Avec le covid19... Tous les dogmes ont été pulvérisés

lundi 4 mai 2020.
 

Le pre­mier fac­teur de dif­fu­sion de la mala­die semble avoir été le modèle mon­dia­liste lui-même. Cette crise est-elle la plus radi­cale remise en ques­tion du dogme libé­ral ?

Il faut se garder d’être trop péremp­toire. Les pan­dé­mies sont ancien­nes et il est arrivé plus d’une fois que les bateaux ramè­nent la peste. Celle d’Athènes (430/426 av. J.-C.) rap­por­tée par Thucydide et évoquée par Lucrèce à la fin de son traité De la Nature n’était pas un pro­duit de la mon­dia­li­sa­tion, mais un pro­duit du com­merce, comme le furent sou­vent les gran­des épidémies qui ont suivi. Mais il est clair que le modèle mon­dia­liste a consi­dé­ra­ble­ment fra­gi­lisé nos socié­tés. Que des béné­vo­les doi­vent coudre des sur­blou­ses pour les per­son­nels soi­gnants, c’est un peu étrange au moment où le gou­ver­ne­ment donne le feu vert pour la « 5G ». L’inten­sité des trans­ports de mar­chan­di­ses et de voya­geurs répand le mal sur la pla­nète toute entière en quel­ques semai­nes. Les réac­tions des gou­ver­ne­ments, pris de pani­que, ont, en revan­che porté un coup au modèle mon­dia­liste. Tous les dogmes ont été pul­vé­ri­sés par ceux-là mêmes qui s’en fai­saient il y a quel­ques semai­nes les plus viru­lents thu­ri­fé­rai­res. La fer­me­ture des fron­tiè­res, l’arrêt d’une très grande part du com­merce mon­dial et l’inter­ven­tion mas­sive des États dans les économies, tout cela était déjà dans l’air du temps : depuis un moment, le « néo­li­bé­ra­lisme » n’avait plus vrai­ment le vent en poupe — pour s’en rendre compte il suffit de com­pa­rer Boris Johnson à Margaret Thatcher. Mais, tout s’est pré­ci­pité (au sens d’un pré­ci­pité chi­mi­que) et cela sous l’effet d’une épidémie qui, pour l’heure, semble moins grave que la grippe de Hong Kong de 1968-69 (plus d’un mil­lion de morts). Voilà qui donne beau­coup à réflé­chir.

Que vous ins­pi­rent les appels à une « démon­dia­li­sa­tion » ?

La « démon­dia­li­sa­tion » cela paraît sédui­sant. Mais c’est un peu flou ! Que chaque nation retrouve cette autar­cie mini­male qui garan­tit sa liberté, on peut le sou­hai­ter. Produire « à la maison », ce dont on a besoin en cas d’urgence, c’est-à-dire ce qui permet de vivre et de se soi­gner, cela semble élémentaire. L’Allemagne, qui a gardé un large tissu indus­triel peut pro­duire ce qui lui est néces­saire en cas de crise quand en France on attend les mas­ques chi­nois que les Américains nous déro­bent sur le tarmac de tel aéro­port inter­na­tio­nal… Mais la « démon­dia­li­sa­tion » signi­fie­rait aussi, si elle était autre chose qu’un slogan, un chan­ge­ment radi­cal de nos modes de consom­ma­tion, de nos modes de vie. Produire des biens dura­bles (pas de la came­lote obso­lète en quel­ques mois), renon­cer à quel­ques-unes de nos folies tech­ni­cien­nes, redon­ner sa place au tra­vail, au tra­vail maté­riel, celui qui met en œuvre les mains et les corps et la tête et non pas cette pyra­mide de « bull­shit jobs » si bien décrits par David Graeber, voilà des consé­quen­ces pré­vi­si­bles d’une « vraie » démon­dia­li­sa­tion. La « mon­dia­li­sa­tion » fonc­tionne sur une société dro­guée à la consom­ma­tion. Le « démon­dia­li­sa­tion » sup­po­se­rait une cure de désin­toxi­ca­tion alors même que nous aimons notre drogue. Pour que ça marche, il fau­drait ni plus ni moins qu’une révo­lu­tion des struc­tu­res socia­les et des men­ta­li­tés.

