 68, y compris les erreurs que nous avions pu commettre, rien n’a été sali. Ça, c’est très important. Enfin, Henri était quelqu’un de fidèle. Fidèle en amitié – il était toujours disponible si l’on avait besoin de son aide ou d’un service – mais aussi en politique. Il est quand même resté au PS en dépit de la grande crise d’après 2017 ! Une anecdote : quand il a écrit Rebelle jeunesse, on a dîné ensemble chez lui. Je lui ai demandé s’il était déjà en train d’écrire le deuxième tome sur le PS. Il m’avait répondu : « Il faut attendre. En politique, ça finit toujours par aller mieux. » Il n’aura pas écrit ce deuxième tome… Mais pour dire qu’Henri était fondamentalement optimiste et d’une grande sérénité. Voilà pourquoi il était si respecté.

En quoi est-ce précieux d’avoir, à gauche, ce genre de personnalité ? En manque-t-on de nos jours ?

Oui, c’est précieux. Précieux de pouvoir respecter la pluralité de pensées théoriques et politiques, de pouvoir respecter les désaccords. Avec Henri, on pouvait s’engueuler, mais je n’ai pas le souvenir de l’avoir vu une seule fois en colère. Il a gardé jusqu’à la fin des liens avec Alain Krivine, Daniel Bensaïd, nous tous. Ça manque aujourd’hui, des personnalités comme celle-là, mais surtout d’espaces de dialogue, de pluralisme et de respect, au-delà des divergences, des désaccords. L’époque que nous vivons est tellement difficile qu’on ne peut se permettre de se passer de ces choses-là. Avec Henri, c’était possible.

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

4) Disparition de Henri Weber : ​"Adieu, noble frère"

Source : https://www.marianne.net/debattons/...

Quand on regarde les photos de mai 68, une chose frappe de prime abord : Henri Weber était le Jim Morrison du gauchisme. Magnifique comme une star de rock. Mais, pour qui le connaissait, sans les failles existentielles ni le narcissisme des beaux gosses qui se regardent vivre. Gérard Miller a dit de lui qu’il n’avait pas d’inconscient.

Il était profond et drôle, sérieux et bambochard, engagé et détaché, le plus charmant des compagnons de virée, de dîner, de débat par son naturel jovial, ses bons mots, ses saillies toujours intelligentes et tempérées, son art oratoire, sa curiosité de tout et son attention à chacun. Une juvénilité que les ans ni les drames n’atteignaient, lui qui savait pourtant dans sa chair que non seulement l’histoire mais l’existence même sont tragiques.

PARE-FEU CONTRE LE SNOBISME

Il avait mis bien du talent dans ses œuvres : agitateur de mai 68, intellectuel organique du parti socialiste, homme politique, essayiste. Mais surtout du génie dans sa vie, animant autour de lui, avec son inséparable épouse, Fabienne Servan-Schreiber avec laquelle il formait un couple solaire, un salon nomade et décontracté, fraternité de femmes et d’hommes de tous horizons et de toutes idées (surtout de gauche cependant) qui aimaient échanger gaiement des concepts et faire sérieusement la java.

Il égayait de ses bons mots tout rassemblement de plus d’une personne, avec cette intonation de titi parisien qu’il surjouait si nécessaire, comme un pare-feu contre le snobisme.

Il était né en 1944 à Léninabad, dans le Tadjikistan, où les autorités soviétiques avaient déporté sa famille fuyant l’invasion nazie de la Pologne. Il avait grandi dans le Belleville populaire de l’immédiate après-guerre. Son père était horloger. Il avait transmis à Henri la double révérence du Yiddishland et de l’aristocratie ouvrière pour le livre et les choses de l’esprit.

DE LA RÉVOLUTION AU RÉFORMISME

Figure de Mai 68, fondateur de la JCR avec Alain Krivine, devenu universitaire à Vincennes, plus tard dirigeant du Parti socialiste, sénateur puis député européen, Henri Weber était passé de la révolution au réformisme. Mais il n’avait pas semé au passage son idéal de justice : la sociale démocratie était à ses yeux la poursuite de l’exigence de sa jeunesse par d’autres moyens, plus sûrs et plus libres.

