Victoire électorale de la droite nationale libérale islamiste en Turquie (22 juillet 2007)

samedi 25 juillet 2020.
 

Des élections législatives anticipées avaient été convoquées pour ce 22 juillet en Turquie afin de dénouer la crise politique qui secouait le pays.

Les télévisions nous avaient montré ces derniers mois d’énormes manifestations réunies avec le soutien de l’armée sous la bannière de Kemal Ataturk par des associations kémalistes ancrées à droite, le parti social-démocrate assez nationaliste et l’extrême droite. Cette mobilisation contre le gouvernement islamiste n’a pas débouché sur une victoire électorale.

Le verdict des urnes a été sans appel : la droite libérale islamiste de l’AKP a largement gagné. En 2002, elle avait recueilli 34% des suffrages ; en 2007 : 46,4%. En Turquie, c’est la deuxième fois en 50 ans qu’un parti au pouvoir améliore son score à l’occasion d’un nouveau scrutin.

A titre personnel, je suis très inquiet de ce glissement de la société turque dans un sens nationaliste, libéral et religieux. Il s’agit du même sources que le fascisme des années 1930 en Europe. Je crains pour le moins, une répression terrible des Kurdes et des progressistes, pour le pire un poids politique ultra-conservateur de la Turquie sur le Moyen-Orient et le monde arabo-musulman.

Pourquoi ce succès de la droite libérale islamiste ?

Dans sa majorité, le patronat turc est satisfait par la politique de l’AKP ( Parti de la justice et du développement) et ne veut pas d’un retour de l’armée. Aussi, la victoire écrasante du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a été saluée lundi par la Bourse d’Istanbul, son indice des valeurs vedettes clôturant sur un record historique à 55.625,44 points. La posture guerrière nationaliste de l’opposition ne pouvait qu’effrayer les milieux d’affaires, en particulier en Anatolie où l’armée vient de déployer 500 000 soldats.

Ce soutien d’une grosse partie du patronat fait de l’AKP une sorte de parti libéral islamiste pragmatique qu’il ne faut absolument pas confondre avec le GIA algérien ou les talibans afghans. Avec son positionnement actuel, l’AKP peut représenter une référence pour une partie des classes dominantes des pays majoritairement musulmans.

Les deux grands partis d’opposition ( CHP social-démocrate et MHP kémaliste) ont mené campagne sur la laïcité mais aussi sur un discours nationaliste, guerrier et profondément anti-démocratique vis à vis des revendications kurdes. Le MHP demande une intervention militaire au kurdistan irakien et le rétablissement de la peine de mort ; or, beaucoup de Turcs savent ce que l’obstination nationaliste répressive anti-kurde a déjà coûté à leur pays.

En menaçant officiellement d’une intervention militaire en cas de victoire islamiste suivie de l’élection d’un président issu de ce courant, l’armée a braqué contre elle des milieux démocrates qui ont plus souffert lorsque l’armée était au pouvoir que depuis l’arrivée au gouvernement des islamistes.

D’après Jean Marcou, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, " L’AKP a réussi à sortir la campagne de l’affrontement dont elle était issue. Erdogan a fait une campagne ciblée sur M. Tout le monde, axée sur la vie quotidienne et vantant les résultats économiques du gouvernement. L’AKP a bien compris qu’il fallait élargir sa base électorale pour devenir un parti populaire". Face à cela, le discours républicain abstrait, non lié aux revendications sociales, de l’opposition "kémalo- socialdémocrate" n’a servi qu’à renforcer le nationalisme kémaliste.

Quelques autres remarques

Le principal parti d’opposition pro-laïque, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate, membre de l’Internationale Socialiste), recueille 20,8% des suffrages à peu près le même score qu’en 2002 (19 %) et aura 112 députés. Dans certaines villes où il a impulsé les grandes manifestations du printemps comme Izmir, il représente une gauche laïque au sens français.

Le Parti kémaliste de l’action nationaliste (MHP), allié au CHP, fait son retour au Parlement avec 14,2% des voix et 71 députés. Comme prévu, c’est lui le grand gagnant des immenses manifestations du printemps. Il surfe sur la peur de la mondialisation libérale parmi les couches précarisées par un discours très nationaliste. Les medias n’ont pas assez insisté sur ce dernier point ; certains de ses cadres peuvent être caractérisés d’extrême droite.

Les partis de gauche, à savoir l’EMEP, le Parti pour une société démocratique (DTP, pro-kurde) et le Parti démocratique socialiste (SDP) se sont groupés, ne serait-ce que pour approcher le seuil de 10% des voix nécessaire pour siéger au Parlement. Ils soutenaient aussi quelques "candidats indépendants" sur des secteurs gagnables car ceux-ci ne sont pas concernés par la barre des 10% nationaux. L’élection de femmes comme Leyla Zana (10 ans de prison) et Sebahat Tuncel (actuellement en prison) parmi les 24 élus kurdes représente une satisfaction.

Il suffit d’avoir vu Erdogan faire sa première déclaration sur les résultats avec son épouse voilée à ses côtés à la tribune pour qu’un militant de gauche comprenne que notre camp n’a pas gagné dimanche en Turquie. Cependant, l’alliance des kémalistes (MHP) alliés au parti prétendu social-démocrate ne vaut pas plus.

Conclusion provisoire

Les raisons de la crise politique du printemps ne sont absolument pas réglées. Avec l’entrée des kémalistes violemment anti kurdes au Parlement, on peut même considérer qu’elles se sont aggravées.

Les grandes manifestations du printemps présentaient des aspects positifs ; elles prouvaient la force des convictions laïques en Turquie, mais une laïcité souvent nationaliste qui pue le risque de dictature militaire pro-américaine ; aussi, ces manifestations auront peut-être des conséquences essentiellement négatives. En renforçant les "nationalistes républicains" liés à l’armée, elles ont peut-être précipité le moment où celle-ci va décider de revenir à l’avant-scène.

Face aux voiles islamiques et aux bruits de bottes nationalistes, la gauche turque va avoir du mal à faire entendre une voix démocratique et sociale.

Notre solidarité internationaliste doit surtout rester vigilante face aux logiques racistes et totalitaires du pouvoir turc vis à vis des Kurdes.

Jacques Serieys, le 24 juillet 2007


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