Les poli­ti­ques et les médias doi­vent reconnaî­tre l’impor­tance des clas­ses « popu­lai­res et labo­rieu­ses ». Elles font actuel­le­ment tour­ner le pays malgré les dif­fi­cultés et les ris­ques liés à la situa­tion. Comment la France péri­phé­ri­que et popu­laire pour­rait évoluer après cette épreuve ?

C’est la « France des ronds-points » qui a fait tenir le pays. Ce n’est pas une popu­liste d’extrême gauche qui le dit, mais Mme Rachida Dati. Tout le monde a les yeux bra­qués sur ces clas­ses mépri­sées et mal payées qui sont indis­pen­sa­bles. En même temps, on s’aper­çoit que des tas de per­son­na­ges très impor­tants, des conseillers, des audi­teurs, des « coa­ches », des « mana­gers », etc. sont par­fai­te­ment inu­ti­les. Ils peu­vent rester chez eux et envoyer des mails. Mais ils res­te­raient cou­chés ou se remet­traient à lire de la lit­té­ra­ture clas­si­que, per­sonne ne le ver­rait. Bernard Maris avait dit un jour qu’il n’y avait que trois pro­fes­sions indis­pen­sa­bles, les pay­sans pour se nour­rir, les méde­cins et per­son­nels soi­gnants pour soi­gner les mala­des et les pro­fes­seurs pour trans­met­tre l’ins­truc­tion. Nous y sommes en rajou­tant les livreurs, les éboueurs, les cais­siè­res. Toute cette idée de « l’économie de la connais­sance » ou de « l’économie numé­ri­que », de la « nou­velle pro­duc­tion de valeur », toute cette idéo­lo­gie s’est effon­drée, sous nos yeux, en quel­ques jours. Le réel fait un retour brutal et impi­toya­ble. C’est pour­quoi les diri­geants ont la « péto­che » : com­ment ren­voyer à leur « néant social », les petits et les sans-grades, tous ces gens qu’on a mépri­sés si long­temps, ceux qui « clo­pent » et rou­lent au gazole, bref le peuple des « gilets jaunes » ? Les clas­ses aisées se sont réfu­giées « chez les ploucs » pour échapper au confi­ne­ment à Paris, mais elles n’atten­dent que le moment de retour­ner chez elles et de repren­dre leur vie tré­pi­dante. Mais rien ne garan­tit que ça pas­sera comme ça. On applau­dit les soi­gnants… Mais demain, ils deman­de­ront des comp­tes. La répu­bli­que pour­rait deve­nir « tumul­tuaire » et il me semble « qu’en haut » ils en sont très cons­cients et de sour­des que­rel­les oppo­sent les uns et les autres sur la manière d’affron­ter le mou­ve­ment popu­laire qui vient.

La menace d’une crise économique grave vous semble être une pos­si­bi­lité dan­ge­reuse pour le sys­tème capi­ta­liste ? Assisterons-nous à un effon­dre­ment ou juste à un réa­jus­te­ment de sa domi­na­tion ?

Je fais partie de ceux consi­dè­rent que le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste s’effon­drera parce qu’il repose un prin­cipe fou : celui de la crois­sance illi­mi­tée de l’accu­mu­la­tion du capi­tal. Ce que cela don­nera après, je n’ai pas la moin­dre idée. La conjonc­tion de la crise écologique, de la crise démo­gra­phi­que et de la crise de surac­cu­mu­la­tion du capi­tal mène à la catas­tro­phe. Il me semble que c’est ce mou­ve­ment-là qui est sous-jacent à la crise sani­taire. Les capi­ta­lis­tes n’ont pas inventé le coro­na­vi­rus, mais ils sai­sis­sent l’occa­sion pour tenter de rebat­tre les cartes. D’habi­tude, on fai­sait par une guerre mon­diale : on en a eu trois, si on veut bien consi­dé­rer que la guerre froide est une guerre mon­diale par les gigan­tes­ques dépen­ses d’arme­ment qu’elle a engen­drées et les guer­res loca­les meur­triè­res qui l’ont mar­quée. L’idée d’une « bonne guerre » est, on le sait, bien pré­sente dans les crânes de cer­tains diri­geants — états-uniens en par­ti­cu­lier. Et elle est d’autant plus ten­tante que les États-Unis ont perdu leur hégé­mo­nie abso­lue et qu’avec la Chine et les autres pays asia­ti­ques comme la Corée, le centre de l’économie-monde s’est bien déplacé quel­que part dans la mer de Chine. Les clas­ses domi­nan­tes peu­vent encore réa­jus­ter leur domi­na­tion, mais cela se fera dans la dou­leur et rien ne sera résolu, sauf à trans­for­mer la Terre en une vaste dys­to­pie, avec à la clé la dis­pa­ri­tion de quel­ques mil­liards d’humains.