Pour les générations d’aujourd’hui, le trotskisme est aussi éloigné et brumeux que les grottes de Lascaux. Mais ce fut, en tous les cas dans le courant incarnée par A.Krivine, par Henri, par D. Bensaïd, par E. Plenel et tant d’autres, non seulement une fabrique à rêves de justice mais encore à espoirs d’émancipation, pour la jeunesse contre le paternalisme, pour les femmes contre le patriarcat, pour les homosexuels contre le puritanisme, pour les étrangers contre le racisme… Il y avait dans la LCR, puisée aux sources du combat contre l’ordre moral stalinien, la matrice du « libéralisme culturel » que toute la société allait bientôt embrasser.

Par sa curiosité dénuée de tout préjugé, sa tolérance à l’altérité d’opinion ou d’existence, lui qui fut à la fois le disciple d’Ernest Mandel et l’élève de Raymond Aron, Henri exprimait plus que tout autre dans sa vie même ce goût pour la liberté.

MÉRITE RÉPUBLICAIN

Intellectuel d’action, il était l’un des derniers représentants de ces juifs d’Europe centrale et orientale qui, à partir des années 20, fournirent au Komintern d’abord et au trotskisme ensuite ses militants les plus fidèles et ses activistes les plus audacieux. Sortis du Ghetto juif par la fraternité marxiste-léniniste, ils y laïcisaient l’exigence de justice et l’espérance millénariste hérités de leurs pères. Nombre d’entre eux ensuite, comme Henri lui-même, tirant la leçon des échecs, des erreurs et des horreurs à quoi l’idéal communiste avait conduit, épousèrent avec ferveur la cause du progressisme dans le cadre d’une démocratie libérale qu’ils vénéraient désormais après l’avoir tant combattue.

Henri Weber aurait pu servir de mètre étalon au musée de Sèvres du mérite républicain. Une société tolérante à ses enfants d’où qu’ils viennent et quelque opinion qu’ils professent, capable de faire du fils d’un horloger apatride de Belleville qui parlait à peine le français, un maître de conférence en philosophie de l’Université. Et du patron du service d’ordre de la Ligue qui commanda (tous derrière et lui devant) nombre d’assauts contre les militants d’extrême-droite et les forces de l’ordre, un sénateur puis un député au Parlement de Strasbourg. La France est bénévole pour ses enfants les plus talentueux et Henri fut l’un d’entre eux. Ses noces avec le pays de Victor Hugo et d’Emile Zola furent un mariage du cœur que rien ne vînt jamais troubler, lui qui récitait Racine et chantait Aragon.

D’UNE LOYAUTÉ SANS FAILLE

Il restera d’Henri une vingtaine de livres. Toutefois, à la manière de Lucien Herr avec les socialistes de la fin des années 1800, l’essentiel de sa contribution aura été la formation intellectuelle et politique de générations politiques successives aux destins ensuite foisonnants.

Et puis il restera l’impression ineffaçable dans le cœur de ceux qui l’ont connu. Avoir été au nombre de ses amis est un privilège inestimable dans la vie d’un homme tant il irradiait d’une lumière douce et chaleureuse. Point austère, bon vivant, grand cœur. Pas une once de méchanceté, zéro jalousie, pas tordu pour un sou. D’un incroyable naturel. Aucune des névroses communes, ni parano, ni susceptible. Aucune petitesse. D’une loyauté sans faille, d’une fidélité sans ombre. Jamais compliqué. Tellement amusant, Henri. Qu’est-ce qu’on a ri ! Se réjouissant des succès des autres, présent dans les moments difficiles. Et insensible, dans l’amitié, à la sinusoïdale de la fortune et de la défaveur. Facile à vivre, toujours allant, toujours partant. Aplanisseur de difficultés. Générateur de climat favorable. Un magicien de l’existence alors même qu’il avait traversé d’épouvantables tragédies intimes. Quelle chance de l’avoir connu et fréquenté et aimé. Nul n’est irremplaçable dit-on ? Si, Henri Weber.

LES BELLES PERSONNES NE DISPARAISSENT JAMAIS

Et moi et les miens qui formons avec Fabienne et leurs enfants Matthias, Clémence et Inès, une seule et même famille, sommes inconsolables.

Les belles personnes ne disparaissent jamais. Elles demeurent dans le Panthéon intime de ceux qui les ont admirées.

Dans les cortèges de notre jeunesse où Henri était le coryphée, nous reprenions, pour appeler les morts, les scansions funèbres de l’Unitad Popular chilienne. Le chef de cœur criait le nom du défunt et la foule reprenait : « Presente, a hora y siempre ». Cette nuit, à l’unisson sans doute des centaines de ceux qui l’ont aimé, j’ai crié pour moi-même : « Companero Henri Weber, presente, ahora y siempre ».


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