« Socialisme ou bar­ba­rie » semble être la ques­tion cen­trale de « l’après ». Mais quelle forme de socia­lisme serait pour vous l’alter­na­tive ?

« Socialisme ou bar­ba­rie », en effet. Rosa reste d’actua­lité — y com­pris avec sa théo­rie de l’effon­dre­ment. Mais quel socia­lisme ? La ques­tion reste entière. Fort heu­reu­se­ment, nous ne par­tons pas de rien. Nous avons cons­truit des « mor­ceaux de socia­lisme » au sein même de la société capi­ta­liste, du moins la société domi­née par le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste. Par exem­ple le sys­tème de la sécu­rité sociale (chacun contri­bue selon ses capa­ci­tés et chacun reçoit selon ses besoins), c’est du com­mu­nisme à l’état pur, tel que Marx l’avait pensé. Des pans entiers de nos besoins quo­ti­diens sont cou­verts par un sys­tème étatique et des ser­vi­ces publics : école, trans­ports, etc. Tout cela a été bien endom­magé, mais il y en a encore de beaux restes. Mais répa­rer ce qui a été cassé ne suf­fira pas. Il faudra aussi étendre ces ser­vi­ces publics pour en faire un des moyens prin­ci­paux pour pro­mou­voir une société plus égalitaire. Mon ami Tony Andréani a beau­coup écrit sur les « modè­les de socia­lisme » et je crois que son tra­vail nous serait très pro­fi­ta­ble aujourd’hui (voir par exem­ple Le Socialisme est (à)venir, éditions Syllepse, 2001). Mais il y a un point assez déci­sif : la ques­tion du pou­voir poli­ti­que. Nous devons poser clai­re­ment la ques­tion, la vieille ques­tion « marxiste » : com­ment briser la machine bureau­cra­ti­que de l’État « bour­geois » ? Plus le pou­voir est proche de petit peuple et plus il est sen­si­ble à sa pres­sion. Aller vers une démo­cra­tie plus « directe », donner ou redon­ner aux com­mu­nes et aux dépar­te­ments de larges pou­voirs, sup­pri­mer le corps pré­fec­to­ral, reve­nir à un régime par­le­men­taire réel, cela nous ferait faire un grand pas en avant vers le socia­lisme. Il y a une quin­zaine d’années, j’avais tenté de penser ce que devrait être une « répu­bli­que sociale » (voir mon livre Revivre la République, Armand Colin, 2005) et c’est, à mon avis dans cette voie qu’on devrait s’enga­ger. Tout cela n’a plus rien à voir avec la droite ni la gauche. C’est le bas contre le haut, le peuple, contre les grands — pour parler comme Machiavel — mais aussi la « décence com­mune » contre l’illi­mi­ta­tion du capi­ta­lisme. Inutile de faire la course au radi­ca­lisme (plus radi­cal que moi tu meurs !) comme on en a sou­vent eu l’occa­sion de ce pays. S’en tenir à ce que tout le monde peut com­pren­dre, et peut tenir pour pos­si­ble, cons­truire un socia­lisme par en bas et pas un beau plan conçu par des « ingé­nieurs sociaux », c’est quel­que chose qui sera néces­sai­re­ment à l’ordre du jour quand les gens pour­ront se regrou­per, se parler, mani­fes­ter, etc. Les « jours heu­reux » ne vien­dront pas de l’exper­tise des experts et du savoir des sachants, mais du peuple d’en bas.

J’ai une question personnelle à vous soumettre. Pensez-vous que la domination que subit le « prolétariat » (au sens contemporain du terme, c’est-à-dire plus de précarité) est le fruit d’un manque en son sein ? Manque intellectuel et conceptuel qui brise toute conscience de sa force ? Le populisme est-il pour cela son expression ?

On ne peut pas faire comme si le mouvement ouvrier n’avait pas d’histoire. Il y a maintenant près de deux siècles de luttes ouvrières (on peut partir des canuts lyonnais et peut-être avant). Ces deux siècles ont permis une importante amélioration de la condition absolue et relative du prolétariat. Des institutions ouvrières ont été créées que plus personne ne songerait à mettre en question — songeons que les mutuelles ont été longtemps illégales France, en vertu de la loi Le Chapelier ! Tout cela n’est pas rien ! Mais la révolution n’a pas eu lieu. Il y eut de nombreux soulèvements à caractère révolutionnaire (juin 1848, la commune, octobre 17, révolution allemande de1919-1923, 1936, 1945, 1956 en Hongrie, 1968 en Tchécoslovaquie…) et j’en oublie. La Commune, c’était trop tôt : pas de parti, isolement des Parisiens, etc. Mais après ? J’ai souvent cité ce passage de la Grammaire des civilisations de Fernand Braudel qui considère que la social-démocratie en se ralliant à la guerre en 1914 a manqué l’occasion historique. Elle pouvait prendre le pouvoir et ne l’a pas fait. Mais exactement comme le PC allemand en 1923. Tout cela pose une vraie question : l’analyse de Marx sur le capital est profondément juste, mais on ne peut pas en déduire que la classe ouvrière peut s’ériger en classe dominante. Costanzo Preve le dit bien : les classes dominées ne peuvent pas devenir dominantes ! Il y a une sorte d’évidence dans cette affirmation qui mériterait qu’on s’y attarde. Quand la bourgeoisie s’est installée dans la société féodale, elle était déjà une classe dominante en conflit avec une autre classe dominante. Pour les prolétaires, c’est tout autre chose : ils peuvent instituer des organisations (syndicats, mutuelles, municipalités socialistes, etc.), mais ceux qui assument la direction de ces organisations ne sont plus des ouvriers. La loi d’airain de l’oligarchie, selon Roberto Michels, est impitoyable. Il y a deux penseurs qui ont eu l’intuition de cela : Lénine et Gramsci et tous deux estiment qu’en vérité c’est un bloc social, celui des ouvriers et intellectuels bourgeois pour Lénine, le bloc historique de Gramsci, qui, seul, prétendre à renverser l’ordre existant. Un bloc qui pourrait regrouper les salariés, les travailleurs indépendants, le « popolo minuto » de Machiavel et les intellectuels qui refusent de trahir leur fonction d’intellectuels qui pourront devenir avec d’autres des « intellectuels organiques ». Dans les « gilets jaunes », on a vu, dans la plus grande des confusions, la naissance possible d’un tel mouvement. Et aucun parti n’a saisi ce qui se passait, ni la France Insoumise, ni quiconque d’autre. Pour le RN, il aurait fallu devenir vraiment un parti populaire et dire clairement non à ses vieilles attaches bourgeoises. Pour LFI, il aurait fallu admettre qu’un bon électeur du RN pouvait être un bon gars dans la lutte, bien meilleur que les « jeunes urbains » ou les proto-indigénistes qui forment le cœur de cible de LFI. Mais cela reviendra, nécessairement. Et d’autant plus sûrement que la « classe moyenne » est condamnée. L’« intelligence artificielle » va automatiser beaucoup de tâches occupées par les employés, cadres moyens et mêmes cadres supérieurs. Il restera de la place pour les assistantes à domicile ou les livreurs de pizza, mais toutes ces classes de gens qui gagnent en 2000 et 4000 € vont être ravagés. Et alors la colère pourra se déployer d’autant plus sûrement qu’on va prolétariser toute une classe éduquée et que les non éduqués s’éduquent très vite quand la nécessité est là.

Le mot « populisme » est galvaudé. C’est dommage. Le populisme est l’avenir. Un populisme prolétarien au sens le plus large du terme — un travailleur indépendant est souvent un prolétaire qui n’a rien d’autre à vendre que sa force de travail, mais qui possède sa « kangoo » et sa boîte à outils pour aller travailler.

Le mouvement ouvrier marxiste pur – version léniniste ou trotskiste est à peu près mort. Mais le sujet révolutionnaire est déjà là.

* Denis Collin — AVRIL 2020


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